Nous qui nous apparaissons trace une voie dans l’inconnu, dans la nuit des sombres temps. Pour affronter cette nuit, Gérard Haller invoque la compagnie des poètes qui lui sont chers, comme Nelly Sachs et Paul Celan, dont une formule aussi obscure que limpide est placée en exergue : « vers nous et devant nous et vers nous ». C’est ce battement qui scande Nous qui nous apparaissons, comme il scande tout cheminement dans l’inconnu.
Dans Nous qui nous apparaissons, livre d’une brièveté météorique, Gérard Haller travaille ensemble les questions poétiques et politiques de la communauté, de la disparition, de l’apparition. Il les sonde, les déploie, les rend à leur étrangeté, dans le sillage de la pensée de Jean-Luc Nancy, dont il fit la rencontre à Strasbourg, et dont il fait sienne la devise : « ne pas être seul cela seul / est divin dit l’ami j.-l. ». Ne pas être seul, cela signifie consentir à se laisser traverser par les présences autres, par les langues autres. Cela, à l’image du poème lui-même, qui est ponctué d’expressions en allemand, langue étrangère aussi bien que familière puisqu’elle est la langue maternelle de Gérard Haller, comme il est ponctué d’expressions empruntées à d’autres, aux philosophes et aux poètes lus avec passion.
Les trois poèmes que rassemble Nous qui nous apparaissons font écho à trois événements : le covid pour le premier, qui donne son titre au recueil ; le meurtre de George Floyd, tué par un policier le 25 mai 2020 à Minneapolis, pour « Luft/menschen » ; le naufrage d’un bateau de migrants en Méditerranée le 14 juin 2023, qui a fait plusieurs centaines de morts, pour « Inselhin ». Trois temps, trois « scènes » où ce qui se donne à voir et à entendre, autrement chaque fois, est le même désastre du monde et le même appel à un autre. Une autre tenue – une autre façon de nous tenir ensemble debout. Un tout autre nous qui reste à venir.
Nous qui nous apparaissons exprime une espérance, une prise de conscience d’une appartenance à la communauté infinie des existences, mais aussi une inquiétude, devant le désastre politique et climatique qui en menace fondamentalement la possibilité d’être. Gérard Haller nous engage à regarder en face « le spectacle / chaque jour plus immonde / du monde ainsi qui se vide », des espèces animales et végétales « dis- / parues par miliers déjà gaz- / elle du yemen et dodo de l’île / maurice moa géant et forêt / d’amazonie ». Une question essentielle se pose alors : comment refaire monde, un monde qui ne serait pas vide, qui laisserait être « l’inappropriable étoilement continu » ? Il faut, pour cela, des larmes et des mots : « quelles larmes quels mots restent / pour aller d’un à l’autre / encore et à quoi bon sinon ».
Finalement, c’est cela qui oriente le cheminement de l’écrivain dans l’inconnu, cette fragile possibilité de refaire monde. Il faut chercher à écrire une partition du « partage des souffles », une partition des voix mêlées : une « partition envers et contre / tout qui continue d’arriver ». Pour écrire cette partition, la poésie est d’un certain secours, s’il est vrai qu’elle est cette faculté retrouvée de s’ouvrir à tout ce qui est autre, étranger, inappropriable, dans le langage et dans le monde.
Les auteurs
Gérard Haller est né en 1952 à Bitche, en Moselle.
Études de philosophie à Strasbourg, où il fonde en 1980 la compagnie « Théâtre en hiver » et écrit d’abord pour le théâtre, notamment Lupe Velez (Strasbourg, Musica 1983), Gmund (Paris 1986) et Figuren (Avignon 1987, Strasbourg 1989), mis en scène avec la plasticienne Sylvie Blocher.
Son premier livre, Météoriques, paru chez Seghers en 2001, obtient le Prix Henri Mondor de l’Académie française.
Il a publié, chez Galilée, deux récits – Commun des mortels (2004) et Deux dans la nuit (2010) – ainsi que plusieurs livres de poésie : all/ein (2003), Fini mère (2007), Le grand unique sentiment (2018), Menschen (2020). Chez d’autres éditeurs : L’ange nu (Edition Solitude, Stuttgart, 2012), mbo (Harpo &, 2018).
Extraits
chers amis chers proches et pas
ou moins encore et terriblement
étrangers même mais de proche
en proche comme ça cher tout
le monde quand même pourquoi
pas et à quoi bon écrire sinon
oui et vivre dire oui à la vie
la mort si pas de nous si rien
comme un dieu quand même
à la place du dieu mort
ne reste à venir
et quelle vie mes amis
et quel mourir
quel amour
quel peuple
=
quel poème
encore si pas pour aller avec
tout dans le grand ouvert
et la mort que faire avec la mort
maintenant si les mots pour l’adieu
sont morts avec le dieu
la mort les morts tous ces autres
de nous qui meurent sans nous
maintenant mes amis chaque jour
chaque jour nuit et jour partout
dans le monde et rien et c’est
le monde de tout le monde
chaque fois sous nos yeux
qui s’en va de nous et meurt.
Fin.
Et qui ou quoi reste
du monde si rien comme un
nous quand même un infini
de nous ou quelque
chose comme ça sans
fin irréductiblement
ne s’oppose encore
au désir de toutepuissance
des mortels
=
en finir avec la mort
=
avec tout le commun
vivant mourant ensemble
ici un temps
que le monde est
que nous sommes
nous les sansrien
maintenant avant nous
ni dieu ni petit ou grand
livre qui raconte pour tous
l’histoire de l’origine
et de la fin du monde
et que faire avec la mort
et comment à la fin
la faire disparaître
[TEMPS]
rien noir solitude et tout d’un
coup dieu souffle de dieu qui dit
lumière et lumière il y a et tout
ce qu’il dit comme ça ciel
et terre animaux tous les animaux
de la terre et il y a il
dit les noms et c’est là tout
ce qui vit et respire deux
par deux mâle et femelle
et homme femme et
tout ce qui s’ensuit
enfanté ainsi fait
à sa propre image
de poussière et
souffle dans narine
et ça vit même chair
au commencement deux
souffles insufflés par le même
dieu père-mère et fils à naître
nu livré à la mort nue
des hommes plus tard à être
tué aux yeux de tous vidé
de dieu pour les sauver
de la mort éternelle et trois
jours après miracle miracle
tombeau vide marie
madeleine face à l’intouchable
revenu comme
vivant de la mort etc. je
passe et retour au père.
Fin.
Boucle bouclée. Origine
et fin dieu aux deux
extrémités du même fil
ainsi continûment recousu
trou masqué hop et
boucle parfaite mort exit
et nous enclos
dedans et abri il y a
c’est bon
[premier confinement
en somme]
hommes et femmes
ici coupés en deux s’essoufflant
l’un à part
l’autre et retour à l’indispersé
d’avant là-bas
quand tout sera mort
ensemble immortels
on voit comme ce sera
bon c’était une belle histoire
ça a duré longtemps
je suis celui qui est et jésus
cloué nu sur croix criant père
père pourquoi m’as-tu abandonné
et ainsi de suite croisades miracles
massacres et autres tueries
au nom du sansnom
etc. bref je
passe
et avec le temps l’attente sans
fin de la fin et les vivants
ordinaires entretemps de père
et mère en fils et peuple après
peuple comme ça de siècle
en siècle qui continuent
de mourir l’attente aussi
a commencé de mourir
et se diviser d’elle-même et
ce sont les ordinaires euxmêmes
qui ont fini par tout reprendre
à zéro et tout est allé très
vite exit à son tour l’ex-dieu-fait
homme chassé croisé avec hommenouveau-
fait-dieu nouveau recréé
à sa propre image mythiquement
pure destinée à incarner
pour de vrai la figure
épurée du seul peuple élu
qui soit et tout de plus en plus
vite s’est déchaîné il fallait
trancher faire le tri sousdieux
porteurs de mort
d’un côté sur-hommes
de l’autre étoiles et ghettos
los los trains fours fosses
et fumée logique folle comme
vous savez et dieu sans un
mot sans voix mort deux
fois avec chaque mort
ça a duré une éternité
ça a creusé un trou dans le ciel
béant pour tous les morts impleurés
jusqu’à la fin des temps
et comment faire que faire
avec le dieu qui meurt avec la mort
chaque fois de chaque homme