Tableaux de couples nus s’ébattant dans des cieux pastel. Sculptures copulatoires de corps en suspension dans l’air. Reliquaires présentant des figures d’anges sexués, armés de fusils mitrailleurs. Là-dessus, des vaisseliers, des autels domestiques, des oratoires… Visiter le « garde-meuble » de Jean Claus, c’est, d’évidence, s’aventurer dans l’inclassable. Car cet art, qui assume avec malice l’inactualité de ses sujets, puisés dans un répertoire qui serait celui des Métamorphoses, de la grande peinture des XVIe et XVIIe siècles et du premier romantisme, est en même temps on ne peut plus contemporain dans le choix de son principal matériau, la pâte polyester, et affirme de la sorte un sens du décalage tourné contre l’époque aussi bien que contre lui-même. Et de fait, face aux « amphigouris », écritures indéchiffrables reportées sur le socle des statues, face aux titres abracadabrantesques des tableaux, face, surtout, à l’ironique légèreté de cette œuvre, c’est au tour du spectateur d’en perdre son latin.
Conçue par l’artiste lui-même, accompagnée d’une préface de Jean-Claude Walter et de poèmes parus pour certains sur son site (intitulé « Bulletin des éphémérides provinciales. Observations météorologiques à corps perdus », ce qui ne s’invente pas), cette monographie richement illustrée et reprenant l’ensemble des écrits de l’artiste, revient ainsi, section après section, suivant le découpage de l’œuvre, sur les quarante années de carrière d’un artiste qui s’est affirmé sur le tard, et aujourd’hui âgé de quatre-vingts ans.
Les auteurs
Né en 1939 à Saverne, vivant aujourd’hui à Strasbourg, Jean Claus s’engage assez tardivement dans la pratique de la peinture et de la sculpture, ses premières expositions notables datant de la fin des années 1970.
La singularité de son travail, entre l’anachronisme revendiqué de ses sujets et l’extrême modernité de son matériau, lui vaut toutefois rapidement des expositions personnelles dans les principaux musées de l’Est de la France, ainsi que plusieurs commandes de sculptures pour des espaces publics.
De 1983 à 1999, il a été responsable de l’atelier de sculpture de l’école d’architecture de Strasbourg.
Le site de l’artiste.
Son blog, le « Bulletin des éphémérides provinciales ».
[Photographie : ©Klara Beck]
Né à Besançon en 1940, Jean-Claude Walter s’installe dès l’enfance en Alsace, région où il a vécu toute sa vie et qui a fortement marqué son œuvre. Il vit aujourd’hui à Haguenau (Bas-Rhin).
Il est l’auteur d’une œuvre qui va du roman (L’évêque musclé, Flammarion, 1968) à l’essai (Léon-Paul Fargue ou L’homme en proie à la ville, Gallimard, 1973), de la poésie (Le Sismographe appliqué, Flammarion, 1966) à l’autobiographie (Les étincelles noires. Une enfance alsacienne, Gérard Louis, 2002). Des Poèmes des bords du Rhin (1972) jusqu’aux Dialogues d’Ombre (1996), il a publié au total sept recueils de poèmes chez René Rougerie.
Jean-Claude Walter œuvre également à l’illustration des cultures alsacienne et rhénane. Il a notamment participé à la traduction des deux volumes de l’Œuvre poétique de Nathan Katz (Arfuyen, 2001 et 2003) et fait paraître Le Rhin, un voyage littéraire de Jules César à Guillaume Apollinaire, anthologie réunissant une trentaine d’écrivains (Éditions Place Stanislas, 2011).
Ses textes sont traduits en anglais, allemand, italien. Il a reçu le prix Charles Vildrac et, en Italie, le prix Cesare Pavese.
Extraits
JEAN CLAUS TANNENBAUM
D’abord passons les passantes… Statues levées, saisies au vol ou agrégées, vibrionnantes. Nymphes de l’atelier dans le plus simple appareil, mais d’une pudeur provocante... Ralentir, travaux : l’artiste au boulot.
Ralentissons. Arrêtons-nous. Regardons.
L’œuvre à son tour nous regarde. Nous questionne. Nous surprend ou nous choque. Faut-il lui répondre ? L’ignorer ? L’insulter – comme cela se fit maintes fois durant les siècles ?
Ou simplement l’applaudir, ou l’adopter ? Ce qu’on voit là, c’est un complexe étrange. Une planète étrangère. Un déboulé d’astéroïdes.
Allons-y. Efforçons-nous d’en causer. Si ce n’est de l’écrire ! A bâtons rompus, alphabet sismographique, hiéroglyphe scabreux…
Taisons-nous. Écrivons.
De la peinture à l’huile, sur le motif. Techniques diverses, palpations de la matière : carton, bois, textile, etc.
Les reliquaires, et l’étonnante prédication aux gazelles…
Statuaire, sculptures : garde-meuble, temples, autels domestiques. Des hommes, des femmes, des androgynes – nus comme les poissons.
Interminable Journal d’un Vosges-trotter sous aquarelles polymérisées.
Météorologies, gribouillis, mythologies.
Dessins. Aquarelles. Écritures et calligraphies…
La suite aux prochains numéros : l’artiste se fait les muscles.
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DANS L’ATELIER
« IDOLES, TEMPLES ET AUTELS DOMESTIQUES POLYMERES »
A Strasbourg, le Temps tourne l’angle du boulevard de Lyon jusqu’à la rue du Hohwald et se fige quelque part – c’est-à-dire « nulle part » dans la procédure de l’œuvre d’art dévoilée depuis des lustres. Tel ce lieu mythique entre l’Alsace et Saint Louis du Sénégal où le guerrier totalement pacifique mais en uniforme subit la loi du soleil, pour s’agenouiller A l’ombre des jeunes filles en fleur, ce soleil d’enfer qui sculpte les mots, les images, et les foudres de l’air.
Tel ce lieu-dit de l’atelier… Que l’on découvre dans le bâtiment de cette ancienne laiterie, en friche depuis le sol jusqu’à la soupente, où Jean Claus monte la garde. « Je suis, dit-il, dans un garde-meuble dont je serais Hadès, non pas dieu, mais concierge, gardien de ce mobilier… La loge du concierge est en hauteur. Elle surplombe le théâtre pétrifié des statues, temples et autels domestiques… »
On s’y propulse, à travers ces nuées ininterrompues d’androgynes, hommes, femmes, anges ou cariatides qui frémissent, vibrionnent et s’élancent alentour - le ramage de leur nudité, plumage des gestes, cette sarabande des mains, pieds, cous et reins tendus comme les sons d’un violon, violoncelle, orchestre en son entier…
On s’y avance. On perçoit le bruissement des ailes et des membres, on scrute le vide des regards, sous l’accueil bienveillant d’un Christ collé au mur, à qui il ne manque que la croix. Il ouvre ses bras à cette vaste réunion de statues, nues au milieu des autels et temples domestiques où nous errons à notre tour. Tandis que l’artiste, dans sa cage de verre, là-haut, comme un grutier au faîte de son Olympe, interpelle et morigène cette peuplade de femmes, d’hommes, de transsexuels - toutes créatures de nos époques en verte mutation.
Michel Foucault, dans l’un de ses derniers livres : « Avons-nous vraiment besoin d’un vrai sexe ? » C’est la question.