De l’ensauvagement à la métamorphose, des figures mythiques de la chasse aux cabanes de l’enfance, les textes d’Éric Pessan comme les encres de Patricia Cartereau tentent de saisir l’appel du sauvage, des courses-poursuites, de l’affut, des traques et de l’animalité que tout chasseur porte en lui.
Prière d’insérer par CHRISTIAN GARCIN :
L’avancée solitaire, la traque, la hargne, la fuite, l’abri, la terreur, la nuit, le chasseur, le chassé, l’observateur muet, l’enfant, le gibier, les odeurs d’humus, de sang, de boue, de peur, les halètements, les tripes, les poils, la plainte, la mort, les cris, la victoire, la métamorphose : La Hante, c’est tout cela. C’est aussi bien l’endroit où l’on vit, est-il indiqué à la fin du livre, que l’endroit pour les bêtes. C’est également le sang qui bat et pulse noir dans les veines du chasseur qui le soir gagne son logis un chevreuil sur le dos, ou dans celles du cerf en rut, du sanglier, du loup-garou, de l’enragé, du possédé, de Diane chasseresse et d’Actéon déchiqueté par les chiens.
Il y a dans ces récits d’Éric Pessan la richesse obscure des mythes, l’exaltation de la poursuite haletante et la terreur immémoriale de la fuite dans l’épaisseur des bois. Il y a aussi des solitudes d’enfants confrontés à ce qui est trop vaste pour eux, c’est-à-dire le monde, et dans ce monde les règles violentes et sanglantes édictées par d’autres. Car toujours il y a des enfants perdus, aussi bien dans les forêts sombres des contes que dans les récits et romans d’Éric Pessan : des enfants qui n’ont d’autre choix que d’observer le réel autour d’eux pour tenter de le maîtriser mieux afin de le rendre habitable, sinon confortable.
Dans un monde de plus en plus urbain, rationnel, technologique et lisse, un monde de réseaux et de villes globales pour lequel on a forgé depuis peu le néologisme d’« Anthropocène », nous éprouvons le besoin de retrouver d’autres scènes, de plonger dans les gouffres de nuit qui persistent à s’ouvrir sous nos pieds et au-dedans de nous-mêmes, et de nous remémorer d’où nous venons : de la chasse antique, de la fuite millénaire, du désir de prédation et de la nécessité de trouver un abri, de l’excitation et de la terreur, de l’odeur du sang, de la peur et des bois humides. Les textes réunis ici rôdent autour de cette sauvagerie primordiale qui nous constitue au plus profond et qui n’en finit pas de nous hanter.
Une lecture d’extraits de La Hante par Eric Pessan ; création sonore de Jean-Yves Pouyat (site « Remue.net »).
Les auteurs
Le paysage est au centre de mes recherches : j’arpente, je contemple, souvent je collecte. J’aime chercher les traces : des empreintes lavées du passage des animaux, des indices du passage des hommes, des marques du passage du temps.
Je marche beaucoup lorsque je me prépare à peindre ou à dessiner. Étant non seulement dans une attitude contemplative, mais aussi et surtout dans un déplacement actif, je marche pour appeler les images.
Mon travail est fait de strates et d’empilements. S’établissent des liens fictionnels et subjectifs entre les différents motifs, qu’ils soient minéraux, humains, animaux, végétaux. Il s’agit d’entrouvrir des paysages en les mêlant à des éléments intimes et imaginaires.
Je vis dans la région nantaise, j’y travaille mais aussi ailleurs.
J’expose régulièrement dans des musées, des centres d’art.
Le site Internet de Patricia Cartereau.
Éric Pessan né en 1970, écrit des romans, du théâtre, de la poésie, de la littérature jeunesse. Il est l’auteur d’une cinquantaine d’ouvrages (publiés au Seuil, chez Albin Michel, Fayard, à l’École des loisirs, l’œil ébloui, les éditions de l’Attente…) qui tous se déroulent ici et maintenant, dans notre monde dont il éprouve chaque jour la complexité, la rudesse et le bonheur.
Parfois je dessine dans mon carnet, « réflexions un peu vaines d’É.P. en marge du travail littéraire ».
Presse
Articles de Marie-Josée Desvignes (« La cause littéraire »), Jean-Paul Gavard-Perret (« lelitteraire.com »), Hervé Laurent (« CCP »).
Des avis de lecteurs sur le site Babelio.
Articles de Richard Blin (« Le Matricule des Anges ») et
Thierry Romagné (« La Quinzaine littéraire ») :
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Extraits
Scènes de chasse (1)
Les bottes ont beau être étanches, l’humidité commence à se faire sentir. Il est à l’affût. Il aime bien ça, l’affût. Ne pas bouger. Attendre. Ne pas s’essouffler à parcourir des kilomètres derrière les chiens qui gueulent. Gaspiller un temps que l’on dit partout précieux. Et surtout ne penser à rien. Écouter juste les piaillements des oiseaux et le croassement monotone d’un corbeau et le passage d’un avion de tourisme et le glissement du temps.
Il ne fait rien d’autre qu’attendre. A dix mètres, sur sa droite coule une rivière boueuse et brune. Elle a quitté son lit à cause des fortes pluies de ces dernières semaines.
Il attend.
Le fusil est prêt. De la chevrotine pour le petit gibier. Les chiens couinent et se taisent dès qu’ils croisent son regard. Les chiens n’aiment pas l’affût, ils veulent courir et renifler le passage des lièvres et aller vite et briser le col d’un animal d’un seul coup de mâchoire.
Plus bas, ça remue. L’homme ne bouge pas, il s’en fout de rentrer bredouille. Il respire. L’air lui-même semble boueux et gras. Encombré et tourbé.
L’humidité partout se faufile.
Il attend.
A la maison, il essuiera quelques plaisanteries sur sa besace vide, il rira à son tour, il écoutera sa femme, la radio, la télé.
Pour l’heure, il connaît la joie de participer au grand silence, alors il profite jusqu’à la nuit de son temps perdu.
Nouveau couinement. Nouveau regard. Les chiens savent. Calme. Un aboiement serait un affront passible de punition.
La rivière n’en finit plus de couler, le temps de passer.
Il attend.
Un jour, il se promet. Il ne rentrera pas.
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Les Cabanes (1)
La chasse les avait conduits dans une partie de la forêt qu’ils connaissaient peu. Ici, les arbres étaient plus resserrés, les taillis plus denses. Ils progressaient lentement, écartant les branchages, revenant sur leurs pas lorsque la végétation s’entremêlait et refermait les sentiers. Un chevreuil les avait dirigés jusque-là, ils avançaient en silence, farouchement ; ils s’obstinaient à progresser en n’osant pas s’avouer mutuellement que – jamais – ils ne retrouveraient la bête.
La forêt était étonnement sombre et silencieuse à cet endroit. L’un d’eux avait emporté un GPS de poche, ils ne craignaient pas de se perdre, ils levaient les yeux pour discerner le ciel dans la confusion des branches. Là-haut, le soleil semblait briller ; sa lumière ricochait sur la canopée et seule l’ombre touchait le sol.
Ils avançaient encore, n’osant se regarder parce qu’ils savaient bien qu’ils liraient dans les yeux d’autrui l’envie de rebrousser chemin. Pas un pour encourager les autres.
Ce matin, leurs pas se faisaient extraordinairement lourds. Comme si le sol ou les arbres ou la peur qu’ils suscitaient dans le cœur du gibier suçaient leurs forces. Ils étaient tous trois adeptes de la chasse d’approche, trois bons amis qui méprisaient les battues ou les affûts. Pas question d’attendre que le gibier leur tombe dessus à l’improviste ; ce qu’ils aimaient c’était la traque : découvrir les indices du passage des animaux, lire les traces de pattes dans la boue. Ils jubilaient s’ils remarquaient une touffe de poils prise dans des épines, une crotte chaude à demi enfouie. Ils scrutaient méticuleusement les branches basses pour suivre le chemin des brisées.
Ils ramenaient peu de bêtes mais ils avaient la fierté de les avoir réellement chassées.
Aujourd’hui était un jour de déveine, ils le sentaient bien. Un jour à rentrer crotté et bredouille.
Traversant des broussailles, ils finirent par trouver la hutte. Ils s’arrêtèrent, silencieux. Ce n’était pas une cabane, ni un abri de chasse, mais bien une hutte, composée de feuilles et de rameaux tressés, soutenue par six troncs. Au sol, des rondins recouverts de pailles formaient une sorte de lit où une seule personne de petite taille aurait pu s’allonger. Quelque chose luisait faiblement, une machine avec l’œil unique d’une diode rouge. Un appareil quelconque mais alimenté, en pleine forêt. Un truc dont ils ignoraient l’usage et dont les batteries étaient chargées.
Ils se taisaient toujours. Ils savaient que personne ne pouvait vivre là, aussi profondément caché dans la forêt. Ils savaient que les bois étaient trop compacts et touffus pour que des enfants soient venus construire une cabane.
Ils se regardèrent. Étrangement, sans se concerter, ils firent demi-tour. Pas un seul d’entre eux n’osa s’avancer sous la hutte pour toucher l’appareil et savoir à quoi il servait ; ils rebroussèrent chemin, finirent par s’extraire des fourrés, retrouvèrent les bois plus clairsemés, la lumière du soleil, échangèrent quelques plaisanteries, mais ne parlèrent jamais de la hutte. Ni entre eux, ni à quiconque.