Alors que s’amorçait une carrière socialement prometteuse et une œuvre plutôt conventionnelle, Louis Soutter (1871-1942) a été victime — ou bénéficiaire ? — d’une brisure existentielle qui l’a dépossédé de tout, femme, carrière, fortune, et condamné à passer l’essentiel de sa vie à l’asile. Mais cette désaffection sociale se traduira par une extraordinaire libération artistique, qui l’amènera à produire dans une quasi-clandestinité une œuvre qui le range parmi les artistes majeurs du XXe siècle — et qui conduit à l’hypothèse d’une folie non pathologique.
L’historien et sociologue de l’art Pierre Francastel se plaisait à déclarer qu’il était devenu absurde d’écrire aujourd’hui une monographie d’artiste. Il entendait par là que l’ethnologie structurale, la sociologie, la psychanalyse, la linguistique telles qu’elles se sont développées depuis un demi-siècle ont périmé la conception de l’individu créateur comme origine absolue et souveraine de l’œuvre d’art. Dès lors, il conviendrait de recourir à des unités d’analyse plus pertinentes.
M. Thévoz a éprouvé maintes fois la justesse de cette remarque au cours de son travail, qui en est la démonstration. En effet, il a constamment « débordé » son sujet. Ses analyses peuvent s’appliquer parfois à d’autres œuvres, ou elles posent des problèmes plus généraux. Pourquoi alors s’être obstiné à traiter d’un artiste ? Précisément parce que, avec Soutter, nous avons affaire à un cas particulièrement « centrifuge », réfractaire plus que tout autre aux catégories et aux procédures de l’esthétique, plus apte aussi à nous entraîner vers des digressions fertiles. Aussi pourrions-nous dire à la manière de Magritte : ceci n’est pas une monographie.
La première partie de cette étude, intitulée « Le suicide antérieur », a un caractère documentaire et méthodologique. Elle commence par une biographie, dans laquelle sont insérés de nombreux témoignages directs de personnes qui ont connu Louis Soutter. Étant donné l’importance que peuvent prendre certaines déterminations psychologiques ou sociologiques en l’occurrence, sont rassemblés le maximum de renseignements.
Dans le deuxième chapitre de cette première partie, est proposée une première interprétation psychologique et sociologique de ces documents, en marquant bien que, dans un cas aussi complexe, il ne saurait s’agir que de conjectures. Enfin, à travers la lecture critique des ouvrages et des textes déjà parus sur Louis Soutter, est esquissé une vue d’ensemble de l’œuvre et l’auteur pose le problème de ses liaisons avec la tradition et le contexte artistiques, en ajoutant quelques considérations méthodologiques.
La seconde partie, intitulée « L’écriture du désir », est consacrée à l’étude de l’élaboration graphique et des agents plastiques. Il met en évidence l’origine psychomotrice de la ligne, les rapports de l’espace imaginaire avec celui du corps propre, la structure anagrammatique des figures, et l’analogie entre la scénographie des dessins et celle du rêve.
Dans la troisième partie, « La figure et le texte », M. Thévoz commence par un recensement iconographique des principaux thèmes. Puis il s’attache à faire ressortir leur convertibilité métaphorique, ainsi que l’action sous-jacente de certains schèmes « préfiguratifs » qui assurent cette convertibilité. Enfin, après une analyse des rapports complexes entre les figures et les inscriptions, il montre que la production de Soutter dans son ensemble peut être assimilée à une écriture plastique indéfiniment expansive : son origine se perd dans les ténèbres psychophysiologiques, et elle poursuit son mouvement au-delà du dessin proprement dit dans la lecture qu’elle engage. Aussi excède-t-elle et met-elle en question les termes sur lesquels s’articule ordinairement l’analyse esthétique : l’œuvre, l’artiste, le réel.
Les auteurs
Michel Thévoz est né en 1936 à Lausanne. Philosophe et historien de l’art proche de Dubuffet, il a été conservateur de la Collection de l’Art Brut depuis sa fondation en 1976 et jusqu’en 2001. Il a publié une trentaine d’ouvrages, notamment sur l’art des fous, le suicide, le spiritisme, l’infamie, le reflet des miroirs, la pathologie du cadre et le « syndrome vaudois ».
Presse
Annabelle Hautecontre, Le salon littéraire
Hélène Yvonne Meynaud, Le Monde diplomatique
Christian Rosset, Diacritik
Extraits
Tout le paradoxe de la création chez Soutter est dans cette formule : L’œil intellectuel dans le délire. Délirer : écarter ce qui vient le plus naturellement et le plus spontanément sous la main : la forme apprise, lisible et convaincante, c’est- à-dire la formule, le modèle culturel, le stéréotype, le leurre. L’artiste doit travailler à s’affranchir de ce langage complice ou complaisant, qui bloque l’expression vive. Il doit divaguer ou dériver en se confiant au libre mouvement des lignes. Des formes qui n’ont pas été appelées doivent pourtant surgir de sa main, comme si celle-ci était prise d’une crampe active. L’œil intellectuel : l’artiste reste néanmoins à l’affût d’un résultat qui ne peut survenir qu’à la faveur d’une inattention inspirée. Il ne doit pas manquer le moment où se dessineront des figures qui auraient échappé par principe à toute élaboration concertée. Soutter est tour à tour auteur et spectateur de son dessin ; il se produit une induction mutuelle et une relance incessante entre l’imagination et la configuration graphique, sans qu’intervienne aucune concertation. L’artiste et son dessin communiquent comme le feraient deux inconscients, déjouant les prescriptions de la volonté et la vigilance de la censure.
Cela nous aide à comprendre pourquoi Soutter dessinait fréquemment de la main gauche, quelles que soient les explications qu’il a lui-même données. Il déclarait par exemple qu’il s’agissait d’une gymnastique manuelle pour exercer son poignet de violoniste. Il en faisait aussi une simple performance, comme l’indiquent certaines inscriptions. Cependant, il lui est arrivé de dire : Il y a plus d’âme dans la main gauche. Il donne à ce propos une explication singulière, écrite de la main gauche précisément et tracée à l’envers, de droite à gauche, de sorte qu’il faut déchiffrer l’inscription avec un miroir : Ce soir j’écris avec la main gauche cette première lettre. J’espère réussir après quelques semaines. La lettre peut se lire en tournant la feuille dans la transparence. L’utilité de cet essai est de rendre le cerveau plus équilibré et de susciter des idées nouvelles, des événements inquiétants jusqu’à aujourd’hui – la radiophonie est onde perceptible aux nouveaux cerveaux plus parfaits.
On aurait tort de congédier cette théorie « médiumnique » en la mettant au compte du désordre mental. Paul Klee, qui dessinait souvent lui aussi de la main gauche, disait à ses élèves : Exercez votre main, de préférence les deux mains. La gauche n’écrit pas comme la droite ; elle est moins habile, aussi arrive-t-il qu’elle rende de meilleurs services. La droite écrit plus naturellement, la gauche trace des hiéroglyphes.