Ce recueil des entretiens qu’André du Bouchet donna à Alain Veinstein, de 1979 à 2000, le dernier ayant été enregistré quelques mois avant sa mort, eurent pour destination (à l’exception de deux d’entre eux publiés dans « L’Autre journal » et « Libération ») différentes émissions de France Culture : « Les Nuits magnétiques », « Poésie ininterrompue », « Surpris par la nuit », « Du jour au lendemain »… C’est ici pour la première fois que nous donnons leur retranscription.
André du Bouchet parlait avec Alain Veinstein sans souci des circonstances particulières de l’enregistrement – reconnaissable entre toutes, les lecteurs peuvent aujourd’hui retrouver sa voix.
Chez ce poète qu’on a souvent considéré comme obscur, hermétique, je n’ai jamais vu que de la clarté, « la clarté poussée à son extrême », comme il le disait du Coup de dés. Une clarté qui m’a toujours paru illuminer dans un même mouvement sa relation aux mots et aux autres, comme à toutes choses de ce monde.
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Toute son œuvre invite à s’interroger sur le sens des mots et leur valeur d’échange pour ceux d’entre nous qui nous soucions encore d’avoir quelque chose à partager. Le poète est confiant en une parole individuelle qui ne serait qu’un moyen d’accéder à une langue commune dès lors que chacun prend sur soi ce qu’il lit. Et pour cela, nul besoin des bavardages flamboyants de la prose : quelques mots suffisent, toujours les mêmes, et sans cesse repris, comme s’ils étaient tracés pour la première fois. Le mouvement de l’écriture fait feu de l’infini et, tout à la fois, de l’inachevé. Il suffit au fond d’une image, d’un espace, de livre en livre resserré, d’un dehors de montagne battu par la lumière, pris dans des blancs qui n’ont pas toujours été admis par les lecteurs, alors qu’ils les invitent à donner une voix à ce qui reste silencieux. Loin d’être hermétique, incommunicable, abrupte, comme on l’a si souvent répété, la poésie d’André du Bouchet, dans la violence de son dénouement, autrement plus convaincante que la violence de l’excès, tente de restaurer une relation grâce à laquelle nous avons le sentiment, alors que tout fait défaut, que tout soudain nous est donné et que nous vivons plus pleinement encore. Elle est mouvement d’un retour vers soi.
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Le mot relation me paraît central s’agissant d’André du Bouchet. Relation à la langue, qui est celle d’un ordre face au démesuré. Quelques mots pris dans la banalité même, collant de près à la réalité telle que l’appréhende tout un chacun, mais des mots détournés au point de n’être plus reconnus par ceux qui les emploient couramment. Il opposait la relation à la communication qui envahit aujourd’hui complaisamment les discours sans jamais vraiment passer à l’acte.
Alain Veinstein
Ouvrage publié en partenariat avec l’I.N.A., Institut national de l’audiovisuel, avec le concours du CNL.
Les auteurs
André du Bouchet passe son enfance en France jusqu’à la débâcle de 1940 qui le jette sur les routes, avec le dictionnaire Bailly de grec sous le bras. Sa famille s’exile aux États-Unis où il passe son adolescence, et mène ses études à l’université d’Harvard, devenant même professeur d’anglais.
André du Bouchet revient en France à la fin des années 1940, et commence à écrire des critiques sur Victor Hugo, Baudelaire ou Shakespeare. Ses premiers écrits poétiques des années 1950 paraissent sous la forme de plaquettes qui seront plus tard refondues dans son opus majeur, Dans la chaleur vacante.
Sa poésie exigeante, réfractaire à tout embrigadement, s’inscrit dans le sillage de Stéphane Mallarmé et voisine avec celle de Pierre Reverdy ou René Char ; elle ouvre sur un paysage dans lequel erre l’homme, hiératique et pourtant central. Il est le cofondateur en 1967 avec Yves Bonnefoy et Jacques Dupin de la revue L’Éphémère, qui accueille des poètes comme Philippe Jaccottet ou Paul Celan.
Parallèlement à son travail poétique, André du Bouchet écrit livres et textes sur Poussin, Seghers ou ses contemporains et amis Alberto Giacometti, Bram van Velde et Pierre Tal-Coat. Ceux-ci illustreront de nombreux livres d’André du Bouchet.
Il signe aussi de nombreuses traductions comme celles de Friedrich Hölderlin, Ossip Mandelstam, Faulkner, Joyce et Shakespeare.
Installé à Truinas dans la Drôme depuis de nombreuses années, André du Bouchet y décède le 19 avril 2001.
[Pierre Tal-Coat, 1975, mine de plomb sur vélin, 41,5 x 26,5 cm]
Poète, écrivain, Alain Veinstein est une voix. Les auditeurs noctambules de France Culture lui doivent la naissance des Nuits magnétiques en 1978. Espace résolument subjectif, au sein duquel les écrivains deviennent auteurs de radio. Chaque soir Alain Veinstein passait Du jour au lendemain en compagnie d’un auteur. Ses entretiens tissent un lien sensible et exigeant entre littérature et radio. Un espace d’échanges, un espace où l’on prend le temps. Et dans cet espace feutré comme un salon, la nuit s’étire dans un pur moment de voix littéraire.
Lauréat du Prix Mallarmé en 2001, lauréat du Prix de la langue française pour l’ensemble de son œuvre en 2010, il a récemment publié Radio sauvage (Le Seuil, 2010), Voix Seule (Le Seuil, 2011), Scène tournante (Le Seuil, 2012), Cent quarante signes (Grasset, 2013), Du jour sans lendemain (Le Seuil, 2014), Les Ravisseurs (Grasset, 2015).
Presse
Articles de :
Silvia Baron Supervielle (« Les Lettres françaises » - p. IV)
Philippe Chauché (« La cause littéraire »)
Antoine Emaz (« Poezibao »)
Marie Étienne (« En attendant Nadeau »)
Jean-Paul Gavard-Perret (« lelittéraire.com »)
Tristan Hordé (« Sitaudis »)
Siegfried Plümper-Hüttenbrick (« CCP »)
Fabien Ribéry (« L’Intervalle »)
Nathalie Riéra (« Les Carnets d’Eucharis »)
François Xavier (« Salon littéraire »)
Entretiens avec Alain Veinstein réalisés par :
Isabelle Baladine Howald (« Poezibao »)
Nathalie Jungerman (« FloriLettres »)
Extraits
À quoi cela a-t-il tenu que vous écriviez ?
J’ai toujours écrit, pris des notes sans finalité sur des carnets que j’avais sur moi. C’était une sorte de journal auquel je ne me reportais pas nécessairement : beaucoup de ces carnets ont été perdus. Parfois, quelque chose se précipitait ou se cristallisait et devenait matériau premier d’un poème.
Le français est votre langue maternelle, mais pas, je crois, une langue originelle.
Nous vivons à une époque où ce qui est originel est très brouillé, où la langue elle-même est attaquée : une époque de dislocation de la langue. Or, la langue ne relève pas de notre choix personnel, c’est notre point de départ, le matériau dont nous disposons, et il y a un mouvement qu’il s’agit de renverser : ne pas aller dans le fil de ce qui se détruit à chaque instant sous nos yeux, mais, tenant compte de ce qui est détruit, tâcher dans l’instant de renverser le mouvement et d’édifier quelque chose. Mais édifier n’est pas exactement le mot qui convient, parce qu’encore une fois, je ne vois pas la finalité de ce que je fais. J’aurais peine à justifier de mon activité d’écrivain.
Mais vers qui, vers quoi, est tournée la poésie ?
Il me semble qu’elle est d’abord tournée vers soi. Mais si vous arrivez à vous rejoindre – et tout, dans cette époque, vous en empêche : on ne vous parle qu’en termes de collectif, de sondages, d’homme-maquette – si, donc, vous arrivez à vous rejoindre à travers cette dépossession qui est une donnée de départ, vous pouvez du même coup rejoindre quelqu’un d’autre à l’infini. Il y a quelqu’un d’autre qui se reconnaît dans ce que vous avez écrit, et un échange redevient possible. Cet échange qui, à mon sens, est complètement détruit aujourd’hui par le grésillement des médias qui nous tient lieu de communication en confirmant chacun de nous dans une situation de solitude.
Qu’est-ce qui permet l’échange : une mémoire commune ou la redécouverte d’une relation perdue ?
C’est la redécouverte d’une relation qui, au fond, n’est jamais perdue, mais enfouie, obnubilée. Elle n’en est pas moins vivante, en particulier dans la langue : je sais bien qu’aujourd’hui une sorte de bande dessinée tend à se substituer à la langue, mais quand on y fait retour, le mouvement de retour à la langue est un mouvement de retour à soi. On revient aussi aux racines, aux origines de la langue, on touche à une fraîcheur d’étymologie, ce qui nous ramène à votre première question. C’est par là, je crois, que quelque chose s’est réveillé chez un interlocuteur virtuel, et que vous vous trouvez tout à coup, souvent de façon surprenante, dans un rapport que tout, dans l’époque, travaille à annuler. Cet « interlocuteur », cependant, peut surgir à tout instant : il est représenté d’ailleurs, dès que je m’exprime, par la langue, puisque cette langue, par définition, est « partagée », même si je ne sais pas au juste avec qui je la partage. C’est pour cela que dans ce mouvement de relation à réamorcer, si je parviens à me rejoindre, du même coup, je rejoins un autre à l’infini.
Le poète travaille donc toujours un manque, et un manque toujours à dire ?
Oui, mais dans son manque à dire, il rejoint quelquefois ce point de source qui est aussi début d’une langue. Et quand on touche à ce point initial, il est difficile de différencier le plein du vide, le manque à dire de la plénitude absolue. C’est d’ailleurs le temps de la conversation : on est toujours prêt à dire quelque chose, on est content d’être ensemble et il y a toujours quelque chose à dire.
Du plus ancien au plus récent, vos livres sont presque toujours écrits avec les mêmes mots : quelques mots sans cesse répétés et sans cesse différents. Ils relèvent de l’élémentaire, tournent autour de la terre, de l’air, de l’eau et du feu, et coexistent avec une syntaxe très travaillée.
Que nous disposions de dix ou de quatre mille mots, leur nombre est toujours limité, mais ce qui change, c’est la syntaxe, c’est le rapport avec le temps, et du même coup, le même mot n’est plus le même, parce qu’il n’est que le support d’un sens qui, lui, évolue, se transforme. Le sens d’un mot est toujours au futur, mobile, mouvant à l’infini.
Tout se passe dans les écarts…
En tournant une page, on recouvre celle qui l’a précédée et on repart chaque fois de zéro. Mais à travers ce « nul », quelque chose est maintenu et se poursuit. Sur cet élément de persistance, je n’ai aucune saisie : j’ai bien une saisie sur l’instant, mais un instant n’est pas étranger à celui qui l’a précédé et à celui qui suivra, et je ne suis pas maître de cette durée. Dans ce sens, je ne suis pas plus maître de la construction d’un livre que je ne suis maître du temps.