Recueil complet des essais du poète Yves Bonnefoy sur le peintre Alexandre Hollan : 30 ans de réflexions. Le livre est largement illustré, dans une présentation réalisée par l’artiste lui-même.
Jérôme Thélot :
Le présent volume rassemble tous les essais qu’Yves Bonnefoy a consacrés à l’œuvre d’Alexandre Hollan et les donne à lire dans l’ordre chronologique où ils ont paru. Ces essais diffèrent les uns des autres par leur forme plus ou moins longue, plus ou moins narrative, intuitive ou dialectisée, mais si l’effet de chacun est singulier et impressionne selon sa couleur propre, en revanche leur teneur à tous est analogue, et même est leur visée. Ce sont des circonstances et des besoins distincts qui leur ont donné naissance à des moments divers, les uns ayant été destinés à des catalogues d’exposition, d’autres ayant répondu à l’exigence indépendante d’élucider une réflexion personnelle, mais c’est une seule vocation qui les a en profondeur suscités et qu’ils confient à l’émotion et à l’intelligence de leur lecteur. Il s’ensuit que voici un livre on ne peut plus musical, dont chaque essai devenu chapitre est à l’ensemble unifié ce qu’un mouvement d’une sonate est à sa totalité — avec ceci, cependant, que l’œuvre ainsi formée, plus complète évidemment que ses parties, plus aboutie, et que ses variations rendent ainsi très belle, n’en est pas moins rigoureusement identique à chacune de celles-ci sur un point fondamental, qu’il faut signaler d’entrée. Ni aucun des essais ici rassemblés ni leur rassemblement lui-même ne s’édifie en œuvre close, en résultat achevé : bien au contraire, la composition de ce livre étant marquée par les hasards qui l’ont rendue possible, par les données fortuites des événements biographiques, éditoriaux, spirituels, auxquels l’écrivain et le peintre doivent de l’avoir conçue, relève de la même vie ouverte, de la même aventure que ses essais constitutifs, de sorte qu’elle accomplit, comme eux, non pas une somme terminée, non pas un projet qui serait enfin fini, mais un moment nouveau dans une recherche en cours qui va de seuil en seuil, rien qu’un pas de plus sur un chemin qui se poursuit.
Ouvrage publié avec le concours de la Fondation pour les Lettres et les Arts de Vevey.
Les auteurs
Yves Bonnefoy est l’un des grands poètes de la langue française. Dès son premier livre, Du mouvement et de l’immobilité de Douve (1953), sa voix retentit avec une gravité et une mesure saisissantes, ouvrant à l’esprit un pays profond de pierres et de déserts, où l’épreuve décisive est d’abord celle de la nuit, de la solitude et de la mort. Or cette voix travaillée de nombreux souvenirs, mais gardée pure, n’a cessé ensuite de creuser dans l’inconnu, associant en elle une formidable puissance d’invention formelle à un très haut souci – à la fois éthique et métaphysique – celui de douer de sens la parole humaine et de refonder, par-delà les chimères mentales avec lesquelles nos époques troublées s’illusionnent, un lieu réel pour l’échange humain. Cette entreprise du poète, depuis ses commencements dans le surréalisme de l’Après-guerre, en passant par son enseignement dans la Chaire d’Études comparées de la fonction poétique au Collège de France (de 1982 à 1993), est demeurée fidèle à soi, déployant de livres en livres son projet inaugural superbement formulé dans L’Improbable : « Il faut, autrement dit, réinventer un espoir. Dans l’espace secret de notre approche de l’être, je ne crois pas que soit de poésie vraie qui ne cherche aujourd’hui, et ne veuille chercher jusqu’au dernier souffle, à fonder un nouvel espoir. » (Jérôme Thélot)
Présentation de l’œuvre et de la vie d’Yves Bonnefoy sur le site du Collège de France.
Presse
Articles de Florence Andoka (« CCP ») ; Pierre-Henry Frangne (« Critique d’art ») ; Philippe-Emmanuel Krautter (« Lexnews ») ; Jérémy Liron (« Les pas perdus ») ; Fabien Ribéry (« L’Intervalle ») ; François Xavier (« Le salon littéraire »).
Des avis de lecteurs sur « Babelio.com ».
Extraits
On sait beaucoup de l’œil et peu du regard. On sait comment l’impression optique est transmise au cerveau, synthétisée, on comprend même pourquoi, par la voie de complémentarités, de nuances, la couleur se fait agrément si ce n’est même beauté – mais comment expliquer de quelle façon notre regard traverse la couleur, la forme, pour appréhender dans la chose ce qui fait qu’étant cela elle est aussi, et d’abord, ce qui est là, devant nous ; ce qui fait que dans l’apparence peut se lever la présence ? Pourtant c’est bien ce qui a lieu, quelquefois. À la pensée qui analyse, mais de ce fait même se perd dans la réalité de matière, indéfiniment fragmentable, s’est substitué alors l’acte de sympathie qui fait que le monde à nouveau respire, et nous en lui.
L’art, à son plus haut, est cette transmutation par laquelle la vue, à son plus simple, se fait ce qui rend la vie. Et Hollan est un de ces quelques justes grâce auxquels, dans une peinture aujourd’hui dangereusement détournée de l’être sensible, un peu de l’absolu traverse encore les branches, brille encore dans l’eau des sources. Car regarder, pour lui, c’est rejoindre ce point, à l’intérieur de ce qu’il regarde, d’où l’être propre de cet objet, de cette existence s’élance, s’unit à sa figure visible, la doue de rayonnement : c’est percevoir ce qui est trempé de l’eau d’avant la lumière, comme c’est le cas dans les souvenirs d’enfance ou les lieux que l’on imagine à la lecture des grands poèmes, ainsi chez Wordsworth ou Nerval.
D’où ces noirs et gris admirables dont Hollan fait ces grandes figures d’arbres qu’il passe des étés à approfondir, comme par un acte d’oraison qui n’aurait besoin pour connaître et signifier le divin que de l’infinie chose quelconque. Et dans ses natures mortes ces rougeoiements qui sont plus de la vibration que de la couleur – on les entend, sons fondamentaux, là où encore la vue hésite, c’est le « Si tu veux voir, écoute » de la tradition mystique, cet irremplaçable amont de la vraie peinture. Hollan, à sa façon, est peintre d’icônes. Il cherche par quelle voie dans l’image notre rapport à la transcendance – ou l’immanence, comme on voudra – peut reprendre, malgré les mots qui ne savent plus ; par quel silence des formes l’apparence transfigurée peut poser à nouveau, pour un jour, sa main méditante sur notre épaule. [1989]
(…)
Chez Hollan l’approche de la réalité hors langage a lieu dans des peintures où il descend jusqu’au vertige dans l’abîme de la couleur sur des chaudrons rouillés, des brocs, des fruits posés auprès de ceux-ci sur un fond délivré des dimensions de l’espace. Et ainsi la nature morte — il préfère dire « vie silencieuse » — exerce-t-elle à nouveau, comme chez Chardin, sa fonction de résurrection. Car ce que rejoint ce travail qui transgresse si fort, par la grâce des yeux, les pouvoirs d’observation du simple langage, c’est évidemment l’unité que méconnaît la pensée analytique, c’est la coïncidence avec soi que cette unité assure à la chose : et peut alors avoir lieu le second pas. Dans cette fois des études d’arbres Hollan affronte cet être-là se faisant présence, il peint des surgissements, des rencontres, il parle avec l’olivier ou le chêne, et ceux-ce ne sont plus des hasards de son environnement mais des compagnons de sa vie, laquelle se confond de ce fait avec sa recherche de peintre, au meilleur de son devenir. Le passage de la perception d’infini à l’attestation d’absolu a décidé d’une vie. Exactement ce que la poésie permet d’espérer, qui est dans les mots la même visée que celle qui entraîne Hollan dans les profondeurs du visible. [2009]