Pour la première fois sont réunis l’ensemble des écrits de Jean Dubuffet sur l’Art Brut : ses écrits théoriques, notamment autour de la naissance de la Compagnie de l’Art Brut en 1948, ses écrits sur les créateurs d’Art Brut, comme Aloïse Corbaz, Heinrich Anton Müller ou Laure Pigeon, mais aussi de nombreuses lettres, dont plusieurs inédites, à André Breton, Jean Paulhan ou encore Jacqueline Porret-Forel. Quoiqu’il a multiplié les réflexions sur l’Art Brut, il a tenu à échapper à tout principe explicatif et démonstratif. Pour lui, cet art est resté toujours « farouche et furtif comme une biche ». (Édition établie, annotée et préfacée par Lucienne Peiry)
L’Art Brut est « farouche et furtif comme une biche », écrivait Jean Dubuffet, au contraire de « l’art coutumier », dont on parle le plus souvent quand on parle d’art, qu’il soit classique, romantique, baroque, moderne… Le second est du côté de l’empaillé, de l’ordonné. Le premier est du côté du sauvage, de l’insaisissable. Il est difficile cependant d’en dire plus de l’Art Brut, sans « le tuer presque ».
Pour qu’il ne se retrouve pas à son tour pris dans l’étau des normes culturelles imposées par l’élite sociale, Jean Dubuffet voulait inventer une manière, non pas de définir l’Art Brut, mais de ne pas le définir. Il insiste sur cela dès 1947, avec son sens de la provocation : « Formuler ce qu’il est cet Art Brut, sûr que ce n’est pas mon affaire. Définir une chose — or déjà l’isoler — c’est l’abîmer beaucoup. C’est la tuer presque. »
Si l’on ne peut affirmer ce qu’est l’Art Brut, il reste qu’on peut se mouvoir théoriquement sur les traces d’une pluralité de pratiques. « N’importe quelle affirmation, si on la maintient sur un long parcours, se change en absurdité. Je crois que la pensée n’obtient de fruits utilisables qu’en se constituant en circulation plurielle, par étages qui se superposent, comme le sens des voitures sur les voies étagées de Tokyo », disait encore Jean Dubuffet. C’est bien de cette manière non univoque qu’il envisage l’Art Brut, portant attention à chaque « déchaînement d’ingéniosité et d’innovation » dans sa singularité.
Les auteurs
Inscrit dans la modernité, Jean Dubuffet (1901-1985) explore l’humain à l’encontre des mouvements, des acquis de l’œuvre, des principes qui régissent le monde de l’art. Esprit subversif, réputé iconoclaste, tout à la fois peintre et sculpteur, dessinateur et lithographe, écrivain, architecte, homme de théâtre et musicien, Dubuffet apparaît comme un féroce adversaire de la prétention culturelle et un fervent partisan d’une expression originale et extraculturelle. Inventeur de l’Art Brut, ses écrits sont très nombreux, mais aussi ses correspondances.
Le site de la Fondation Dubuffet.
[Marc Trivier, Jean Dubuffet, 1983.]
Presse
Étienne Dumont, Bilan.CH
Yves Tenret, Bon pour la tête
Lettre de Lucienne Peiry à Jean Dubuffet, émission « Porte-plume », RTS
Extraits
« Le vrai art il est toujours là où on ne l’attend pas. Là où personne ne pense à lui ni ne prononce son nom. L’art il déteste être reconnu et salué par son nom. Il se sauve aussitôt. L’art est un personnage passionnément épris d’incognito. Sitôt qu’on le décèle, que quelqu’un le montre du doigt, alors il se sauve en laissant à sa place un figurant lauré qui porte sur son dos une grande pancarte où c’est marqué ART, que tout le monde asperge aussitôt de champagne et que les conférenciers promènent de ville en ville avec un anneau dans le nez. C’est le faux monsieur Art celui-là. C’est celui que le public connaît, vu que c’est lui qui a le laurier et la pancarte. Le vrai monsieur Art pas de danger qu’il aille se flanquer des pancartes ! Alors, personne ne le reconnaît. Il se promène partout, tout le monde l’a rencontré sur son chemin et le bouscule vingt fois par jour à tous les tournants de rues, mais pas un qui ait l’idée que ça pourrait être lui monsieur Art lui-même dont on dit tant de bien. Parce qu’il n’en a pas du tout l’air. Vous comprenez, c’est le faux monsieur Art qui a le plus l’air d’être le vrai et c’est le vrai qui n’en a pas l’air ! Ça fait qu’on se trompe ! Beaucoup se trompent ! » (Jean Dubuffet, L’Art Brut préféré aux arts culturels, 1949)
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« Jean Dubuffet ne donne pas de définition absolument figée de l’Art Brut. Il serait vain de chercher dans les textes réunis dans cet ouvrage, des caractéristiques formelles, stylistiques ou matérielles susceptibles de le cerner et d’en circonscrire précisément les contours. Si le collectionneur choisit la tangente, ce n’est pas dans l’idée de se tirer d’affaire adroitement, mais pour échapper à tout principe explicatif et démonstratif. En revanche, ses idées sur l’Art Brut apparaissent, sous diverses formes, au sein de ses écrits qui se tissent et s’entrelacent, au fil de réflexions décalées et intempestives, souvent métaphoriques ou hyperboliques, toujours à contre-courant.
Dubuffet nous met face à des productions troublantes et singulières, des œuvres « projectiles » au sens où l’entend Walter Benjamin qualifiant les créations dada, qui frappent et atteignent, presque dans une acception tactile et balistique 49. L’artiste a été fortement impressionné par la nécessité intérieure impérieuse avec laquelle les auteurs d’Art Brut se sont livrés à la création, sans besoin de reconnaissance ni d’ap- probation. Il serait regrettable toutefois de négliger sa forte attraction pour les productions elles-mêmes, marquées par une « irréductible altérité 50 », pour la complexité et l’inventivité mises en œuvre, comme en attestent les écrits monographiques.
Le théoricien et collectionneur nous incite à porter notre regard sur les bas-côtés, à sortir des cadres institués et à nous infiltrer dans des territoires irréguliers, tout en dehors des courants artistiques et des cercles culturels. C’est ce que Platon, dans le Sophiste, a appelé le Poïkilon, que Dubuffet nous apprend à voir, c’est-à-dire l’impur, le mélangé, le bigarré. La voie alternative qu’il nous indique par son entreprise dissidente, ses collections et ses écrits, nous engage à prendre la mesure du décentrement qu’impose l’Art Brut, ainsi que de sa valeur paradigmatique. » (Lucienne Peiry, L’Œil intellectuel et le délire)