se questionner sur le sens de ce que veut dire habiter sa vie, autant le corps de sa vie que le monde alentour — que soi et le rapport à l’autre — que de s’inscrire dans l’immobilité, dans des espaces clos — que dans le mouvement, le glissement, dans des paysages où la vue est arrêtée autant que dans le vide —
le dernier texte du livre apparaît comme une tentative de réponse : l’autre, la rencontre amoureuse de l’autre seule nous donne une espérance à habiter la vie, comme si l’Art d’Habiter ça pouvait être juste aimer et être aimé
La prière d’insérer de CHRISTIAN ESTÈBE :
C’est toujours un risque de vouloir écrire, d’avancer ainsi, presque nu dans les mots, dans les morts, pour rester vivant.
Il y a de la solitude, de l’émotion chez Manuel Daull qui est un écrivain véritable. Il a son exigence et sa fierté dans la geste d’écrire, de publier, c’est-à-dire de rendre public le secret de cette main qui trace l’orbe à être là, à devenir.
Une femme sans visage parle ici, je pense à Emma Santos cet écrivain majeur englouti dans la folie, ressuscitée par son écriture, son théâtre.
« Je suis cette femme née nulle part – il n’y a pas d’adresse où je suis née. »
Manuel nous le dit, noir sur blanc, dans ce nouveau livre, ce livre nouveau qu’il nous livre, nous délivre :
« Le chaos c’est l’art d’habiter la vie »
Une cité s’érige, comme il s’en érigeait beaucoup dans les années soixante ; ici, s’érigent des mots, comme les briques qui font le texte, qui font le livre :
« Bâtir sa demeure » dit le poète.
Daull se fait maçon, comment ne pas saluer Thierry Metz, oui,
« On ne vaccine pas contre les jeux d’enfants. »
On ne vaccine pas contre le risque d’entrer en écriture, contre le risque de vivre ça : écrire des livres.
Une poignée de mots entre deux rires, entre deux verres, entre deux larmes, versées pour presque rien :
« Patron ! Le même ! »
C’est pour écrire, c’est pour tenter de se sustenter… Ne pas rester là, à ne rien faire, les mains dans les poches des morts-vivants, à écouter siffler le vent aigre qui dit que demain ça sera mieux…
Alors Daull se met à écrire, encore, pour soigner les plaies qui suintent de l’indifférence.
Dans ce livre, il y a des trains, des gares, des citées, des gens, de la violence, de la solitude et de la beauté. Dans ce texte, il y a une écriture vraie qui bat la mesure comme le tic-tac régulier d’une montre en or.
Il y a de la mort, de la vie, c’est une histoire, c’est un livre pour vivre, c’est un livre pour être tenu par des mains amies.
Manuel Daull l’écrit :
« Le corps comme un véhicule de leur attente. »
Attente d’une écriture à venir, la main qui encore trace, la main passe, ardente.
Il faut lire maintenant le livre de cet écrivain rare :
« Jusqu’à la prochaine gare »
tapie dans les brumes de l’À venir.
Les auteurs
Manuel Daull, né en 1966, a créé la librairie Le Marulaz à Besançon.
« pour ce qui est d’une notice biographique, je n’y arrive pas — quand je cherche sur le net des choses que j’ai pu faire et/ou qui parlent de moi je ne me reconnais pas — c’est à la fois moi, et pas moi, ou juste un bout de moi, ou des fois encore pas du tout — mais c’est peut-être ce qu’il faudrait juste que je dise de moi — que je n’y arrive pas — il faudrait peut-être seulement ajouter que le langage — tous les langages dans ce qu’ils tendent de mains vers d’autres mains — me préoccupe(nt) — me questionne(nt) — me porte(nt) vers des horizons inconnus de moi — me fait ou me font traverser tant de territoires, qu’il n’est pas utile de nommer ici »
Le site Internet de Manuel Daull.
(Photographie de Lin Delpierre)
Stephan Girard, né en 1968, vit à Besançon. Son travail a notamment été montré à la galerie Jean Greset ou à l’École régionale des Beaux-Arts de Besançon ; il répond régulièrement à des commandes de reportage photographique d’architecture.
« Ce qui va générer une prise de vue s’apparente à une cristallisation des émotions et des intuitions. Il s’agit d’une disponibilité au monde, disponibilité si difficile à atteindre mais qui, lorsqu’on la croise est source d’émerveillement. Je tente de faire de l’image photographique un seuil, un espace, une condition de l’apparition et de la représentation du réel. L’image est ramenée au simple désir de signifier et d’ouvrir dans l’instant et le lieu. Seuil d’un “autre réel possible” dans ce monde de “l’ici et maintenant”. Espace sensible, livré à notre imagination, nos fantasmes, nous mettant ainsi face à l’altérité du visible. »
Presse
« Une vocation de transport en commun », article d’Élodie Bouygues (« Poezibao »).
« Mots mis “bout à bout” en eaux durassiennes », article de Sabine Huynh (« Diacritik »).
« L’aventure humaine de Manuel Daull », article de François Xavier (« le salon littéraire »).
Lecture par Florence Andoka (« CCP »).
Lecture par Jean-Paul Gavard-Perret (« Le littéraire.com »).
Extraits
que faut-il voir dans cette imagerie, de la parole aux oiseaux adressée, plutôt qu’aux hommes — la distance nécessaire pour donner écho à cette voix — le contournement d’une respiration, que l’on ne prend pas dans le visage directement, comme à vingt centimètres, de celui qu’on écoute — le temps parcouru pesamment de la réflexion, autant la sienne que la nôtre — notre travail pour édicter une règle jamais écrite par lui — quelque chose comme l’ironie socratique vue par Jankélévitch —une dérision loin d’être cynique — la justesse d’une communication à l’adresse des autres — qui sait que la ligne droite n’est pas le chemin le plus court — souvent j’ y pense
je suis cet homme — cet homme qui ne connaît pas de modèle — pour qui tout est modèle — un petit traité du paradoxe à mon échelle — qui ne prend rien pour acquis, ni ce qu’on lui dit comme vérité, ni les lectures et autres interprétations du monde qu’on lui livre tous les soirs à vingt heures — qui parfois en entend le factuel — qui se surprend, à ne rien comprendre de ce qui parle souvent au plus grand nombre — qui ne comprend pas pourquoi, je veux dire les intentions, ou qui les comprend trop, ce qui lui rend les choses insupportables
cet homme qui souvent s’est promené par les rues de sa ville sans savoir où aller — sans connaître la destination de sa marche — comme en recherche — pour la recherche de rien de préalable — pour le trajet avec un point d’origine comme seule certitude et encore — qui petit à petit perd le lien social de la parole à d’autre destinée — qui connaît une crise de foi, et qui aimerait que le chocolat en soit la cause
un petit homme de face comme en profil — qui croit encore que le langage doit changer le monde, si tant est que l’on soit capable de le penser — capable de réfléchir à son utilité — capable d’inventer une langue impersonnelle, qui puisse toucher et développer ce qu’il y a de meilleur en nous — qui finit par ne plus croire en rien, comme beaucoup par doute — par facilité par refus de souffrir
souvent je pense à cette parole des Saints et ce n’est pas mon église pourtant — des prophètes — cette tentative toute humaine de vouloir ouvrir les yeux au respect de la vie, je retiens — si je suis dans l’hiver, c’est moins par solitude que par incompréhension — de trop savoir que l’on est rien sans l’autre, avec une indéfinition volontaire de ce concept d’autre — ce que l’on voit ce qu’on ignore — ce qui nous entoure — comme ce qui nous échappe
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— je suis à l’heure quand je suis avec toi — quand tes yeux se posent sur moi — quand ta voix vient me couper en deux — quand ta main vient me rejoindre — je suis juste à l’heure, je n’ai plus d’âge — je suis hors du temps — hors de tout — je suis juste là, à ce que je fais — ton corps représente ce petit territoire qui permet ça aussi — je pourrais te dire je ne pense à rien quand tu me regardes — quand tu me parles — quand tu m’embrasses, quand tu me touches — je ne pense à rien quand tu viens t’allonger sur moi — quand tu m’embrasses — quand on se touche enfin — quand les mouvements de tes fesses sous mes mains cherchent mon sexe pour le coller au tien — quand tu t’assieds et t’ouvre sur moi au bord de ton lit, que tes seins frôlent ma bouche — quand ma bouche se perd sur toi — quand nos langues se touchent délicatement — quand ta main prend mon sexe pour te caresser sans le faire entrer en toi, je ne pense à rien mais je suis pleinement là, à toi, pour toi — dans nos baisers — dans nos caresses — entièrement, totalement là pour toi — je suis juste-là cet homme — l’objet de ton désir, tu es celui de mon bonheur — même si c’est rare — même si c’est du temps volé à d’autres — même si ça s’arrête demain — je suis cet homme qui arrête de courir — qui fait ce qu’il a à faire comme naturel — juste qui est à sa place — je pourrais dire que ton corps est le lieu ou je suis à ma place — petit territoire de mes pas sur le sol dessiné je disais, je dis toujours — là où tu es quand je suis avec toi, je suis à ma place comme jamais — je sors de la nuit — mes fantômes me quittent — leurs voix se taisent — mes voix se taisent enfin — je retrouve cette capacité d’oubli, ma survie — je suis à nouveau vivant — vivant, même si je meurs en te quittant chaque fois — chaque fois je meurs en te quittant — chaque fois un peu plus