Dans son hommage à la peinture figurative et animalière de Gilles Aillaud, Nicolas Pesquès entremêle avec finesse notations poétiques, fragments de théorie sur l’art, descriptions de tableaux, bribes de souvenirs en compagnie du peintre. Le côtoiement des formes et des couleurs de Gilles Aillaud, l’encourageant à écrire, semble lui révéler qu’écrire et peindre sont deux formes d’un semblable besoin d’expression, qui, sans se confondre, convergent vers la même question impossible. « La seule question qui vaille est celle à laquelle on ne peut pas répondre. Les bêtes nous indiquent la possibilité de ne pas la poser. L’expression est ce que nous avons trouvé de mieux pour ne pas la résoudre sans l’étouffer. Par la peinture, par le poème, nous la restituons dans son malheur. » (Dans le mauve à l’aplomb des corbeaux)
On ne trouvera aucune réponse définitive à l’énigmatique question, ni dans la peinture de Gilles Aillaud, ni dans la littérature de Nicolas Pesquès ; seulement « des formules possibles, inventives et vouées à la vision de sa nuit ». La formule qu’il invente dans son livre s’élabore dans une intimité étroite et de longue date avec l’œuvre de l’artiste lié au courant de la Figuration narrative. Ce volume constitue une traversée de la peinture de Gilles Aillaud en cinq chapitres : Dans le mauve à l’aplomb des corbeaux (texte d’une monographie parue chez André Dimanche en 2005), Pan ! (paru dans Sans peinture, L’Atelier contemporain, 2017), Après l’image, Chères images, et Vous la dirai-je (inédits).
Cherchant sans relâche une manière de dire attentive à l’étrangeté de ce qui se présente, Nicolas Pesquès tente de cerner au plus près la singularité du sillon creusé par le peintre dans la réalité rugueuse : « Peindre ce que l’on a devant soi, présenter le monde. Gilles Aillaud, une fois accompli le choix de cet écart plutôt que celui de la philosophie – mais celle-ci n’a pas cessé d’accompagner sa démarche –, n’a jamais eu d’autre souci. Il s’est d’emblée installé au cœur perpétuel de la peinture. » Ce cœur de la peinture, ce noyau, chez Gilles Aillaud, est celui d’une figuration des existences animales, végétales, minérales : « Il ouvre et accède au monde. À ses rivages, à ses arbres, à ses cailloux. Il ouvre et accède au grand large de l’anonyme flux des choses précises. » (Dans le mauve à l’aplomb des corbeaux) Choses anonymes et précises à la fois, que le peintre saisit à la croisée du mystère de leur venue et de l’évidence de leur présence.
L’écrivain tente de suivre le peintre dans ce flux, ce labyrinthe où il s’est engouffré, où l’idée d’achèvement n’a plus cours, où seuls comptent les mouvements de la pensée et les gestes de la main, toujours à recommencer : « Le labyrinthe : c’est l’autre nom du dehors, c’est tout ce qui est là : le paysage, la bête qui vaque, la main qui dessine, l’homme qui bifurque et continue. C’est peut-être la première image, celle de notre connaissance des choses, de la peinture, etc. Gilles Aillaud a toujours voulu y revenir, y séjourner. Que faire après l’image s’il n’y a rien avant ? En produire d’autres, de nouveaux textes, de nouveaux tableaux ; c’est cela vivre dans le labyrinthe. » (Après l’image)
Le labyrinthe, à la fin, ressemble à un fourmillement d’images. Images peintes, mais aussi images verbales, qui toutes deux défont les logiques discursives réductrices. Si la rencontre entre peinture et parole a lieu, c’est par la grâce d’un étoilement d’images : « Et si l’idiome commun à toutes les expressions était l’image ? Et qu’à l’empire du discours on puisse opposer un étoilement du corps et de la pensée... » (Vous la dirai-je) Privé des images du peintre, suite à une opaque censure de ceux qui gèrent le fonds de son œuvre, ce livre cherche cependant à fabriquer des images verbales et « des phrases à leur hauteur ». Plus qu’une contrainte, cela devient l’occasion « de mettre l’écriture en phase avec le muet pouvoir d’écarquillement et de bonheur que cette peinture prodigue ».
Les auteurs
Nicolas Pesquès, né en 1946, commence à écrire en mai 1971.
Le poème La face nord de Juliau débute en 1980 ; il compte aujourd’hui dix-huit livres publiés (chez André Dimanche et chez Flammarion). À l’origine, il s’agit d’une tentative de transposition : appliquer à l’écriture d’une colline ardéchoise l’insistance et l’assiduité de Cézanne sur son motif. Exprimer pas à pas le vif et l’intégralité du paysage. Mais dire une colline, compte tenu des phrases qui la façonnent et du corps qui les éprouve, c’est entrer dans la nuit de l’expression. Le projet est devenu une aventure. Il a absorbé son questionnement, déplacé les éclairages. Il est happé et repoussé par cette relation qui interroge « la nature des choses » via l’articulation d’un langage. Le projet est inachevable. En tant que poème, il est imprévisible. C’est du cœur de cette cécité qu’il travaille. La dix-neuvième et dernière version de La face nord de Juliau paraîtra chez Flammarion en 2023. La question de l’image sera centrale, comme dans ses écrits sur Gilles Aillaud.
Les autres poèmes publiés peuvent être considérés comme des excroissances, des poussées respiratoires hors du tronc central. Parallèlement, la fréquentation de la peinture accompagne et nourrit l’ensemble du travail, ce dont atteste Sans peinture (L’Atelier contemporain, 2017), recueil de textes sur les œuvres de Pierre Buraglio, Anne Deguelle, Bernard Moninot ou Shirley Jaffe, entre autres.
Le site de N.P.
Presse
Isabelle Baladine Howald, Poesibao
Annabelle Hautecontre, Le salon littéraire
Olivier Olgan, Singulars
Jean-Baptiste Para, Europe
Extraits
Si l’image est la première rencontre avec tout ce qu’il y a, il faut la considérer comme une origine. Les corps qui se présentent ont d’abord ce pouvoir. Ce qui arrive nous arrive avec cette puissance, depuis la sensation que nous en avons. Nos yeux nous affirment cela ; les sons, les odeurs provoquent les mêmes élans. Ainsi commence l’expérience des choses.
C’est juste après, ou plus tard, quand les corps se touchent – s’ils le font – que se déclenchent des liens de vie : des renvois et ricochets d’images après qu’elles ont pressé tout leur suc sur nous et que s’est établi leur monnaie d’échange. Il s’agit d’un va-et-vient et les corps sont pris dans cette alternance, renversés à tout moment par la force croisée des images. Dans ce tourbillon, on peut perdre de vue la troublante stabilité de ce qui ne fait que changer de sens. Pour Gilles Aillaud ce commerce est un gouvernail.
Le langage suit la même aventure, participe aux mêmes événements. De même la peinture quand elle s’en mêle.
Le monde des choses et des faits va pouvoir s’emballer, tenter de s’y retrouver, de revoir les images premières en produisant leurs pareilles. Si les corps en accueillent la teneur et y consentent, le même sera ou ne sera pas au rendez-vous. Ainsi va cette façon d’advenir qui brouille les pistes, en piétinant cet inlassable commencement de figures, en allant de l’avant dans le désir d’image qui nous tenaille, de pensées qui les entretissent.
Le monde nous vient comme ça, et nous le restituons tel quel, de mille manières. Le corps filtre ces transactions. Les peintres s’en donnent à cœur joie. Gilles Aillaud a pu ainsi, sa vie durant, passer du pareil au même, comme il savait devoir le faire ; ces allers et retours sont la matière et la raison d’être de son art.
Le labyrinthe : c’est l’autre nom du dehors, c’est tout ce qui est là : le paysage, la bête qui vaque, la main qui dessine, l’homme qui bifurque et continue. C’est peut-être la première image, celle de notre connaissance des choses, de la peinture etc. Gilles Aillaud a toujours voulu y revenir, y séjourner.
Que faire après l’image s’il n’y a rien avant ? En produire d’autres – de nouveaux textes, de nouveaux tableaux ; c’est cela vivre dans le labyrinthe.
(Après l’image ou Dans le labyrinthe)
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Et si l’idiome général commun à toutes les expressions était l’image ?
Et qu’à l’empire du discours on puisse opposer un étoilement du corps et de la pensée, un rayonnement de plusieurs puissances. Une imagerie venue de partout et de tous nos sens.
Ce serait l’empire de l’image, toutes images confondues, pour faire rentrer le discours dans le rang. Décoloniser l’espace occupé par la grammaire, laisser les images à leur tâche, nous abasourdir par leur manège et leur grégarité.
Car les images appartiennent à tous les mondes, elles peuvent y circuler, transiter, s’échanger, peut-être même se fondre s’il est possible de les accorder – les verbales, les picturales – de les voir sans avoir à les dire ou de les dire comme si on les voyait seulement, les touchait, les entendait. Dire n’offrant plus que cela : du sens, un bouillonnement et une expansion des sens ; la souplesse de la pensée précipitant l’étourdissement, la mêlée d’une seule image et de plusieurs capacités. Allant ainsi par d’étonnantes passerelles, chaque pas supposant son abîme, l’acclimatant, chaque pas fournisseur de vide, de vertige. A la fin ce serait toujours le même résultat : une émotion constituée, restituée, imagée.
(Vous la dirai-je ?)