Pendant les vingt dernières années de la vie de Giacometti, David Sylvester a développé avec lui une connivence profonde, posant pour lui, recueillant ses propos, préparant des expositions, respirant l’atmosphère de l’atelier de la rue Hippolyte-Maindron et des bistrots de Montparnasse où vivait l’artiste.
Son texte n’est pas le produit d’une théorie sur l’art mais le relevé d’une expérience unique : regarder les peintures et les sculptures se faire en écoutant ce qu’en dit celui qui les fait. Il a partagé cette émouvante quête de la perfection minée par l’obsession de l’échec qu’il relate avec brio. (Traduction de Jean Frémon)
« Ce qui l’obsède c’est ce qui se produit quand un être humain est vu par un autre être humain qui a l’obsession de représenter ce qu’il voit. »
C’est en ces termes que David Sylvester résume l’obsession de Giacometti. Or, à la lecture de cette étude, ou de cette succession d’études écrite et peu à peu augmentée entre les années 1950 et 1990, on en vient à se demander comment nous pourrions résumer la sienne. En termes semblables, peut-être ? Dans sa préface de traducteur, Jean Frémon en a l’intuition : « On pourra y trouver des redites, une manière très particulière de tourner autour de la question, un excès de méticulosité dans l’analyse. En réalité, une méthode qui est exactement celle de Giacometti lui-même, sculptant ou dessinant, constamment taraudé par le sentiment de l’échec et obsédé par la justesse du regard. »
Fruits d’une remarquable faculté d’observation qui transparaît à chaque page, ces onze chapitres couronnés par un entretien sont aussi le témoignage d’une longue fréquentation et d’une écoute amicale de l’artiste. Sylvester renonçant par méthode, et peut-être par nature, à toute synthèse brillante, nous n’en ressortons pas munis d’une lecture toute faite qui nous dédouane d’un face-à-face avec l’œuvre, mais de principes d’observation, presque de lois optiques qui nous y reconduisent mieux armé, l’œil aguerri, débarrassés de l’aura et du discours qui la cernent, la mettent à distance, la rendent intimidante à force d’être emblématique.
De l’enfance à Stampa à l’ascèse créative de l’atelier de la rue Hippolyte-Maindron en passant par la période surréaliste, écrits, dessins, tableaux et sculptures sont scrutés avec une telle minutie, une telle loyauté que, les abordant seuls à notre tour, il nous semble connaître de l’intérieur jusqu’à leur raison d’être.
Les auteurs
Né en 1924, David Bernard Sylvester rédige à partir de 1942 des critiques d’art pour l’hebdomadaire socialiste Tribune, dont George Orwell est le directeur littéraire. Un article sur Henry Moore attire l’attention de l’artiste, qui recrute l’auteur comme assistant à temps partiel. Sylvester organise la première rétrospective de Moore à la Tate Gallery en 1951. Dès les années 1960, il exerce une influence considérable à travers ses conférences et ses expositions, ainsi que par ses critiques, articles et catalogues. Proche de Francis Bacon et d’Alberto Giacometti, il leur consacre plusieurs expositions, monographies et essais de référence. Il élargit son horizon aux artistes non figuratifs, tels que Jackson Pollock ou Willem de Kooning, ainsi qu’au pop art. Il occupa divers postes dans de nombreuses institutions : Arts Council, équipe de production du British Film Institute, conseil d’administration des galeries Tate et Serpentine, direction des acquisitions du Musée national d’art moderne de Paris.
Presse
Yasmina Mahdi, lelittéraire.com
Christian Rosset, Diacritik
Extraits
Les figures debout de Giacometti font penser à des objets qui auraient été longtemps ensevelis et qui viendraient d’être mis au jour. Des fossiles peut-être, mais aussi des colonnes ou des cariatides – oui, des cariatides, position frontale et ramassée, sauf qu’elles semblent trop ténues pour ce rôle. Mais elles ne sont pas éthérées : leur densité fait penser aux trophées des Indiens réducteurs de têtes. Figures « sans surcharge pondérale », grêles, comme Starbuck dans Moby Dick, leur minceur est une « concentration ». Cette image de figure debout est toujours celle d’une femme. Elle fait pendant à une image d’homme. C’est encore une figure dressée, mais une figure active : elle marche ou elle désigne quelque chose. Il y a également des bustes d’homme ; eux aussi sont plutôt actifs, la tête est attentive, vigilante. La femme est passive, figure debout immobile, soit alignée avec d’autres, comme au bordel, attendant d’être choisie, soit seule comme si elle faisait le pied de grue. Cependant, debout et fixes, elles ne sont pas pour autant totalement immobiles. Leur surface, brisée et agitée, respire et les figures, malgré la raideur de leur pose, semblent toujours sur le point de se mettre en mouvement.
Un aveugle avance la main dans la nuit.
Les jours passent et je m’illusionne d’attraper, d’arrêter ce qui fuit.
L’éphémère est partout, rien ne saurait jamais être retrouvé. De fait, penser à quelque chose qui est arrivé, c’est essayer de le retrouver alors même que la conscience que nous en avons le rejette dans le passé. Les jours passent et toute conscience est nostalgie. Le sens de l’éphémère dans ces sculptures est un sens de la perte.
C’est aussi l’expression d’un fait. Les proportions élancées et les surfaces actives charrient un grand nombre de connotations romantiques dont le poids vient peut-être compenser le manque de masse corporelle, mais la conjonction de ces propriétés suggère aussi tout simplement que nos sensations, pour des raisons subjectives aussi bien qu’objectives, sont mouvantes et ne seraient plus des sensations si elles étaient fixées comme un papillon dans sa boîte. Si l’on veut les attraper ou les fixer, il faut s’y prendre moins grossièrement. Le but que poursuit Giacometti est, comme il le dit, de « donner la sensation la plus proche de celle ressentie à la vue du sujet3 ». Il est évident que pour lui cela impose de rendre perceptible la fugacité de la sensation. Et, pour ce faire, il a recours à des formes qui contredisent ce que nous savons de l’apparence des choses. Naturellement, nos sensations ont encore d’autres qualités que ces formes sont censées transmettre. Pour déterminer lesquelles, il n’est pas inutile de chercher un indice dans les peintures et les dessins qui sont d’une plus facile, leurs proportions étant moins exagérées (peintures et dessins sont généralement faits d’après nature).
Ce qui frappe le plus dans les peintures, et dans une moindre mesure dans les dessins, c’est la densité de leur espace. L’atmosphère n’est pas transparente, elle est aussi visible que les formes solides qu’elle entoure, presque tangible. De plus, la délimitation entre les formes solides et l’espace est incertaine. Ils s’interpénètrent.
En même temps, les peintures et les dessins mettent l’accent sur la distance entre les choses qu’elles représentent et l’œil du spectateur. La perspective est souvent étirée comme si elle était vue par le mauvais bout de la lunette, rendant plus saisissants la proximité ou l’éloignement d’une figure ou d’un objet. Les points du corps qui sont les plus proches de nous paraissent agrandis comme c’est le cas sur un cliché instantané, c’est-à-dire dans des images dont la perspective est purement optique et non corrigée. L’échelle des formes par rapport aux dimensions du rectangle (qui est généralement plus ou moins inscrit à l’intérieur des dimensions de la toile ou du papier) indique leur position dans l’espace.
Giacometti rejoint ici des problèmes qui préoccupaient Cézanne : le flou du contour qui sépare le volume de l’espace et la distance des choses par rapport à l’œil. La ressemblance dans le style entre ses dessins (peut-être l’aspect le plus parfait de son art) et ceux de Cézanne n’est pas fortuite. Les qualités de la sensation, qui obsèdent Giacometti, ne présentent pas de problèmes majeurs auxquels la peinture n’ait pas déjà été confrontée. Mais, dès qu’il s’agit de sculpture, on pourrait croire qu’elles relèvent d’un champ étranger à ce médium. L’insistance de Giacometti à les faire réintégrer le champ de la sculpture a déterminé la forme même de celle-ci.
Cette longue et mince figure et sa surface inégale – parfois aussi haute que nous mais pas plus épaisse que notre bras – est évidemment hors de proportion avec le volume réel d’un corps humain. C’est une sorte de noyau et, au-delà de ce noyau, elle suggère une masse qui se dissout dans l’espace. Le volume est donné comme une quantité inconnue et implicitement inconnaissable : le fait que, dans la réalité, les contours sont flous est traduit en sculpture par le fait qu’il n’y a tout simplement pas de contour du tout.
Considérons de nouveau cette élongation. N’est-elle pas apparentée à l’élongation que donne en peinture le dispositif de l’anamorphose ? Une sorte d’anamorphose a déformé la figure ou la tête sculptée, cette déformation détermine une perspective comme si elle était vue selon un certain angle ou une distance particulière, une distance imaginaire indépendante de la distance réelle entre nous et l’objet. C’est, en d’autres termes, comme une figure peinte, fixée une fois pour toutes dans l’espace, indifférente à la distance à laquelle nous nous trouvons par rapport au tableau. Les formes sont parfois placées dans une sorte de cage qui délimite l’espace autour d’elles comme l’espace que découpe une peinture, ou bien elles sont réalisées en relation au socle sur lequel elles se tiennent de telle façon que le rapport de la figure à son socle agisse de la même manière que, dans un tableau, la figure par rapport au premier plan. Et, en même temps, la surface des sculptures possède une vitalité et une autonomie de texture qui sont celles de la surface d’une peinture.
L’important n’est pas tant que le vocabulaire de la sculpture se trouve par là étendu. L’important est que, en parvenant à des proportions qui produisent leurs effets au-delà du domaine habituel de la sculpture, Giacometti crée une image mystérieuse et poignante de la tête ou de la figure humaine, fragile, perdue dans l’espace auquel cependant elle commande.