« Peintre du lointain intérieur s’il en est », Édouard Manet incarne aux yeux de Gérard Titus-Carmel une déchirure étrangement féconde du rapport moderne au monde. Retiré dans la nuit de son être, dans ce que Georges Bataille nommait « une indifférence suprême », le peintre lave le monde qu’il représente de toute interprétation pathétique. Mais c’est pour le rendre à son étrangeté fascinante, pour ouvrir « sur un état du monde bien plus énigmatique qu’il n’y paraît ».
Dans son court et pénétrant essai, Gérard Titus-Carmel suggère que cette tentative de rendre les êtres et les choses à leur étrangeté vertigineuse passe essentiellement par un jeu de regards. Par une fuite, un évitement, une perte des regards : « Par l’incessant chassé-croisé des regards, on découvre alors ce qui échappe au peintre et qu’évite le modèle : le face- à-face qui rendrait le tableau impossible [...]. » Si les regards du peintre et de ses personnages se croisent sans vraiment se rencontrer, c’est parce qu’ils tendent, chacun depuis sa solitude, vers un ailleurs, un « nulle part rêveur et inscrutable ».
Commentant La Prune, Titus-Carmel évoque ainsi la « délicate figure de femme, immobile dans un subtil arrangement de blancs et de roses fanés, assise, le coude sur la table de marbre et soutenant sa joue, avec tout le temps du monde au bout de ses yeux. » La manière dont le peintre représente ces regards perdus dans un lointain intérieur qui est aussi bien un dehors absolu, avec une adhésion mêlée de distance, fascine l’écrivain : « Là est la grâce de Manet [...], qui sait que ce point inaccessible de beauté que la peinture convoite ne se trouve que dans son inachèvement et dans la distance que le peintre saura mettre entre lui et son rêve. »
Mais c’est par le Bar aux Folies-Bergères que Titus- Carmel raconte être entré dans l’univers d’Édouard Manet, profondément touché par la serveuse seule derrière son comptoir, ne regardant rien, ni la foule devant elle, ni le peintre qui la fit poser. Il voit en elle une « effigie de solitude et de désarroi où la peinture n’a plus que le dénuement de ses armes pour en dire l’irréductibilité ». Tout se passe comme si, dans son absence, quelque chose de sa singularité irréductible et silencieuse se dévoilait ; comme si son absence était aussi une forme de présence. Gérard Titus-Carmel le dit avec Yves Bonnefoy : la vocation de la peinture, comme de la poésie, « c’est précisément de rendre à ce qui est sa pleine et immédiate présence. »
Les auteurs
Gérard Titus-Carmel est né en 1942. Après des études de gravure à l’école Boulle, il s’affirme comme dessinateur et graveur. Travaillant par série autour d’un objet ou d’un thème, il analyse d’abord les processus de décomposition ou d’usure d’une forme. À partir de 1972-1973, il élabore lui-même le "modèle" que réclame son travail : petit coffret, nœuds, épissures, constructions de branchages sont fabriqués pour satisfaire le plaisir de dessiner, une dialectique inédite se trouvant ainsi instaurée entre la série et son référent. Dans les années quatre-vingt, Titus-Carmel revient à la peinture, procédant toujours par ensemble : Caparaçons, 1980-1981 ; Éclats, 1982 ; Nuits, 1984 ; Extraits & Fragments des Saisons, 1989-1990 ; Forêts, 1995-1996 ; Nielles, 1996-1998 ; Sables, 1999 ; Quartiers d’Hiver, 1999-2000. Il y déploie des ressources techniques s’autorisant toutes les libertés pour épuiser son prétexte avec une assurance formelle et chromatique remarquable. Il a illustré nombre d’ouvrages de poètes et d’écrivains, et il est lui-même auteur d’une cinquantaine de livres : récits, essais, recueil de poèmes, écrits sur l’art.
Presse
Michaël Bishop, Poesibao
Marc Blanchet, Poesibao
Pascal Bonafoux, Art absolument
Emma Noyant, Art absolument
Fabien Ribery, L’Intervalle
Extraits
Un autre [portrait], encore, un peu rapidement titré la Prune, alors que l’Ennui ou l’Attente, eût mieux mérité son nom – une délicate figure de femme, immobile dans un subtil arrangement de blancs et de roses fanés, assise, le coude sur la table de marbre et soutenant sa joue, avec tout le temps du monde au bout de ses yeux. Devant elle est posée cette petite coupe à dessert où nage une prune, dans de l’eau-de-vie, certainement. Plus que cette gourmandise ou cette cigarette non allumée qu’elle tient entre ses doigts, c’est l’infini lointain de ce regard qui ne voit rien qui retient l’attention et qui, finalement, alerte. Le savant dispositif de la géométrie du lieu où la belle inconnue inscrit sa solitude, le décor derrière elle, les moulures, les boiseries, le dossier de la banquette, la table même autour de quoi tout cela s’emboîte ne compte pas, ou si peu : l’intelligence de la composition ne peut rien contre cette poignante impression de finitude où pourtant cette figure se perd. Car elle est prise dans les rets de la peinture seule et la distance que Manet instaure – j’allais dire : inflige – à son modèle et la durée piégée de la scène où elle attend, la range à ce degré d’élégance qui est son indifférence, suspendue dans la satisfaction d’un tableau ne se donnant à voir que dans la perfection d’être ce qu’il est, distancié, détaché du monde comme est la jeune femme rose, patiente et, pour dire, fidèle à son image. Et rien d’autre.
Là est la grâce de Manet, on l’a dit, qui sait que ce point inaccessible de beauté que la peinture convoite ne se trouve que dans son inachèvement et dans la distance que le peintre saura mettre entre lui et son rêve.
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Dans ce somptueux portrait de l’absence qu’est celui de la serveuse du Bar aux Folies-Bergère, noyée seule dans le cliquetis des bouteilles au milieu des lueurs de la fête d’un monde lointain (en passe de s’engloutir, lui aussi, et on rappelle que ce tableau est le dernière grande composition de Manet), on lit dans son impénétrable regard « de mémoire et d’adieu », comme l’a qualifié Gaëtan Picon, le propre regard du peintre, qui à son tour se perd : il choisit cet étourdissement pour saturer la toile de mille feux épars, de lustres et de miroirs, il peint la foule bruyante au balcon (on distingue même, à gauche, tout en haut, les deux pieds d’un trapéziste, minuscule et insignifiant, qu’on devine prêt à s’élancer). Dans cette vibration lumineuse des objets et des corps, dans l’ondoiement des formes fugitives qu’il saisit de loin, dans le mouvement de vagues de leur passage, et qu’il surprend en leur effective et abstraite mobilité, Manet peint son départ, qu’il pressent, du monde. La serveuse est son témoin. Elle est venue sur le quai lui dire adieu. Toute la gloire de Manet est d’avoir réalisé ce tableau à ce point testamentaire avec le tact de celui qui, jusqu’au bout, aura su garder ses distances avec le monde réel, peignant depuis l’autre rive – et pourtant d’aussi près – l’absence sans regret d’un temps décidément irreprésentable. On se souvient de l’Olympia par la fleur rose poussée à sa tempe, par son fin ruban noir et par sa mule en train de quitter son pied. À son regard froid, à la distance de son corps monochrome, comme lavé des imperfections humaines, qui fait écran en se montrant tel et qui, par-là même, brouille notre présence. Comme autant ce qui nous reste de mémoire et que retient derrière son regard de givre la serveuse solitaire des Folies-Bergère.