L’attitude de Dubuffet à l’orée de sa « carrière » : une humeur antiautoritaire et anarchiste, un certain populisme, l’impulsion à violenter la langue, la méfiance ambiguë à l’égard des intellectuels, l’allergie au parisianisme, l’investissement de la culture tenue pour une forteresse vide, et enfin le choix de la peinture conçue comme l’arme idéologiquement la plus subversive.
Peut-être est-ce cette providentielle adéquation d’une idiosyncrasie individuelle et d’une situation socioculturelle, faisant de l’une le paradigme grossissant de l’autre, qui expliquerait l’enrôlement intégral des traits les plus singuliers de l’individu Dubuffet dans une œuvre investie récurremment par la sensibilité collective comme l’affleurement d’une sorte d’inconscient historique. Tout se passe comme si Dubuffet avait été en mesure de métaboliser la totalité des traits constitutifs de sa personne pour la plus grande vitalité de son œuvre, qui ne laisse pas de résidu psychologique ou biographique. Depuis 1942, date de son entrée définitive en peinture, Jean Dubuffet a été littéralement absorbé, ou saturé corps et âme par sa propre production.
Dans tous ses travaux, Dubuffet reste paradoxal : il n’est pas plus artiste au sens conventionnel du terme qu’il n’est auteur d’Art Brut. Il n’est pas davantage en position intermédiaire. Il faudrait plutôt le définir en termes de stratégie comme un ennemi de l’intérieur, qui se sert des instruments et des institutions culturels – dont les circonstances ont voulu qu’il dispose – contre la culture elle-même.
Ses conceptions picturales et le nouvel esprit scientifique : Dubuffet a sans doute été beaucoup plus loin dans ce sens que tous les artistes de sa génération. Il apparaît même que le rejet de l’héritage artistique s’est renforcé de l’aimantation inverse d’intuitions inspirées notamment par les nouvelles théories physiques et biologiques.
Ayant pris connaissance des parties du présent ouvrage rédigées avant sa mort et marquant de telles convergences, Dubuffet les a vivement approuvées et nous a encouragé à poursuivre notre analyse dans ce sens. Certes, dans ses écrits, il n’a fait référence que très allusivement à la nouvelle imagination scientifique. Mais nous savons qu’il pratiquait assidûment des ouvrages accessibles aux profanes tels que ceux de Jacques Monod, François Jacob, Edgar Morin et Henri Atlan. Point n’est d’ailleurs besoin d’une érudition dans ce domaine à un homme aussi hypersensible que lui aux ondes du temps. Dubuffet a eu conscience que la création artistique devait répondre au défi d’événements submicroscopiques (la radioactivité, la pollution, les manipulations génétiques, etc.) qui nous interpellent maintenant dans notre vie quotidienne, alors que notre représentation sensorielle n’est adaptée qu’à la réalité macroscopique.
Les auteurs
Michel Thévoz est né en 1936 à Lausanne. Philosophe et historien de l’art proche de Dubuffet, il a été conservateur de la Collection de l’Art Brut depuis sa fondation en 1976 et jusqu’en 2001. Il a publié une trentaine d’ouvrages, notamment sur l’art des fous, le suicide, le spiritisme, l’infamie, le reflet des miroirs, la pathologie du cadre et le « syndrome vaudois ».
Presse
Annabelle Hautecontre, Le salon littéraire
Jean-Claude Leroy, Sitaudis
Christian Rosset, Diacritik
Extraits
Dans tous ses travaux, Dubuffet reste paradoxal : il n’est pas plus artiste au sens conventionnel du terme qu’il n’est auteur d’Art Brut. Il n’est pas davantage en position intermédiaire. Il faudrait plutôt le définir en termes de stratégie comme un ennemi de l’intérieur, qui se sert des instruments et des institutions culturels – dont les circonstances ont voulu qu’il dispose – contre la culture elle-même. (...) Et quand on lui fait grief des contradictions que renferment ses écrits, Dubuffet répond : Ils n’en renferment pas assez. Je crois que c’est le mal de la pensée traditionnelle d’aspirer à une cohérence de toutes ses vues, en oubliant qu’elle ne peut embrasser que des champs fragmentaires, en oubliant d’autant plus que les positions relatives de ce qui lui est offert changent à mesure que l’observateur se déplace. D’où résulte que n’importe quelle affirmation, si on la maintient sur un long parcours, se change en absurdité. Je crois que la pensée n’obtient de fruits utilisables qu’en se constituant en circulation plurielle, par étages qui se superposent, comme le sens des voitures sur les voies étagées de Tokyo.