Errance sur les routes de la côte belge, d’hôtel en hôtel, errance dans la nuit de Paris ou de Bruxelles, leurs lieux interlopes et leurs néons criards, errance dans la mémoire trouble des crimes de la guerre d’Algérie : telles sont les atmosphères dans lesquelles nous plonge la poésie de Franck Venaille. Qui fut, comme l’écrivait son ami Lucien Becker, « un des rares poètes qui sache dire des mots de tous les jours », qui sache dire « tout le tragique existant n’importe où et dans n’importe quoi ».
Voilà un abondant volume, recueillant dix livres, tous épuisés, de l’écrivain Franck Venaille.
Écrivain aux multiples facettes, poète, homme de radio, ami des peintres de la Figuration narrative Jacques Monory ou Peter Klasen, ses textes sont constamment hantés par une mélancolie venue de l’enfance et par les horreurs de la guerre d’Algérie. Tourments avec lesquels il se débat dans les rues de Paris, de Bruxelles, ou d’Ostende.
Sa poésie est profondément moderne, mêlant vers heurtés, expérimentations typographiques, fragments de prose, collages de textes empruntés à Pierre Jean Jouve ou à Soeren Kierkegaard, dialogues photographiques et picturaux.
On retrouve en outre, au sein de ce volume, quelques images : pages de manuscrits, pages arrachées à des livres de poche dont il se servait pour préparer ses collages, peintures de Jacques Monory qui accompagnaient certaines éditions originales, aperçus des étonnantes revues qu’il a créées, comme Chorus ou Monsieur Bloom.
On trouvera ici rassemblés : Papiers d’identité (Pierre-Jean Oswald, 1966), L’Apprenti foudroyé (Pierre-Jean Oswald, 1969), Pourquoi tu pleures, dis pourquoi tu pleures ? Parce que le ciel est bleu... Parce que le ciel est bleu ! (Pierre-Jean Oswald, 1972), Caballero Hôtel (Minuit, 1974), Noire : Barricadenplein (Orange Export Ltd., 1977), La Guerre d’Algérie (Minuit, 1978), Jack-to-Jack (Luneau Ascot, 1981), La Procession des Pénitents (Monsieur Bloom, 1983), Cavalier Cheval (Imprimerie nationale, 1986), et Opera Buffa (Imprimerie nationale, 1989).
En ouvrant Avant l’Escaut, on suit le poète dans ses dérives diurnes et nocturnes, dans de troubles ambiances de grandes villes et de bords de mer. On le suit, alors que remontent à sa mémoire des images charnelles douces ou brutales, des images venues de l’enfance ou d’avant l’enfance, mais aussi des images de la guerre d’Algérie, à laquelle Franck Venaille prit part, peu avant ses vingt ans. Dans La Guerre d’Algérie, paru chez Minuit en 1978, dans l’étrange « chambre bleue au milieu de la ville » où se trouve le narrateur, lui parviennent « le fracas de la mer », mais aussi « des images qui l’ont traversé qui ont laissé des traces » : « viols, meurtres, incendies, tortures »... Images de la guerre qu’il retranscrit jusque dans leurs plus douloureuses implications, en espérant que celle-ci « va vraiment en crever ».
Outre la mélancolie diffuse qui les habite, les écrits de Franck Venaille témoignent aussi d’une « obsession de la sainteté », héritage de ses origines catholiques, recherche d’une grâce profane. La sainteté qui l’obsède semble ne pouvoir être approchée que dans les expériences les plus triviales, expériences où se mêlent, inextricablement, amertume et illumination. Comme dans le poème En sortant d’un hôtel : « j’ai froid J’ai peur Et ne sais plus prier / Autour de moi j’envie ces familles / Qui achètent des gâteaux / avec un joli nœud Le dimanche matin — »
Dans le premier numéro de la revue L’Atelier contemporain, Franck Venaille disait du peintre Jacques Monory qu’il « n’a jamais interprété le réel mais l’a vécu jusqu’à un certain paroxysme ». Ce qui l’a lui-même « conforté dans son propre travail avec les mots. » Vivre le réel jusqu’à son paroxysme, cela signifie, pour l’écrivain, s’approcher de l’aura bleutée qui, comme dans les tableaux de Monory, émane du cœur tragique des choses : recueillir « cette plainte, comme une sonorité bleue qui proviendrait des murs ».
Pour laisser venir cette sonorité bleue, son écriture se fait fragmentaire, consentant à ses lacunes, ses heurts, ses déchirures. Ainsi pouvait-on lire en couverture d’un numéro de Monsieur Bloom qu’il avait conçu : « Ce qui reste de. Morceau d’une chose, d’un être, d’une existence. Fragments, manière de concevoir l’écriture pour restituer ainsi le caractère heurté, déchiré de toute fiction. » C’est l’art poétique de Franck Venaille : se laisser tourmenter, mais aussi se laisser mener vers la sainteté, par « ce qui reste de ».
Les auteurs
Franck Venaille fut écrivain, poète, homme de radio sur les ondes de France Culture, né en 1936 à Paris, et mort en 2018, à Paris également. Il a fondé les revues Monsieur Bloom et Chorus, cette dernière visant à « déchiffrer le langage de la réalité quotidienne », donnant à lire des textes de Christian Boltanski, Fred Deux ou Umberto Saba, accompagnés d’images de Jacques Monory, Peter Klasen ou Annette Messager. Il a écrit de nombreux livres, de poésie comme de critique, depuis Papiers d’identité (Pierre-Jean Oswald, 1966), jusqu’à Ça (Mercure de France, 2009), C’est à dire (Mercure de France, 2012), L’enfant rouge (Mercure de France, 2018). Il a reçu de nombreux prix : le prix Mallarmé en 1996, le Grand Prix de poésie de l’Académie française en 2011, ou le prix Goncourt de la Poésie en 2017.
Portrait de F.V. par Sophie Franza
Presse
Jan Baetens, Revue générale
Isabelle Baladine Howald, Poesibao
François Bordes, Artpress
Gérard Cartier, En attendant Nadeau
Claro, Le clavier cannibale
Yves Di Manno, Europe
Jean-Pascal Dubost, Poesibao
Yan Étienne, Diacritik
Didier Gambert, Boojum
Françoise Lison, L’Avenir
Pierre Ménard, Liminaire
Carlos Pardo, Le Monde diplomatique
Roger-Yves Roche, À la littérature
Christian Rosset, Diacritik
François Xavier, Le Salon littéraire
Extraits
« Que pense-t-elle Que pense-t-elle de lui encore pleine de fous rires de projets Et quelle image emportera-t-elle dans ses rétines c’est un bon compagnon Oui tout finit dans le criaillement des oiseaux Le train La masse du train se fout de ses angoisses tout à l’heure il ne distinguera d’ailleurs plus qu’une main qui salue et/chante le vent/à un prochain week-end Tant pis s’il a envie de hurler comme autrefois sur les quais du métro avant qu’on ne l’enfermeferme D’ailleurs l’été est bien meilleur À ses côtés la femme l’observe dans sa beauté dans sa tendresse dans cet/quel mot encore/dans cet amour qu’elle porte à l’homme malade instable à l’homme du 5 novembre et des tasses de thé Ainsi autour de nous en nous plusieurs êtres rêvent s’aiment et se déchirent devant la mer blanche » (Caballero Hôtel)
« Ah que la vie, enfin, s’achève que tout reprenne la couleur d’autrefois. Je suis un homme-oiseau. Il m’arrive de voler au-dessus de cette ville. Ce que j’aime, le soir, c’est voir le car quitter la place principale et s’enfoncer dans les canaux. Il a deux yeux jaunes. Il transporte de la vie des destins cela lui arrivait de le prendre de rouler de ne s’arrêter qu’au plus lointain des. Alors elle se retrouvait. Elle disait que tout ceci était nécessaire. Il lui venait comme un avant- goût, divin ? Pourquoi ? Comment tout cela arrive-t-il ? Je ne sais pas. Je ne sais plus. Mais avant d’être cet être-là j’ai dû c’est cela j’ai dû. Comprendre. Je suis un homme-oiseau. Je vous parle les ailes déployées mais à quatre heures du matin je foutrai le feu à ce. Vous savez, c’est drôle ce qui a pour nom habituel : la vie. Je suis là, dans cette chambre, le front contre les grilles à vous raconter cette histoire du petit jour. On boit. On se donne de la peine pour avoir l’air au moins normal. En fait à l’intérieur cela charrie des cubes des tonnes d’angoisse le sang ! Bon. Ce serait trop long à vous expliquer. » (La Guerre d’Algérie)