Exhumant une boîte de photographies datées de son enfance, Gérard Titus-Carmel se retrouve face à celui qu’incontestablement il fut mais qu’il estime avoir sans retour cessé d’être. Comment justifier cette immixtion de l’altérité dans le rapport à soi-même ? Comment accorder la netteté du souvenir, que ces images renforcent, avec la conviction qu’elles sont celles d’un autre ? Par quel procédé rendre compte de cette impression apparemment paradoxale : il a fallu arriver où l’on se tient pour pouvoir se reconnaître là d’où on est parti ; revendiquer ici la « solitude » comme sa condition essentielle pour pouvoir, là-bas, en identifier les ferments ?
La réponse de l’artiste à ce problème tient dans les pages de ce qu’il nomme « rêve autobiographique ». Ni autobiographie, ni mémoires, Ajours se veut une entreprise mémorielle où la vérité serait non celle du souvenir (rétrospectif par définition, donc instable, trompeur, complaisant), mais celle de l’écriture elle-même, dotée d’exigences propres.
Le titre renvoie autant à un motif biographique central qu’à un principe de composition : l’ajour, c’est la « beauté » aperçue au loin dès l’enfance, poursuivie coûte que coûte en laissant derrière soi des origines décrites comme ternes, ingrates et misérables ; mais c’est aussi la part ménagée à l’oubli, dans un récit qui ne s’intéresse pas à une exactitude biographique relevant du pur fantasme, ni d’ailleurs à une stricte linéarité narrative.
Pour couper court à toute prétention à l’exhaustivité, Gérard Titus-Carmel borne ce « récit d’initiation » de part et d’autre, sans toutefois s’interdire des débordements. Ajours se concentre ainsi sur les années comprises entre le décès de son père, en 1948, et celui de sa femme, dix-neuf ans plus tard. Mais c’est en 1970 que la narration s’arrête, lors d’un voyage au Japon qui marquera une rupture en termes affectifs et artistiques. Entre-temps, le lecteur aura assisté à ce qu’il convient sans doute d’appeler les « années de formation » de Gérard Titus-Carmel – rendu, pour finir, « à ce point de “véritable solitude” qui est le [sien] », et devenu lui-même : l’artiste qu’on connaît.
Les auteurs
Gérard Titus-Carmel est né en 1942. Après des études de gravure à l’école Boulle, il s’affirme comme dessinateur et graveur. Travaillant par série autour d’un objet ou d’un thème, il analyse d’abord les processus de décomposition ou d’usure d’une forme. À partir de 1972-1973, il élabore lui-même le "modèle" que réclame son travail : petit coffret, nœuds, épissures, constructions de branchages sont fabriqués pour satisfaire le plaisir de dessiner, une dialectique inédite se trouvant ainsi instaurée entre la série et son référent. Dans les années quatre-vingt, Titus-Carmel revient à la peinture, procédant toujours par ensemble : Caparaçons, 1980-1981 ; Éclats, 1982 ; Nuits, 1984 ; Extraits & Fragments des Saisons, 1989-1990 ; Forêts, 1995-1996 ; Nielles, 1996-1998 ; Sables, 1999 ; Quartiers d’Hiver, 1999-2000. Il y déploie des ressources techniques s’autorisant toutes les libertés pour épuiser son prétexte avec une assurance formelle et chromatique remarquable. Il a illustré nombre d’ouvrages de poètes et d’écrivains, et il est lui-même auteur d’une cinquantaine de livres : récits, essais, recueil de poèmes, écrits sur l’art.
Presse
Didier Ayres, La cause littéraire
Michael Bishop & Marc Blanchet, Poézibao
Richard Blin, Le Matricule des anges
François Boddaert, En attendant Nadeau
Jean-Paul Gavard-Perret, lelittéraire.com ; Le salon littéraire
Gérard-Georges Lemaire, Visuelimage [1] ; Visuelimage [2]
Thierry Romagné, Artpress
Francis Wybrands, Europe
François Xavier, Le Salon littéraire
Extraits
Gérard Titus-Carmel : Portrait de l’artiste a specchio
Depuis longtemps me tentait l’idée d’écrire quelques pages sur certains épisodes de mes premières années, qui m’ont toujours semblé confuses, sinon mystérieuses. Période trouble de silences butés, de noms propres tenus secrets, de non-dits : la mort du père, si jeune, l’absence de lignée (ou, plus simplement, d’une famille – je ne sais rien de mes grands-parents ni de mon proche entourage), les déménagements soudains, une gêne dans les regards, les pieux mensonges, les cachotteries et les embarras, puis les colères sans objet, ceci pour résumer l’atmosphère toujours pesante de vivre dans cette certaine épreuve d’être qui fut le milieu naturel où je pris pied sur le monde. Voilà pour les éléments du décor.
J’avais d’abord préféré oublier ces années ternes qui sentaient la lessive et les relents des dimanches sans issue. En revanche, ce que je n’ai pas oublié, c’est l’affligeante misère des abords et du cadre journalier, autant que la sécheresse des sentiments. Ce dont je me souviens aussi, c’est l’impératif appel que je ressentais pour l’art et les choses de l’esprit, bien loin des préoccupations environnantes, ce qui me rendait rétif face à la médiocrité ambiante et me rendait d’autant plus ombrageux. Triste, j’allais chercher la beauté, ou l’idée que je m’en faisais, dans les images de mes premiers albums, puis dans les films de mousquetaires et de pirates, plus tard dans les salles du Louvre et dans les livres. J’avais dix ans, j’étais sans âge.
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Par coïncidence, il y a deux ans de cela, à l’occasion de quelques aménagements dans l’atelier où je mis de l’ordre dans mes archives, je tombai sur une boîte d’anciennes photographies. Alors, et sans prévenir, tout un pan de mon enfance et de mon adolescence me remonta d’un coup à la mémoire : ces photos, c’est comme si je ne les avais jamais oubliées tant elles me paraissaient avoir été prises dans un temps à la fois indistinct et sans contours, mais qu’un brutal réveil de ma mémoire m’en faisait en même temps préciser les circonstances, au plus vif de l’instant où elles en fixèrent l’image, étrangement détachée de tout présent. Mais aussi avec tant de netteté que je ne doutais pas qu’il s’agissait bien de moi ; je me souvenais exactement des noms des figurants, des lieux, des bruits, des mouvements alentour, de mes humeurs du moment, de tout ce qui bordait une enfance sans père, ou si peu, et qui livrait le petit fauve que je devenais au récit de son début de vie sur cette terre.
Un beau matin, donc, je me mis à écrire, ayant préalablement écarté bon nombre de photos inutiles, pour beaucoup vouées au panier : elles pouvaient être l’image de n’importe qui tant elles me semblaient banales et peu identifiables. Je ne gardai au contraire que celles où je me reconnaissais et dont me parvenait soudain toute la violence de ces instants dérobés et figés d’une vie lointaine, donnée comme étant la mienne, mais rendue par fragments à partir de quoi j’entrepris de me construire une histoire. Le titre s’imposa d’emblée : Ajours. J’appréciais les différentes approches que ce terme me permettait, allant de l’architecture percée d’ouvertures donnant sur le jour, jusqu’au travail de la broderie ménageant des « crevés » dans la matière de ses motifs, comme une guipure faisant dessin à partir de ses vides. J’aimais aussi l’idée de la menace des meurtrières pour l’une et le choix des creux et l’apparat des bordures pour l’autre. Ainsi je pouvais donner les lignes de force en ses affûts mêmes, ourlés au mieux de ses manques. Car je ne raconte pas tout, il faut laisser sa part à l’oubli. C’est aussi la « vérité » de mon récit.
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Cette âpre plongée dans la matière de ce « rêve » autobiographique dura deux ans, à quelques jours près. J’y consacrais tout mon temps, quand je ne devais pas en distraire une bonne part à l’occasion de plusieurs expositions et autres évènements auxquels ma vie d’artiste m’obligeait. Mais j’avais dégagé l’espace qu’il me fallait pour conduire librement mon entreprise et ne me souciais de rien d’autre. Je commençais même à nourrir une certaine sympathie pour le petit drôle dont je révélais la suite des aventures. C’est-à-dire moi, que j’exhumais depuis le fond de la vieille boîte jaune où avaient dormi pendant tant d’années toutes les preuves de mon existence ancienne.
Cependant la partie n’était pas jouée : dès les premières lignes, en effet, se posait le problème du locuteur devenu témoin, et détenant, de droit, les éléments du récit à venir. On devine le compromis impossible et le dispositif à trouver pour le rendre fiable, sinon même audible : qui, de fait, parlait à la place de celui-là qui figurait sur les photos – moi ? le même ? Est-ce que je fus ce petit bichon mélancolique qu’on voit sur les images, mais aujourd’hui devenu beaucoup plus vieux ? Ou était-ce un autre qui s’était laissé si souvent tirer le portrait, attendant que je vienne lui dire qui il était, ce jour-là, à ce moment-là, entouré de ces ombres-là ? Ainsi je devenais le chroniqueur d’une vie que j’avais jouée jadis et dont je connaissais tous les épisodes, mais que je rapportais en différé. Par-delà la distance, je me portais même garant de la véracité de chacun des faits évoqués puisque je les avais moi-même vécus. L’imbroglio, dans ce genre de construction, est toujours à son comble, on le sait : c’est le prix (et le leurre) de toute autobiographie prétendant restituer les aléas d’une vie, romanesque ou non, héroïque ou secrète, mais toujours exemplaire en ce qu’elle est l’aventure d’un texte, quand celui-ci est mené à partir d’un angle d’attaque qui ne met pas en doute la parole de l’auteur (même si celui-ci prend quelques libertés avec la « réalité », qu’il arrange à son gré, comme Chateaubriand en Amérique, mais peu importe : ici l’écriture a raison et elle est glorieuse de ses petits arrangements).
Car dans cette épuisante passation de pouvoir entre les traces d’une vie immobilisée sur un petit rectangle de papier glacé (avec les bords dentelés, pour les plus anciennes), c’est un travail de fouille qui se mène sur deux champs rivaux que visite la mémoire : la preuve (mais sujette à caution – on ne se souvient pas qui a pris la photo –) et l’intuition (on en sait bien plus qu’elle m’en montre). Dès lors, l’espace est ouvert à l’écriture seule qui peut mettre ces deux-là d’accord en travaillant une matière mixte et tangible, réunies dans la coalescence de leur nature, entre ce qui est vrai (ou a été vrai) et ce qui est aujourd’hui donné pour vrai par le « témoin-qui-a-tout-vu » arguant de son honnêteté. À ce petit jeu, bien sûr, l’auteur y perd sa peine mais les indices perdent aussi de leur poids : le flou embrume la scène, le doute s’installe, on n’est plus aussi sûr de l’identité du personnage à droite, on distingue moins bien le panorama derrière, on se demande si on était bien là, dans ce jardin, ce jour-là, morose à souhait. On s’en remet alors à la vérité de l’écriture qui, elle, est bien là et le fait savoir.
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Il y a enfin le travail du texte, son organisation, les aises que prend une mémoire prétendument fidèle vis-à-vis de la chronologie, le penchant des mots pour la crédibilité de l’écriture seule, filant en son courant (comme descendant un fleuve), ce qui est à la fois son exigence et sa liberté. Il y a l’instance du récit qui rive son clou au soupçon, aux nécessités d’éclaircissement, aux vérifications sourcilleuses. Et puis viennent les débordements, les chevauchements, les redites, les faux-traits, comme dans la peinture, je l’ai signalé le moment venu. Aussi j’ai connu, durant ces presque deux années passées devant l’écran, un indicible plaisir, où la force d’élucidation qui m’entraînait à poursuivre ma biographie rêvée (j’y tiens !) me tenait en haleine, presque malgré moi. Je mettais au jour des fantômes que je croyais avoir oubliés depuis longtemps, je tisonnais des souvenirs enfouis, je me recomposais une enfance. Ce qui n’était pas, on s’en doute, sans conséquences sur mon état, tant je creusais profond dans ce passé dont je me croyais débarrassé – ce qui est en partie vrai –, mais je tenais bon : j’avais l’impression de me construire une histoire à partir de bribes qui me faisaient mieux comprendre ce que j’étais devenu.
Chemin faisant, je me méfiais des pièges que me tendait la forme des Mémoires et autres aveux de circonstances, là où je ne voulais justement pas tomber : le choix d’arrêter brutalement mon récit en 1970 me garantissait des langueurs et des impressions que j’aurais pu prolonger pour le demi-siècle qui a suivi (qui a été pas mal servi en événements de toutes sortes, on s’en doute bien, mais ce n’était pas là l’ambition de mon entreprise). Décider de ne me pencher que sur un pan de mon histoire – borné par deux catastrophes qui en définissaient les limites – et découper nettement cette période (elle-même pur roman d’apprentissage) me dispensait d’ouvrir une perspective à l’ensemble, qui tenait à se cantonner à sa seule partie, celle-ci me donnant suffisamment de matière pour la considérer comme un objet en soi. Dès lors, me trouvant tant d’années plus tard projeté si loin des évènements que j’évoquais, il s’agissait pour moi de me situer par rapport à ce que j’en rapportais (en toute connaissance de cause, bien sûr) comme si je mettais de l’ordre dans la chronique des faits et gestes d’un autre, d’une autre vie, hérissée-hérissante, pour dire ancienne et détachée, dont rien pourtant ne m’avait été épargné des colères et des états d’âme. De longs apartés en italiques (ponctués de photos d’époque) mettent en scène ce double jeu : commentant ces vignettes, je hèle le personnage qui pose là en sachant qu’il occupe ma mémoire, comme j’endosse son rôle. Devenus complices dans le face-à-face qui s’est ainsi instauré entre la preuve et l’écriture qui tentait de la contester, on verra que je me suis mis à tutoyer l’interlocuteur comme un étranger de lait.
Au fil des pages, et à mesure que ma construction prenait de l’ampleur, je devenais donc un objet de fiction. De ma propre fiction, voilà en fait l’enjeu du projet qu’au départ je n’avais pas prévu dans ces dimensions-là, et qui s’est défini au cours des mois de sa rédaction : un autoportrait a specchio, dont l’écriture même devenait le modèle. Ceci sans espoir de donner du sens à mes errements, bien sûr, encore moins de révéler je ne sais quelle vérité par l’enseignement qu’on pourrait retirer d’une vie sans exemple, comme sont toutes les vies. Reste, une fois encore, et par-dessus tout, le seul souci du texte et la mise en mots d’une mémoire déposée au pied de ce fagot d’impatiences et d’aspirations plus hautes. C’est ce que ces pages ont voulu dire en retraçant l’épuisant dessin des méandres dont, paraît-il, je (me) suis sauvé.