La Nue du fond

Quand on habite le monde, il arrive que ses désordres traversent le corps.
Il arrive que le corps en soit engrossé.
Il arrive qu’alors les humains croissent et multiplient à la surface du corps, qu’ils y creusent des trous, y mènent grand tapage, criant, bataillant, cavalant avec entrain, et ça fait mal au ventre, oui. Mais ce sont de tout petits humains en vérité, de tout petits humains très effrayés, qui tremblent de peur au fond du monde qui les porte.

Date de publication : 12 avril 2018
Format : 14 x 22 cm
Poids : 280 gr.
Nombre de pages : 96
ISBN : 979-10-92444-66-7
Prix : 20 €

LECTURE D’OLIVIER APERT :

Comme elle est cruelle, Odile Massé (enfin plutôt la voix qu’elle porte), délicieusement cruelle, exquisément cruelle : on en mangerait. Oui, on en mangerait de cette cruauté-là, de cette cruauté archaïque qui revient du fond des temps, remonte du fond des rêves en ressuscitant les peurs les plus primitives sous forme de contes amoraux, en exhumant les pulsions les plus voraces –, vitalement voraces.
Car d’emblée, Odile Massé sait que nous sommes anthropophages – (et pour qui en douterait, qu’il suffise de relire le Journal du Radeau de La Méduse : il aura fallu à peine trois jours pour que la dévoration commence) –, surtout lorsqu’il s’agit de la Princesse aux petits pois par exemple : ah ! comme elle est délicate, toute nue dans son lit, vêtue de sa belle peau immaculée : comment ne pas vouloir la manger la petite oie blanche, la manger et la souiller sans doute « même si ça ne se fait pas ». Mais dans le monde d’Odile Massé – dans le monde tout court, semble-t-elle nous dire – il se trouve que cela se fait, puisque les sujets qui s’y agitent sont extraits « d’une argile noire et d’un placenta sanglant », pour citer Pierre Jean Jouve et qu’on y aperçoit encore « tant de suçoirs, de bouches méchantes, de matières fécales aimées et haïes, un tel appétit cannibale ou des inventions incestueuses si tenaces et si étranges (…) ».
C’est de ce monde primaire, comme l’on désigne une forêt intacte, que la voix de la narratrice parvient jusqu’à nous : monde du rêve au fond du fond duquel elle est descendue : mais attention, monde du vrai rêve, tissé de sueur, de cris, de draps froissés par l’anxiété, empesés par la menace interminable : tel est notre obscur Palais où sujets, rois et reines, généraux et cavaliers s’excitent mutuellement en vain pour continuer à ne pas mourir.
Mais l’exhibition de ce Pandemonium archaïque et parfaitement contemporain ne s’avère nullement accablante : André Breton, dans son Anthologie de l’humour noir, citait ces lignes de Pierre Piobb : « il n’est rien, dit-on, qu’un humour intelligent ne puisse résoudre en éclats de rire, pas même le néant (…) » : le monde d’Odile Massé, le nôtre donc, vu du fond du fond, est paradoxalement à lire sur une ligne de crête subtile qu’elle suit de bout en bout surplombant d’un côté le versant tragique, de l’autre le versant comique. Si, versant tragique, les sujets qui se démènent dans les caves du Palais renvoient terriblement aux « Désastres de la guerre » ; le versant comique souligne le caractère dérisoire de ces pantins au bord de la désarticulation mentale : c’est là en partie, dans le fond du fond, que réside l’exquise cruauté de ce texte.

De livres en livres, de poèmes en récits, Odile Massé nous entretient de tribus, de clans, de microsociétés païennes composées d’hommes souterrains, d’ogres ursins aux rites quasi-métaphysiques : tout un peuple aux affects assez secrets qu’elle seule décrypte – sans doute parce qu’elle a su voir, en anthropologue de la parabole, à quel point nous leur ressemblons : brutaux et raffinés, jamais rassasiés, avides et fatigués mais parfois aspirant, du fond de nos tanières obscures, à crier au ciel notre inextinguible faim. À chaque fois donc, elle revient, du fond du fond, porteuse de contes désirants, à chaque fois nouveaux et ancestraux et qui disent combien la pulsion vitale l’emporte sur celle de mort puisque l’englobant. Il y a là, par la parole de la langue, l’incarnation d’un chamanisme noir lequel, du fond du fond, ouvre sur le bleu insoupçonné du ciel : (entre excréments & sublime) on en mangerait bien.

Les auteurs

Maike Freess est née à Leipzig en 1965, elle vit actuellement à Berlin. Depuis plus de 20 ans, Maike Freess développe une œuvre pluridisciplinaire où le corps, dans ses fonctions sociales et culturelles, sert de fil conducteur à ses dessins, ses vidéos, ses sculptures. Formée en partie en France dans l’atelier de Christian Boltanski, sa culture artistique est cependant germanique et son travail révèle un goût certain pour les déformations, les visions hallucinées de Mathias Grünewald, le pathos de Baldung Grien ou la caricature d’Otto Dix. [Le site de M. Freess.]

Odile Massé, née en 1950, vit à Nancy. Comédienne, elle fut membre de la compagnie « 4litres12 » pendant les 40 ans d’existence de la troupe. Grand prix de l’humour noir 1998 pour Tribu, paru au Mercure de France, elle a publié chez le même éditeur La vie des ogres (2002), Manger la terre (2004), et, plus récemment, Jusqu’au bout (La Dragonne, 2007), La Compagnie des bêtes (La Pierre d’Alun, deux volumes, 2010 et 2011).

Presse

Articles de Marianne Desroziers (« Le Pandémonium littéraire ») ; Jean-Paul Gavard-Perret (« De l’art helvétique contemporain »).

Extraits

J’étais au fond d’un rêve, au fond de la forêt, dans le château cent ans après, j’étais dans l’obscurité, dans un sacré foutoir à vrai dire, un foutoir immense et encombrant, un foutoir de fin du monde, de naufrage, ou d’aurore de l’humanité.
J’étais à l’endroit où tout peut arriver.
Et en effet, de ce foutoir ont émergé des bras, des jambes, quelques êtres humains qui se croyaient roi, reine, général ou sujet sans bien savoir pourquoi et s’entredéchiraient de même. Moi, je les regardais faire.
Je rêvais.
Je descendais en moi-même, toujours plus profondément, je flottais dans des régions inabordables où les petits hommes couraient sur moi en toute ignorance. Parfois je remuais lentement, je respirais, poitrine soulevée par le souffle qui me traversait. J’écoutais leurs voix monter en moi et dont mon corps immense se faisait l’écho, j’écoutais comme ils jactaient, comme ils jargonnaient, gueulaient, murmuraient, comme ils parlaient à tort et à travers, pinaillant, discutant, papotant à l’envi, comme ils criaient en tous sens, toujours prêts à danser sur moi ou creuser des trous dans ma chair, des trous pour planter des choux, pour chercher des poux, des enfants perdus, des trous pour y tomber, galopant d’un bout à l’autre de moi-même avec de grands trépignements, et ils couraient, menaçaient et sortaient les crocs, ils bataillaient de bon cœur sur ma peau. En fait, ils avaient peur. Moi, les yeux fermés, je soufflais sur eux la clameur, je rêvais au fond de moi.

//

Et moi je veux de la mangeaille
Et puis des petits pois
Ah
Des petits pois qu’on écosse et qu’on trie des petits pois pour mettre sous le lit de la belle car ah comme elle crie quand elle est dans ses draps comme elle crie elle déchire les oreilles comme elle crie ça fait mal ça fait mal dans toute la maison
Oui dans tout le palais par-dessus les vents les vents coulis elle crie on l’entend qui crie et crie encore et bon sang pourquoi ça
Ça fait mal
Aïe
Un peu de discrétion tout de même un peu de discrétion
Ça fait peur
Ça fait mal
Ah
Oui quand ça crie ça fait mal
Ça fait mal
Aïe
Pourquoi
Et un fusil aussi je voudrais un fusil
Pourquoi mais pourquoi
Un fusil pour tirer sur les canards les canards qui s’amènent hop on les canarde on les tue aïe aïe aïe que c’est beau le colvert qui s’écroule et tous les autres tous les autres aussi on les tue hop
Aïe
On les tue on les tue on les tue
Mais
Oui oui oui
Mais pourquoi
On les tue pour en faire des oreillers
Pour dormir
Et crier
Et crier
Oui crier crier encore dans les rêves on crie quand on a peur
Et on crie quand on est seul
Et on crie quand on est deux
Regarde regarde-la comme elle crie quand elle dort
C’est une honte une infamie
Pourquoi est-ce permis
La voilà la voilà nue la voilà qui crie
Nue
Oui
Oui
Toute nue
Ah comme elle est jolie
Comme elle est douce
Touche
Pas touche
Ah non ça il faut pas toucher seulement regarder
Aïe aïe aïe moi ça me fait crier
Et pleurer
J’ai peur
Quand elle dort elle respire encore
Oui fort
Ça fait du bruit
Pourquoi mais pourquoi
Moi dans ma tête j’entends des cris quand je ferme les yeux
Moi aussi
Moi aussi
Aïe aïe aïe
Et pourquoi bon sang pourquoi c’est comme
Elle a bougé
Tu vois quand elle dort il faut pas la toucher
Ah j’ai faim j’ai si faim
Et soif
A boire
Et comment faire comment comment faire
Dedans
Sus
Ah mon fusil mon fusil mon fusil vite

Quand
Quoi
Comment
Comment faire pour

Feuilleter… La Nue du fond

Littératures

Indifférente aux démarcations de genres, la collection « Littérature » entend représenter une approche curieuse de la création littéraire contemporaine. Poésie, récits singuliers, journaux, carnets, correspondances… : sans autres guides que la surprise et l’émotion, elle s’ouvre à des formes inédites, entêtantes, qu’elle enrichit en les accompagnant d’œuvres originales.

Indifferent to the dividing lines between genres, the collection « Literature » aims to represent a curious approach of the contemporary literary creation. Poesy, singular stories, diaries, notebooks, correspondence… : with no other guides than surprise and emotion, it opens up to new and enhanced forms, paired with original works of art.

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