À le prendre à la lettre, le terme de monographie paraît insuffisant pour qualifier l’ouvrage d’Armand Dupuy. Sous-titrée « Récits, pensées, dérives & chutes », cette longue étude de la peinture de Jérémy Liron désarçonne dès les premières lignes en restituant en flux de conscience le désarroi d’un chaos de sensations – approche fort subjective, annonciatrice d’une diversité inattendue des régimes d’écriture. Et de fait, si la suite de l’ouvrage réserve des analyses d’une clarté toute classique, ce désemparement initial marque la recherche de bout en bout : « ce qu’on voit face à une peinture n’est que notre propre contact avec elle », selon la formule de Bernard Noël qui sert de boussole à l’auteur. L’enquête prend l’allure d’un drame introspectif. Elle ne sondera pas seulement l’œuvre, mais aussi bien celui qui prétend la voir et l’écrire.
Ce détour du critique par lui-même, qui l’entraîne notamment à relater des souvenirs d’enfance, à évoquer la lente naissance de sa vocation, à exposer des doutes de nature presque intime, pourrait sembler une simple curiosité de forme, s’il ne consistait en fait à recueillir les signes d’un profond compagnonnage avec la peinture dont il parle. Il n’y a pas seulement qu’Armand Dupuy et Jérémy Liron nourrissent des intérêts communs (l’impression vive que leur a faite très jeunes l’architecture du Corbusier, une fascination ancienne pour L’Invention de Morel d’Adolfo Bioy Casares, une activité de collectionneur… – autant d’aspects que le livre explore de manière thématique). Surtout, une question essentielle, celle de la perception, du regard porté sur le monde ou l’image, se formule pour eux en des termes semblables, tout comme sa résolution dans la peinture ou dans les mots. Non moins que peindre, et à l’intérieur même du processus de peindre, « dire et voir et penser sont des gestes », note ainsi Dupuy au sortir d’une visite d’atelier. Ou encore : « peindre n’est probablement pas réductible à l’habile apposition des couleurs sur un support. »
C’est donc chaque fois en parallèle ou à la suite d’un lent travail d’excavation du matériau sensible que s’élaborent la lecture des tableaux et la formulation de certaines grandes tendances de la peinture de Jérémy Liron. Autant dire que ce travail d’écrivain dégage des hypothèses susceptibles de s’appliquer au-delà de son objet, tout en permettant une importante mise au point sur une œuvre encore en devenir.
L’ouvrage contient d’abondantes reproductions de tableaux et, en fin de volume, un recueil d’une dizaine entretiens avec l’artiste.
Préface de Marc Desgrandchamps :
Les peintures de Jérémy Liron m’apparaissent comme les indices visibles d’une réalité elliptique, perceptible par fragments ou gros plans.
Une réalité urbaine, ou presque urbaine, parfois enveloppée d’arbres ou de plantes, le noir des troncs se découpant sur le bleu d’un ciel ou le blanc d’une façade.
C’est un monde familier, reconnaissable, lié à notre commune expérience, nous parcourons depuis longtemps ces rues ou ces allées bordées de bâtiments modernes devenus le lieu commun des villes où nous vivons.
Cependant aucune figure humaine n’apparaît sinon sous forme de sculptures, figures monumentales, traces aveuglantes de cette éclipse.
L’architecture aussi devient sculpture, vue de face ou de haut, sa fonctionnalité absorbée par sa forme, motif de peinture affirmé dans son autonomie détachée du document.
Les contrastes entre ombre et lumière, lesquels peuvent se traduire par un aplat sombre juxtaposé à une zone plus claire, construisent la représentation d’un site, d’un espace, d’un immeuble.
Leur présence se donne en un illusionnisme trouble où la toile reste parfois visible, en réserve, le support de la peinture se dévoilant de manière liminale à l’instant de détourner les codes de la représentation, représentation qui se développe au travers de la spécificité du travail pictural et de ses moyens.
Cette peinture me semble déterminée par la recherche d’un objet ou d’un sujet qui demeure caché, à l’image d’un processus d’enquête ou d’analyse. Cela crée une tension qui agit sous la surface des formes, part mystérieuse de ces tableaux pourtant si familiers par leurs motifs. Cette tension est aussi le produit d’un regard, d’une observation attentive des angles, des courbes, des géométries de notre environnement.
Ce constat formel est la pellicule visible du monde, produit d’un temps long et contrasté, qui si l’on se limite au XXe siècle comprend deux guerres mondiales, plusieurs génocides, une guerre froide, des guerres coloniales, des périodes de paix et de prospérité, 30 glorieuses, une crise du pétrole, la chute d’un mur, une révolution numérique, et ainsi de suite jusqu’à un certain 11 septembre qui inaugure le siècle suivant.
Ceci n’est pas directement perceptible dans les peintures de Jérémy Liron.
Ce n’en est même pas le sujet.
Pourtant ce qui est livré aux regardeurs me paraît la résultante de ces bouleversements.
Je perçois cette conscience dans ce travail, volontairement retenu, rigoureux, qui se tient au plus près du détail, sans ostentation.
Il n’y a pas de volonté démonstrative. Les choses sont là, telles quelles, sous le soleil ou ailleurs.
Devant elles chacun peut regarder, voir, penser, ou même se laisser posséder par l’instant.
Les auteurs
Armand Dupuy est né en 1979 et vit à Saint-Jean-La-Bussière.
Il a réalisé de nombreux livres d’artistes soit en tant qu’auteur, avec des plasticiens (Georges Badin, Jean-Marc Scanreigh, Jean-Michel Marchetti, Jérémy Liron, Joël Leick, Jephan de Villiers…) soit avec des auteurs, en tant qu’artiste, sous le pseudonyme de Aaron Clarke (Pierre Bergounioux, Dominique Sampiero, Antoine Emaz, Michel Butor...).
Il est également fondateur des éditions Centrifuges.
Jérémy Liron, né en 1980, vit à Lyon. Peintre, diplômé de l’école des Beaux-Arts de Paris en 2005 et titulaire d’une agrégation en arts plastiques en 2007, son œuvre est représentée à Paris par la galerie Isabelle Gounod. Menant un travail littéraire parallèlement à ses recherches plastiques, il a publié plusieurs articles, préfaces, catalogues et livres, dont : La mer en contrebas tape contre la digue (La Nerthe/Éclats, 2014), La Traversée (Publie.net, format papier, 2013), L’Être & le Passage (La Termitière, 2012), En l’image le monde (La Termitière, 2011), Chaque œuvre cherche après ce qui la fonde (Publie. net, 2010), L’humble usage des objets (Nuit Myrtide, 2009), Le livre l’immeuble le tableau (Publie.net, 2008). À L’Atelier contemporain est paru un Autoportrait en visiteur en 2015, ainsi que Jérémy Liron. Récits, pensées, dérives & chutes d’Armand Dupuy, en 2020.
Le site Internet de Jérémy Liron, et son blog Les Pas perdus.
Un dossier a été consacré à sa peinture dans le n°2 de la revue « L’Atelier contemporain ».
Presse
Article de Lionel Bourg : Sitaudis.
Extraits
DIRE EST UN GESTE
Les images montent, se troublent et retombent derrière mes yeux, vont toucher les pans verts ou gris déroulés sur le pare-brise, frondaisons et ciment dévorant les restes, ces images mentales rapportées dans la vitesse du retour et ma propre immobilité contrariée – l’état tête fixe mais déplacée, les cuisses enfoncées dans le siège, la ceinture de sécurité, les mains tenues sur le volant. Tout s’étoile à se répondre, à s’attacher, se déchirer, à puiser des parcelles presque oubliées, à racler les boues qu’on pensait devenues secrètes à soi-même. Je traîne assis dans ce qui me traîne, assis dans ces forces contraires – dans cette boîte dans la boîte, excédant les limites de l’os, les repoussant, jusqu’au vert, au gris devant moi, tous deux déjà filant derrière, me scrutant depuis cette phrase de Liron, les restes kaléidoscopiques de la conversation.
Nous étions sur un banc, côté queue du chef d’œuvre de Lemot, place Bellecour, tout près de l’atelier provisoire qu’il était sur le point de quitter – il faudrait sous peu remballer les outils, les tableaux, céder la place. Nous étions la figure au soleil de mars, les nombreuses jonquilles déjà fleuries dans le dos, l’ombre des marronniers, pas loin, ou plutôt l’ombre assez proche des arbres en moi, qui n’était que souvenir de l’ombre datée d’une époque révolue, il y a presque dix ans, ici même, à Lyon, puisque les marronniers n’étaient plus, alors que nous étions là, nous, rougissant dans l’amorce printanière, poussant nos incertitudes et toute notre inconstance du bout des lèvres. Place refaite et souvenirs de place traversés si souvent, superposés, plaqués l’un sur l’autre et coulissant sans rivalité. On avait abattu puis débité ces marronniers, malades – j’avais dû lire ça dans les journaux –, mais l’ombre se jetait encore et désaltérait nos phrases, lançait sa fraîcheur où nous parlions, lançait puis s’engouffrait obscurément tout autre chose. Une conversation, donc, phrases ou mots seuls, leurs trous, leurs sursauts – l’hésitation, l’oubli. Comme si chaque tableau réclamait qu’on ne laisse pas sans dire sa course devant nos yeux, sous peine de n’exister pas tout à fait. Parce qu’un tableau, peut-être, à cause de tout son poids d’inachevé, d’inachevable, reste indécidable – on ne sait jamais jusqu’où mener lignes et couleurs, jusqu’où pousser l’ajustement des formes aux formes et jusqu’où contrarier l’ensemble. Que Liron soit allé retoucher parfois l’une de ses toiles sur le lieu d’exposition, comme ont pu le faire Bonnard, Picasso et d’autres, témoigne de cet état d’inachèvement permanent des tableaux tant qu’ils restent à portée de main. Le geste par lequel la main va toucher la toile sans jamais toucher l’énigmatique objet qu’elle vise, ne trouve aucun aboutissement satisfaisant, aucun repos durable. La substance déposée reflète de façon si lancinante l’échec qu’il faut que les tableaux disparaissent enfin, qu’ils soient portés au loin. Ils trouvent une fin naturelle dans la séparation, lorsqu’ils nous sont arrachés, qu’ils sont au mur, derrière la porte close d’un collectionneur, et qu’on finit par les oublier, qu’on recommence ailleurs.
Ainsi regardant puis parlant comme depuis nos yeux, les tableaux semblaient se tordre lentement, rendre leur jus comme rendent, ravalent et se gorgent les éponges, semblaient s’enfoncer en eux-mêmes, puis remonter, refaire surface et recommencer, chaque image écopant sans cesse d’elle-même. Nous mesurions l’inquiétude versée par les couleurs, par les volumes détachés des tableaux jusqu’à l’intérieur de nos yeux, prononçant des mots faibles, parce que dire est toujours une avancée contenant son propre empêchement, mais déplaçant cet empêchement tant bien que mal. Nous nous tenions là, les tableaux, les souvenirs de tableaux nous mâchant, à livrer parole comme on pense en pinceau large, laissant le dire à ses débords, ses heurts, ses empêchements, à ses accidents. Mais parler n’était pas refaire en mot ni seulement tisser de pauvres doublures aux tableaux : alors qu’à peine plus tôt Liron passait en crabe, tirant à bout de bras ses grands formats pour les déposer tour à tour devant moi, les ramenant parfois du fond d’une pièce vers l’autre, les déballant, les remballant, les déposant contre le mur sur deux cales, nous peignions encore.
Parce que dire est un geste.
[...]
Prononçant encore à voix basse dire et voir et penser sont des gestes, et le ruminant, je répète à moi-même que peindre n’est probablement pas réductible à l’habile apposition des couleurs sur un support. Peindre n’est pas davantage assimilable au simple résultat de l’action qu’il désigne. Ou bien l’on pourrait affirmer tout à fait le contraire, peindre n’est rien de plus, cela n’en serait pas moins vrai. C’est pourtant qu’on se trouve à tourner des heures à l’atelier, battant la semelle, les yeux vides, se reprochant l’inefficacité, l’oisiveté, la paresse, c’est ruminer des pensées confuses, tirer la tranche d’un livre, lire trois phrases, le reposer. C’est parfois se repaître du balancement d’une branche humide sur la vitre ou du spectacle presque immobile, de la fraîcheur intermittente d’une grille jetant son ombre sur la terrasse. C’est encore quitter les lieux sans avoir pu toucher les pinceaux, dépité, traînant sa propre matière tourmentée dans la ville jusqu’à l’heure des courses, puis des enfants quittant l’école, jusqu’à cette impression que la vie, l’emploi du temps, les contingences reprennent ce qu’on espérait leur avoir dérobé. Personne ne verra jamais cela dans un tableau. Pourtant, par effet rétroactif, la peinture, le désir de peinture, agissent sur la façon d’arpenter le monde et d’être attentif à ses contraintes, à ses agencements, à ses temporalités... Ils provoquent quelque chose de l’ordre d’une extension généralisée de la palette. Cela n’est pas neuf, mais c’est avec autre chose que des couleurs que l’on peint avec des couleurs. Le monde est la palette. L’atelier, l’artiste sont encore une portion de la palette. Ainsi, Jacopo Carucci, dit le Pontormo, il y a 5 siècles, livrant et désignant les plates choses de sa vie dans un journal, les goûtant dans leur nom, les livrant par le menu, dans un style raccourci, semblait encore travailler à ses compositions dans le substrat même de la notation. Il n’y a qu’à lire le tableau verbal dressé par Pierre Parlant , qui sans aucun doute n’est qu’un parmi d’autres possibles, extrayant puis mettant bout à bout le relevé savoureux des repas de l’artiste . Ainsi comme tel ou tel papillon qu’on ne cesse plus de voir paraître au détour des chemins, dès lors qu’ils fut une fois, ne serait-ce qu’une seule fois nommé, c’est-à-dire épinglé par le langage, s’arrachant alors de l’ambiante confusion, de la masse hirsute du paysage, tous les désœuvrements de l’artiste, ses empêchements biographiques, tous ces éléments d’un journal le plus souvent non tenu, participent à la saveur des tableaux, qu’ils reçoivent et portent, probablement, de façon discrète, presque imperceptible. Alors chaque touche, lorsqu’elle est enfin posée, qu’elle irradie de toute sa simplicité, peut devenir chose infiniment complexe pour qui veut le voir. Elle est un paysage. Elle est le condensé non plus seulement du choix d’une couleur, de son mélange toujours partiellement manqué dans le fond d’une assiette qui se rappelle les poils, la salissure de la brosse ou du pinceau dont on a choisi la taille, à moins qu’on l’ait empoigné sans un regard, dans l’urgence, ce n’est d’ailleurs peut-être pas un pinceau, mais une lame de carton, un chiffon, qu’importe, elle est encore le sac infime de ce qui précède. La touche est davantage qu’une inflexion particulière donnée par le peintre à son geste, elle contient l’attente, l’errance, la saveur et la couleur de toute chose rencontrée, nommée ou tue, lorsque la main se précipite vers la toile et s’y enfonce.
Pour décrire un tableau, il faudrait alors pouvoir isoler chacune des touches qui le composent pour en faire le récit. Et remonter en cascade les leviers d’où procède le moindre geste. Aussi faudrait-il savoir mettre à jour le roman dissimulé de cette somme accomplie, désormais sous nos yeux, savoir faire récit de chacun des gestes, des déplacements, à défaut d’avoir accès à ce que le peintre a vu, pensé, mangé. Dénouer ainsi toutes les histoires possibles des gesticulations qu’il aura fallu pour qu’une main saisisse le pinceau sur le bord cannelé d’une assiette en carton, d’une assiette reposant sur le sol parmi d’autres assiettes, cupules, pinceaux ou chiffons, et qu’un bras s’avance enfin. Savoir faire le récit d’une main transportée, pensée vers la toile. Et l’on pourrait finir à l’instant même où s’opère le contact. Puis il faudrait recommencer, passer au geste suivant, produire et poursuivre ainsi le récit des récits, procédant par simple accumulation, espérant enfin que se produise leur couture dans le langage. Mais l’on sait par avance l’indigence du projet, parce qu’au bout de l’histoire on n’apercevrait aucun tableau. Laissons !
Posons simplement cela : peindre, c’est encore buter sur un morceau d’architecture rouge, obsessionnellement, ne sachant comment faire exister vraiment ce qui ne fait qu’être là. Et virant, joue plaquée sur la vitre d’un bus, l’œil surveillant en coin le mouvement des façades, son regard se courbant avec elles, Liron peint. Consignant la traversée, cherchant la sensation de virage, scrutant cette légère déformation de son regard, l’émotive boursouflure qu’elle vient faire au langage, Liron peint encore. Alors parler, assis tous deux sur un banc place Bellecour, secouant nos mains, nos têtes rougies dans la lumière, le jaune allumant nos pulls, les jeux d’enfants devant, balançant, tournant dans nos yeux, c’était peindre encore où la peinture ne possède aucune couleur.