Saint Antoine, l’ermite du désert égyptien, a fasciné l’Occident. Que faisait-il donc dans ce tombeau, dans ce château en ruines, dans cette grotte à flanc de montagne ? Qui étaient ces démons qui, par légions, venaient le tenter ? Et qu’est-ce, au juste, que la tentation ? Frédérik Tristan a suivi la genèse d’Antoine, depuis la biographie qu’écrivit saint Athanase jusqu’à l’œuvre célèbre de Flaubert, en passant par les croyances populaires, la démonologie, la mystique flamande, et tous ces innombrables peintres qui de Jérôme Bosch à Salvador Dali furent exaltés par le sujet.
En fait, saint Antoine est l’un de ces grands personnages mythiques dans lesquels l’Occident se reconnaît. Les tentations qui l’assaillent sont celles de notre civilisation tout entière : l’argent, la femme, le monde, et aussi ces autres mondes labyrinthiques, réels ou imaginaires, où se complut le génie européen du Moyen Âge à nos jours. Don Juan et Faust ne sont autres que l’antithèse d’Antoine ; car, comme Bosch et Flaubert l’ont compris, la tentation suprême de l’homme occidental tient dans l’équation rusée de l’intelligence et de la bêtise.
Cette étude vivante sur saint Antoine, ses hantises tantôt graves, tantôt burlesques, est une excellente introduction à une analyse nouvelle de l’homme d’aujourd’hui.
Avec audace, invention, verve et pittoresque, ce thème a inspiré, du XIVe siècle à nos jours, des artistes aussi différents que Bosch et Cranach, Grünewald et Tiepolo, Véronèse et le Tintoret, Callot et Teniers, Fantin-Latour et Odilon Redon, Khnopff et Dali, Rodin et Max Ernst.
Les auteurs
Frédérick Tristan (1931-2022), Prix Goncourt 1983 (Les Égarés), Grand Prix de Littérature de l’an 2000 pour l’ensemble de son œuvre, fut professeur d’iconologie à l’Institut des Carrières artistiques de Paris (ICART). Loin des modes et des théories littéraires en vogue – même rattrapé, plus tard, par l’étiquette « nouvelle fiction », il reste résolument décalé –, Tristan va tisser sa toile, travaillant l’écriture, spéculant sur les correspondances entre les mythologies et les croyances, européennes ou non, ce qu’il appelle ses « métaphysiques », en alchimiste expert et inspiré.
Dans son laboratoire, il a concocté de clairvoyantes synthèses (Les Premières Images chrétiennes, Fayard, 1996 ; Houng, les sociétés secrètes chinoises, Balland, 1987), joue du bestiaire et des emblèmes, transmue fables, de Chine (Le Singe égal du ciel, Bourgois, 1972) ou des Ardennes (Géants et gueux de Flandres, Balland, 1979), et histoires réelles (Naissance d’un spectre, Bourgois, 1969 ; La Cendre et la Foudre, Balland, 1982). Par-delà les genres et les époques, le mage conteur traque les masques et dévoile les certitudes factices du cartésianisme, émule de Hildegarde de Bingen et de Jacob Boehme, s’offre des récréations (Stéphanie Phanistée, Fayard, 1997) en éclats baroques et dépoussière les bibliothèques endormies (L’Énigme du Vatican, Fayard, 1995). [Le site Internet de F. Tristan.]
Presse
Gérard-Georges Lemaire, Visuelimage
Extraits
"La Tentation de Flaubert, en cette lignée, annoncera non seulement mort du Dieu de saint Antoine mais de tous les dieux. Nietzsche n’est pas loin. Cet Antoine-là a lu Renan. (...) Les idoles de toutes les nations défilent, qui exigent des sacrifices (« les dieux réclament des supplices. Le tien même a voulu… »). Le Buddha, Ormuz, la Diane d’Ephèse, Cybèle, Isis, les dieux grecs apparaissent un bref instant, puis disparaissent, et même « le Dieu des armées, le Seigneur, le Seigneur Dieu » disparaît. Antoine dit : « Tous sont passés. »
« Il reste moi », répond une voix. « Mon royaume est de la dimension de l’univers, et mon désir n’a pas de bornes. Je vais toujours, affranchissant prit et pesant les mondes, sans haine, sans peur, sans pitié, sans amour, sans Dieu. On m’appelle la Science. » Le diable ricane : « Il n’y a pas de but ! Comment Dieu aurait-il un but ? Quelle expérience a pu l’instruire, quelle flexion le déterminer ? Avant le commencement il n’aurait pas agi, et maintenant il serait inutile. » Que reste-t-il en cet univers abandonné ? La nature elle-même, la vie. Antoine « aperçoit de petites masses globuleuses, grosses comme des têtes d’épingle et garnies de cils tout autour. Une vibration les agite ». Délirant, il s’écrie : « O bonheur, bonheur ! J’ai vu naître la vie, j’ai vu le mouvement commencer. J’ai envie de voler, de nager, d’aboyer, de beugler de hurler. Je voudrais avoir des ailes, une carapace, une écorce, souffler de la fumée, porter une trompe, tordre mon corps, me diviser partout, être en tout, m’émaner avec les odeurs, me développer comme les plantes, couler comme l’eau, vibrer comme le son, briller comme la lumière, me blottir sur toutes les formes, pénétrer chaque atome, descendre jusqu’au fond de la matière – être la matière ! » Antoine ici devient le don Juan du panthéisme ou, plus simplement, un disciple de Geoffroy Saint-Hilaire… Devant la faillite des idées, confondue avec celle de l’esprit, reste la matière dans laquelle du moins circule la vie.
Étonnant bilan que celui-là ! Et comme on comprend mieux l’image du château en ruine de saint Athanase, dans lequel l’ermite devra demeurer vingt années avant de retrouver la paix, le grouillement des suggestions intellectuelles ayant cessé de s’agiter autour de lui. Il y a, certes, une fatigue à considérer ce mouvement des hommes alors que la contemplation d’un galet ou d’une petite mousse pourrait suffire à rejoindre la Présence, qui ne s’appellerait même plus Dieu, tout concept étant dépassé. Mais n’est-ce pas aussi une tentation coupable que celle de fuir les Bouvard et Pécuchet dont la société est habitée ? Le pessimisme de Flaubert s’accompagne ici d’une manière de bonté qui n’est sans doute que lucidité sur soi-même, car Antoine ou les deux encyclopédistes de la sottise, à quelque niveau, ne sont-ils pas Flaubert aussi bien qu’Emma Bovary ?
Ainsi, tandis que la Tentation manquée fait encore défiler devant nous les illusoires images que peintres et graveurs avaient accumulées avant elle, peut-on se demander si le diable n’est pas, superficiellement ou au plus profond, le synonyme de la bêtise. Mais où commence-t-elle ? À quel moment la simplicité, la beauté, l’intelligence basculent-elles dans la bouillie ? Des systèmes ont été mis en place, au fil des âges, pour nous apprendre où cette précieuse limite se situe, mais ces systèmes eux-mêmes ne la dépassent-ils pas sans cesse ? Tout se résout dans la pesanteur et la grâce, qu’il conviendrait sans doute de mieux savoir discerner. Le marbre de Rodin montrant le moine courbé sous le poids d’une femme étendue sur son dos explicite fort bien ce dualisme entre l’esprit qui se recueille et la chair qui se déploie, ou encore entre la méditation et l’imagination, et comme s’il s’agissait d’un couple condamné à s’opposer ! Mais, au vrai, la tentation de l’angélisme est aussi perverse que celle de la bestialité."