Ce petit recueil, totalement hors normes dans la production de l’auteur, se déploie en deux volets – comme deux ailes de papillon :
« Dans les prairies d’asphodèles » puise aux sources de l’onirisme et de l’enfance, à travers une prose délibérément concise ; « Jours », à l’inverse, explore une forme élégiaque pour traduire des visions très concrètes – enchaînant atmosphères urbaines, puis bucoliques.
Mais une même déchirure baigne ces textes conçus comme une « lamentation », rédigés en hiver ou au printemps, aux tables de cafés parisiens.
Même cheminement quotidien, vers la lumière et la libération.
« Je n’avais jamais vu d’asphodèles quand j’ai rédigé ces textes. Homère les mentionne à la fin de l’Odyssée, évoquant le monde des ténèbres. Puis mon père (peintre) me les a dessinées, sur un bout de papier, avant de me les montrer en mai, sur les pentes de sa colline, parmi les pierrailles, les genévriers et les chênes nains. Je ne les voyais pas si fragiles, si simples et délicates.
Ces textes annoncent un orage, un orage de folie, d’égarement, où j’ai failli perdre la vie, d’abord, puis la raison. Plus anciens que leur seule date, ils puisent dans une adolescence boulever- sée, renouent avec ses amours, Rimbaud pour commencer, et une écriture strictement poétique depuis longtemps abandonnée. La souffrance, quand elle ne trouve pas d’autre exutoire, il ne lui reste plus que la poésie. Car j’ai souvent fait cette expérience, qu’au pire de la vie, c’est bien la beauté de la nature qui s’impose comme l’expression la plus parfaite, la plus concise d’une douleur. » (Bruno Krebs)
Lecture d’Antoine Emaz :
Étrange impression de deux livres en un seul tant les deux parties qui le composent sont différentes d’allure et de facture, mais la force qui guide l’écriture est la même : la solitude, se retrouver. Solitude dévastée dans les prairies d’asphodèles, même si le rêve feutre, compense un peu, estompe le manque par sa magie, heureuse ou cauchemardesque. Et pour Jours, solitude aussi, mais patiente ; comme épeler le temps à partir d’un poste fixe de vigie jusqu’à un apaisement ou un équilibre final, fragile mais bien là, à force d’attente.
Ce livre tient aussi sur une tension entre la vie réelle et cette « seconde vie » dont parle Nerval au début d’Aurélia, mais le rapport s’inverse. Avec Asphodèles, on est de plain-pied dans le rêve et la réalité souffre dessous ; elle ne transparaît que filtrée, à travers le prisme des situations, des émotions, des déplacements imaginaires, ou les apparitions de la famille du rêveur. Dans Jours, on serait plus proche de la forme d’un journal sans date, et pourtant chronologique. On part du monde réel, de l’environnement d’écriture, un café parisien ou plus largement la ville (sauf une escapade à la campagne), et la rêverie s’articule à cette donnée sensible, immédiate, l’air du jour en quelque sorte : pluie, vent, soleil… pour entraîner ailleurs.
L’art de Krebs et de son écriture très souple, le plus souvent fluide mais variée dans ses régimes, et toujours extrêmement précise dans le détail, consiste à rendre poreuse la frontière entre vrai et rêve, mémoire et présent, monde intérieur et extérieur… Mais sans rupture, sans brusquerie ni confusion, plutôt une sorte de glissement dans un espace continu : on se retrouve sans s’en rendre compte très loin du point de départ, ou bien à l’inverse, mais toujours avec douceur et sans bien comprendre comment, on est ramené à ce même point : le vrai d’une vie. Et l’écriture devient comme un pont jeté entre l’intime et l’autre ; la solitude n’aboutit pas forcément au désespoir.
Après avoir lu ce livre, deux images particulières me sont restées dans l’œil, assez longtemps, sans doute parce qu’elles portent plus que leur seule apparition au détour d’une page : celle de l’enfant, immobile et muet au milieu des autres enfants, joueurs et bruyants, eux, dans son costume de Pierrot, tout blanc à boutons noirs. Et puis cette « longue large toile bleue » faite de multiples pièces comme les pages d’un livre qui se gonflerait au vent, deviendrait voile et permettrait de partir, libre, indéfiniment.
Ouvrage publié avec le concours de la DRAC Grand Est.
Les auteurs
Cristine Guinamand est née en 1974. Dans son œuvre, que ce soient des peintures, avec ou sans collages, des dessins, des sculptures ou des constructions, elle ne cesse de mettre en scène les thèmes de la vie et de la mort, et des actes qui s’y rattachent symboliquement : le sexe et ses pulsions, la défécation, le voyage… Cette imagerie mélange à la fois les figures classiques du fantastique – squelettes, apparitions, monstres divers, feux follets, pendus, revenants lubriques… – et des ébauches de paysages, le plus souvent déserts et menaçants – bords de l’eau, coins perdus de montagne ou de forêt, taillis d’arbres désolés…
Bruno Krebs est né en 1953, entre Pont-Aven et Port-Manech. En 1971 il entreprend la rédaction du Voyage en barque. Une partie de ces 3 ou 4 mille récits brefs a été régulièrement publiée en revues ou sous forme de recueils, ces dernières années dans la collection « L’Arpenteur » chez Gallimard : Chute libre (2005), La Traversée nue (2009), Sans rive (2011). Leur forme a évolué, mais sans rupture ni s’éloigner du thème fondateur. Il a aussi publié Bill Evans live, portrait (2006), et très régulièrement collaboré à la revue « Théodore Balmoral ».
Presse
Philippe Chauché, La cause littéraire
Jean-Paul Gavard-Perret, lelitteraire.com
Jean-Paul Gavard-Perret, Critiques libres
Marc Wetzel, Poezibao
Des avis de lecteurs sur le site Babelio.
Entretien de Bruno Krebs avec André Comte-Sponville (« La revue littéraire », mars 2018) >>> cf. fichier PDF ci-après.
Extraits
Asphodèles :
III
Folie bien douce folie qui comme un lait bleuté m’embarrasse la langue, me tapisse gorge et poumons.
Car je me suis senti pousser des ailes ce matin : duveteuses, floconneuses et puissantes, elles m’ont propulsé au travers de cette vaste lande où je cours, vole, effleurant pierres, mousses et fleurs sans jamais perdre haleine depuis ce matin que j’arpente ce pays désert, doré continuellement d’une apaisante lueur.
Vienne bientôt le soir, et dans les ténèbres insensiblement parmi les nuées m’élèverai –
peau glacée par une bienfaisante bruine dont je happerai le nectar bouche ouverte, planerai halluciné rieur, ballotté dans les courants silencieux, rémiges frémissantes n’aurai anti-Dédale d’aucun rayon à craindre l’échauffement ni la brutale clarté – et quand viendra l’aube m’engourdir les muscles, par paliers gracieux saurai redescendre vers les cimes d’un chêne accueillant, pour m’y reposer – jusqu’au crépuscule.
IV
Les lianes, les buissons s’entremêlent, fauves fouillis piquetés de fleurs pâles, poussiéreuses, d’où émergent quelques murs bas et toits de villas solitaires, aux fenêtres aveugles.
Longtemps inhabitées, ruines bientôt englouties par des cascades de ronces, lichens et lierres triomphants où s’accroche un rai de soleil, à moi pourtant il semble que ces maisons sommeillent – comme ma propre conscience endormie, repliée dans les profondes broussailles de l’oubli.
D’elles silencieuses je ne perçois qu’un faible bruissement, une respiration lente où s’étouffe même le chant des oiseaux. Et si maintenant avec le soir je distingue plus nettement l’écho, de leurs voix le délicat murmure, mi-feuillage, mi-torrent, c’est comme du bout des lèvres et sans logique aucune : leur langage incohérent babil, suite d’ondes et de clapotis, grelots ou vaguelettes chuintantes se heurtent, se fondent, sans jamais former le moindre sens, ni chercher rime ou raison – musique doucement, délicatement folle, série de sanglots et de rires éteints, d’appels ou de chuchotements tantôt sombres, tantôt gais, qui peu à peu tendres berceuses submergent mon cœur.
Sans hâte j’ai cueilli des fleurs une à une en ce jardin
funèbre, pour à la nuit tombante rebrousser chemin.
[...]
Jours :
Les jours filent de ce printemps glacé où plus haut, très haut les nuages se bousculent, se chevauchent instables arènes, illuminant plus bas chevelures et sourires, visages assombris giflés de vent.
Jours sur mon visage déposent flocons discrets baisers de neige, fluides caresses et cristaux de sel – rayent ma peau, l’irriguent puis l’assèchent, creusent entrecroisent sillons et filets que la nuit marée recouvre.
Le ciel offre perspective inversée mouvements si lents, puis si rapides quand quelques secondes j’en détourne mon regard – les trouées, les golfes bleus, les arches, les découpes grises et blanches, leurs ascensions, dérives, rotations, quand des pluies soudaines hachent le soleil, fumées volent effilochées, s’éteignent en pleine lumière – et jaunes reviennent les crêtes effrangées, bleues les nappes d’azur qui s’élargissent, gagnent l’est puis le midi, entraînent, aspirent mon œil, et dégageant le soleil brûlent mes joues d’un feu si ardent, mon corps tout entier bûcher s’embrase.