Peinture et poésie ont toujours eu partie liée. Un poète nous dit ici ce que l’art représente pour lui, ce qu’il lui apporte, ce qu’il lui refuse.
L’auteur fait aussi écho à la fascination exercée par les œuvres de quatre peintres : Jean-Paul Berger, Miklos Bokor, Claude Garache et Alexandre Hollan. Les textes ou les poèmes qu’il leur consacre constituent une réponse sans fin tentée aux interrogations, mais aussi aux émotions qu’elles n’ont pas manqué de susciter, dans la proximité de l’expérience poétique. Une lecture de deux tableaux d’un autre siècle, l’un de Charles Gleyre, l’autre d’Émile David, et une réflexion sur l’art contemporain complètent le présent ouvrage. Elles en cernent la raison d’être et les enjeux.
Avec un gravure originale de Claude Garache.
Ouvrage publié avec le concours de l’État de Vaud.
Les auteurs
Pierre‑Alain Tâche, né en 1940, vit à Lausanne. Juriste de formation, il est docteur en droit. Il fut magistrat judiciaire de 1981 à 2002 après avoir pratiqué le barreau pendant une dizaine d’années. Il se consacre désormais à l’écriture. Il est l’auteur de plus d’une vingtaine de recueils de poésie, ainsi que de textes critiques. Il a été pendant dix-sept ans l’un des responsables de La Revue de Belles-Lettres. Marion Graf écrit à son sujet : « Dans son élégance et son jaillissement musical, le lyrisme de Tâche allie générosité et vigilance, ampleur et vivacité légère ».
Une bibliographie de Pierre-Alain Tâche.
Pierre-Alain Tâche a participé au n°1 de la revue « L’Atelier contemporain ».
Presse
Entretien avec David Collin, émission "Entre les lignes" (Radio Suisse Romande, Espace 2).
Extraits
Durant tout un temps d’innocence non feinte, j’ai voulu croire que la perception des profondes harmoniques du monde aurait pouvoir de m’accorder à ce dernier (et que le poème à venir le serait donc aussi, par voie de conséquence). Et que tout était donc affaire de consonance. Mais il m’a fallu déchanter, tant il fut un jour évident qu’une écoute attentive et patiente ne suffit pas à assurer l’accord espéré ; pas plus, d’ailleurs, qu’un regard appliqué ne peut accomplir et réaliser la quête heureuse de ce qui se cache derrière l’apparence. S’émerveiller, ainsi, devant le frêle tremblement de l’être, c’est rester bouche bée. Or la contemplation ne suffit pas. Il faut certes se laisser interpeler par le réel et non le provoquer ; mais il faut aussi faire preuve d’une curiosité vigilante et s’exercer à une grande disponibilité, qui puisse répondre de la manière la plus adéquate possible à l’intensité des surgissements. Rendre compte de la réalité exige alors de s’exposer à ses sortilèges sans crainte de l’affronter dans sa prodigieuse diversité – ce qui revient à dire que rien de ce qu’elle révèle ne sera écarté par principe.
La survenue du poème dépend toujours d’une rencontre, qui peut être très brève, où le regard est mis en alerte par ce qu’il voit et l’oreille par ce qu’elle entend. Ce vécu laisse une empreinte dont la caractéristique est d’être tout d’abord indéchiffrable ou, si l’on préfère, littéralement illisible. Elle est liée au souvenir d’un événement qui est de l’ordre de l’effarement – et ce dernier, on le sait, rend muet. Ainsi, dans un premier temps, la parole ou l’écrit n’auront pas cours, car qui voudrait tirer parti de ce qui est arrivé se trouve encore dans l’en-deçà du verbe, où quelque chose se passe et met en mouvement on ne sait quoi. Impossible, donc, de rendre compte de cette expérience particulière, qui peut impliquer des fragments de nature, des êtres singuliers, des objets (une peinture, donc, aussi bien, une estampe, une sculpture, que sais-je encore ?) ou même la musique, sauf à dire que cela surgit dans un espace de silence, où le monde est figé (suspendu ?) ; et que tout, dans l’instant, se résume alors à cela. La seule chose certaine (Pierre Bonnard en fait la remarque) est que « le choc est instantané, souvent imprévu » – rendant ainsi toute esquive, toute dérobade exclues ; et qu’une trace subsiste, qui pourrait être apte à en témoigner, mais qui ne donne pas encore la moindre prise sur « l’altérité, l’irrationalité, l’opacité du réel » (la formule est de Jean-Paul Sartre), d’un réel qui se resserre, qui se referme sur lui-même avec l’écoulement du temps, comme pour mieux tenir à distance les mots. Tout le devenir du poème, à supposer qu’il advienne un jour, dépendra pourtant de l’impact initial.
Prenons un exemple concret : un arbre, un jour, a pouvoir d’être source de stupeur. Je peux certes garder mémoire du mélèze givré apparu sur le bleu intense d’une crête d’hiver, en montagne, mais je ne tarderai pas à constater que sa vision a paralysé ma pensée, qu’il l’a dessaisie d’un possible sens à donner à cela. Il faudra l’allégement que m’offre la durée et un recentrement de l’attention dépourvu d’a priori pour noter quelques mots en lisière de l’image persistante – et ce sera : bleu, blanc, éclair, éblouissant, cassant, transparent, stellaire... Sans que cela suffise encore à conduire le poème à son terme, car on ne peut façonner ainsi, à si bon compte, le noyau de l’être qui se propose comme énigme ; ou ce n’est pas écrire, mais tricher. Un vouloir, ici, est donc vain. L’élève studieux n’a pas prise consciente sur ce qu’il veut exprimer, qu’il manie plume ou pinceau. « On peut étudier la nature, l’analyser, la disséquer ou la recomposer, sans faire de la peinture », car « ce n’est pas une question d’application. » (Bonnard encore.) Non, la condition d’une réponse vraie (ce par quoi j’entends : d’une œuvre qui ne trahisse pas l’étrangeté et la complexité du réel) est de préserver un espace intérieur où puisse être perçu l’écho du « choc » originel. La conscience obscure, alors, est alertée, mais non l’intellect ; ou ce serait sans quoi substituer l’idée à la réalité – et mieux vaudrait alors avoir renoncé.
L’expérience et la pratique du réel sont donc toujours en partie hors du champ de la maîtrise. À cela s’ajoute que j’ai appris à me méfier des filtres qui simplifient ou qui radicalisent la perception que j’en ai. Je ne suis jamais assuré ainsi d’avoir vu, d’avoir perçu ce que je pourrais en dire – au risque certain de finir par l’inventer en partie. Et c’est pourquoi, comme beaucoup de poètes, je ne néglige nullement l’apport des autres arts à ma connaissance du monde, certes, mais aussi à la compréhension intime des mécanismes de la création. Les œuvres des peintres, bien entendu, m’importent tout d’abord pour ce qu’elles sont. Mais, au-delà, il ne me paraît pas interdit d’avoir recours à leur médiation pour m’aider à voir et, parfois, pour m’enseigner à tirer parti de ce que j’ai vu. Ce qu’elles me livrent alors de leur devenir, de leur secret, m’ouvre à ma propre exigence, écarte des difficultés que je puis rencontrer et m’accompagne dans la quête d’un sens. C’est que l’œil du plasticien a osé revenir, encore et encore, sur une évidence obscure, qu’il n’énonce pas, mais qu’il restitue comme à l’abri de la langue à force de l’affronter et de s’y confronter. Il résout, certes, mais autrement. Et, ce qu’il donne à voir gagne parfois le pouvoir de guérir de la cécité et, dans un second temps, du silence : la taie alors disparaît et la bouche ose. Je sais ainsi ce que je dois aux lointains bleus de Patinir ou de Poussin, aux arbres de Memling – mais aussi, au-delà des noirs lisses et lumineux de Soulage ou des lisières murmurantes de Rothko, aux lauriers de Penone, qui font respirer l’ombre. Je parle ici d’une réconciliation paisible (et pourtant jubilatoire), qui est celle des mots avec le réel ; rendue possible par des formes, par des couleurs, par des matières – et même par la vertu d’une odeur. De telles œuvres l’ont permise et d’autres la permettront encore, même si une part de la production contemporaine ne me paraît plus en offrir la possibilité. J’évoque une complicité ressentie comme une adhésion à ce que je recherche et dont je ne sais encore rien. Je me nourris alors de l’avancée d’un artiste, de ses intuitions, de son savoir-faire, bref, de ses vertus, qui sont pour moi souvent liées à une fulgurance de l’être reconnaissable dans le flux vital qui porte l’œuvre. Je m’en imprègne en devinant qu’elles pourront un jour m’être sinon utiles, du moins favorables. (Mais, après tout, n’est-il pas présomptueux de se croire tenu, à chaque fois, de réinventer la roue ?) Ai-je bien fait comprendre que la médiation dont je parle a des effets en quelque sorte sous-jacents ? Elle est agissante parfois sur la page si j’atteins au point où la trace, ravivée, confortée enfin, libère la pensée d’un sens à retrouver pour que naisse un réseau d’images un peu moins menacées d’être convenues, dans la proximité même de cela, qui cherchait à parler.
Dans le contexte que je décris, ce que, par simplification, je nommerai le tableau, engendre volontiers, comme chacun sait, une réflexion. Il suscite alors, à son propre sujet, une paraphrase ou un commentaire, qui sera volontiers discursif. S’agit-il d’en rendre compte, la prose convient mieux. Mais elle n’a pas le monopole. Il arrive ainsi que l’œuvre produise des scories plus incertaines d’être purement intuitives – et c’est ici que le poème intervient, tant bien que mal, dans un espace où l’œuvre devient littéralement un « pré-texte ». La focale de l’écrit, alors, la redimensionne à sa mesure : elle la fractionne, elle l’agrandit ou la réduit à quelques éléments, qui conduiront peut-être à de l’imprévu, mais qui doivent pourtant rester en rapport avec elle ! Il arrive même que l’expérience déborde le cas particulier, à propos d’un peintre déterminé. Son œuvre entière (ou une partie de cette dernière) devient alors l’objet d’une attention poétique orientée – allant jusqu’à susciter le voyage pour des rencontres in situ ! Ainsi, ai-je traqué de musée en musée, la figure d’un modèle pour lequel Cranach l’Ancien me paraît avoir eu, à travers les ans, une inclination persistante, ou dressé, après maintes équipées italiennes, le portait recomposé des petites madones renaissantes. Cela dit, j’ai aussi profité de certaines visites d’atelier pour envisager le poème dans l’immédiateté de la relation. Je cherchais mes mots dans le tableau. Mais (pourquoi ne pas l’avouer ?) je n’ai jamais vraiment songé à développer cette pratique « cannibale » – pour privilégier la remémoration incertaine et l’écho différé. Car tout véritable échange exige d’être envisagé et maintenu dans la durée d’un face-à-face, dont je suis bientôt privé par l’absence du tableau. L’expérience première court alors le risque d’être inconsciemment trahie ou, pour le moins, de demeurer superficielle. Et puis, entrer dans la conversation des peintres, avec les enseignements que j’en escompte, exige plus. L’adhésion du regard et le partage du sens ne suffisent pas. L’écriture doit se hausser au niveau de ce qu’elle quête et dont elle exploite, dans une certaine mesure, les acquis. Il y a, bien entendu, une certaine présomption à tenir pour possible un tel ajustement. La vraie question est alors de savoir si je suis capable de voir ou d’écouter (car le tableau s’écoute aussi) sans occulter l’œuvre avec ma propre attente. Quoi qu’il en soit, le mouvement que j’instaure ne saurait assurer le chant d’être juste. La grandeur et, si l’on peut encore risquer ce mot, la beauté de la référence n’en sont pas garantes.
Il est temps d’en venir à un autre stade de l’expérimentation de l’art, qui puisse se passer d’intermédiaires et fonder sur un partage vécu dans la proximité. Les œuvres ne naissent pas alors en écho les unes des autres ; elles apparaissent dans un double élan créateur que semble garantir un même fond de réalité – étant admis que la subjectivité de leurs auteurs exclut de figer cette dernière.