Penser la perception aborde la question du film, de la photographie et de l’écriture.
« Ce livre, je l’ai conçu (construit) comme un roman où les épisodes interviennent, se suivent dans une dramatisation qui transforme la parole de chaque artiste selon un programme et ses intentions. Montrer des artistes à des moments différents, montrer des artistes en des endroits différents, poser presque les mêmes questions ou poser des questions différentes, montrer ce qui existe et montrer ce qui change comme par exemple une manière de montrer un transitoire malgré l’invariant des questions posées qui n’exclut pas une discipline – tel est l’enjeu du livre : il raconte les vies du mouvement.” (J.D.)
Entretiens avec : Jean-Marie Straub et Daniel Huillet, Jean-Luc Godard, Roberto Matta et Alain Jouffroy, Betty Goodwin, Patrick Tosani, Georg Baselitz, Chantal Akerman, Gérard Garouste, Nathalie Sarraute, Bernard Plossu, Jana Sterbak, Gisèle Freund, Francis Ponge, Marguerite Duras, Jean-Luc Moulène, Jean-Michel Alberola, Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely, Joris Ivens, Antoine d’Agata, Pierre Tal Coat, André du Bouchet, Pipilotti Rist, Jean-Pierre Bertrand, Helmut Newton et Alice Springs, Raoul de Kayser…
Ce nouvel ouvrage de Jean Daive, recueillant essais mais surtout entretiens avec des artistes et écrivains réalisés pour France Culture, est le troisième volet d’un polyptique composé de : L’Exclusion (éditions Jean Fournier, 2015), Pas encore une image (L’Atelier contemporain, 2019) (À paraître en 2023 : Le Dernier mur, L’Atelier contemporain.). Le premier livre posait et étudiait le constat : ce que je regarde n’est pas ce que je vois ; le second : l’image n’est plus à regarder, mais à lire et l’écriture n’est plus à lire mais fait image.
« Ces réflexions, souvenirs, entretiens, écoutes et paroles, ces silences et ces rires, sont aussi le symptôme d’une animation magique de l’image et de l’écriture qui se nourrit des énergies parmi les plus farouches et les plus obscures. La parole est mystérieuse et obscure. L’écoute est mystérieuse et obscure. Un homme, une femme ou bien deux hommes, l’un parle l’autre écoute, se trouvent dans cette situation de l’échange et de l’attente, ils émettent une succession d’ondes permanentes, ils apaisent la peur, ils s’aident à parler des énigmes de l’univers, ils s’aident à l’injonction. Ils excédent toujours la pensée et la signification. » (J.D.)
Les auteurs
Né en 1941, Jean Daive est connu pour son travail d’homme de radio à France Culture, où il anima, entre 1975 et 2009, les émissions Nuits magnétiques (avec Alain Veinstein) et Peinture fraîche (1997-2009)
Il est l’auteur d’une vaste œuvre écrite qui embrasse à la fois le roman, la poésie et la critique. Sa bibliographie compte en particulier trois cycles publiés chez P.O.L : Narration d’équilibre, la Condition d’infini et Trilogie du temps.
Il a également proposé plusieurs traductions (Paul Celan, Robert Creeley, Norma Cole).
Au fil des années, il a fondé et dirigé plusieurs revues : Fragments (Brunidor, 1970-1973) ; fig., (Fourbis, 1989-1992) ; Fin (galerie Pierre Brullé, 1998-2006) ; Koshkonong (Eric Pesty éditeur, 2013-), Brille Babil (Éditions des crépuscules, 2021-).
[Photographie : ©Jean-Marc de SAMIE]
Presse
Christian Désagulier, Poézibao
Charles Duttine, La cause littéraire
Rodrigo Fontanari, Critique d’art
Jean-Paul Gavard-Perret, Le littéraire.com
Gérard-Georges Lemaire, Visuelimage
Jean-Claude Leroy, Sitaudis
Fabien Ribery, L’Intervalle
Christian Rosset, Diacritik
Christian Ruby, nonfiction.fr
Yves Tenret, Bon pour la tête
Extraits
1 – Pierre Tal Coat : « J’essaie d’atteindre à cette ponctuation de l’instant, à être, en somme c’est vivre séparé du-déjà et du-en-deçà, du-déjà qui comporte le-déjà et ce-qui-viendra. »
2 – André du Bouchet : « Dans la précipitation de ces poèmes déjà anciens, il y avait une saisie très violente de l’instant. Peut-être cet instant, je le ressens moins comme une saisie, une volonté de saisir qui autrefois m’entraînait dehors, très loin. Aujourd’hui, je le ressens plutôt comme une dessaisie qui joue dans le temps et sur place. C’est l’action du temps cela. »
3 – Gisèle Freund. Elle explique comment avec le Leica – l’appareil de l’instant – elle réalise ses reportages sur la misère dans le nord de l’Angleterre ou à Newcastle où les ouvriers ont cessé de travailler. Elle explique comment l’instant cadre la réalité, cadre le portrait, cadre l’éphémère du temps.
4 – Pipilotti Rist. Elle réalise l’instant sous la forme de l’esquisse : l’esquisse d’un salon, l’esquisse d’une chambre à coucher, installées comme en coulisses – avec ses lumières colorées derrière des lumières de base.
5 – Nathalie Sarraute. Elle devine puis saisit un monde de sensations, d’impressions, de souvenirs qui passent en quelques instants et se développent au fil des pages. Ce monde qu’elle appelle « tropisme » exprime les impressions toutes fugitives en chacun de nous et qui s’appliquent à la vie psychique.
6 – Hans Hartung. Il vit très jeune la peur de l’éclair, la peur de la pénombre, du coup de tonnerre, des ciels déchirés de zébrures. Il est aussi fasciné par cette vision de l’éclair qui annonce la foudre. Elle le retient dans le fracas du tonnerre. Il se met donc à dessiner des éclairs que le crayon attrape au vol. Il tente d’achever le tracé des zébrures sur la page avant que n’éclate le tonnerre. L’enfant comprend que le dessin est un combat entre la ligne dessinée et l’impact de l’éclair. L’instantané doit aller plus vite que la vitesse, doit même devancer la vitesse.
7 – Chantal Akerman. Pour Chantal Akerman, il y a l’instant et l’instant. Il y a deux instants, donc deux intensités. Il y a l’instant filmé, lorsque Delphine Seyrig joue le personnage de Jeanne Dielman. Il y a l’instant filmé à la vidéo lorsque Delphine Seyrig et Chantal Akerman discutent au cours des répétitions chacun des mots du script écrit au scalpel. Instant joué selon les lois du temps réel et instant répété selon les lois du jeu de la répétition.
La construction s’est ainsi imposée. Il me suffit de localiser les textes dans un seul récit qui agirait comme de la profération.
Avec ce troisième volume se poursuivent une aventure et sa problématique. Lesquelles ? Il y a très tôt une fébrilité visuelle ou acoustique qui stimule sans toutefois l’expliquer le déplacement (notre déplacement) et cherche néanmoins à comprendre ses étendues sinon son existence et ses liaisons. Je prends un exemple : c’est une source qui jaillit dans une prairie. Je l’entends et j’y bois à genoux au milieu des rides qui se forment à la surface de l’eau. Le phénomène est à saisir autrement, avec les plis d’une robe qui métabolisent le tissu et les motifs du tissu jusqu’à constituer les facteurs d’une intelligence cherchant à s’organiser. La contemplation de l’image devient vite la nécessité de l’image du point de vue existentiel et biologique : regarder dans le ciel l’apparition-disparition de l’éclair et en trouver une représentation sous la forme d’une ligne brisée, puis d’une ligne en zigzag donne conscience d’un examen du mouvement. Les rides à la surface d’une source, les plis révélés par le tissu d’une robe, la chute à bicyclette par très grand froid au milieu d’un champ composé de mottes de terre gelées comme autant de lames. Tomber ne s’oppose pas à une métamorphose qui voit un mouvement se transformer en chute, puis en vol plané au-dessus du champ, enfin en sacrifice quand l’organisme humain affronte les griffes de terre qui n’arrêtent pas la lacération des jambes lancées à grande vitesse. La formule d’Emmanuel Kant à la suite de cet accident ordinaire “Que signifie s’orienter dans la pensée ?” prend soudain tout son sens en devenant : la nature humaine théâtralise la danse de mort et se transforme en figure de la souffrance. Je me relève et mes jambes sont en sang. Métamorphose ou moment magique. Une scène qui dissimule un récitatif d’ordre passionnel. Le mouvement peut devenir infernal. Il l’est lorsque je veux l’interrompre ou le suspendre ou l’arrêter. Arrêter le mouvement pour le reprendre et l’accentuer ensuite le verbaliser à l’aide d’un carton et le reprendre afin d’en formuler toutes les irrégularités possibles. L’incarnation est la réponse. L’incarnation du mouvement est la véritable intention.
Comment s’expliquer une grammaire de l’image ? L’image est la projection d’une cause qui est source d’émotion et de peur selon Sigmund Freud qui emploie le terme de névrose. Selon Aby Warburg, la condition primitive est dominée par des processus phobiques : ceux-ci poussent l’homme à adopter une attitude défensive vis-à-vis des causes. Personnifier l’angoisse, exprimer l’angoisse par des images sont à l’origine d’une perception dont l’objet reste fixé dans la mémoire. Le Déjeuner sur l’herbe n’est pas ce que je vois. Il n’en est qu’une transformation au cours des siècles arrêtée par mon regard. Il y a l’image et les images – les images supposent une narration différente de l’image. Ce livre, je l’ai conçu (construit) comme un roman où les épisodes interviennent, se suivent dans une dramatisation qui transforme la parole de chaque artiste selon un programme et ses intentions. Montrer des artistes à des moments différents, montrer des artistes en des endroits différents, poser presque les mêmes questions ou poser des questions différentes, montrer ce qui existe et montrer ce qui change comme par exemple une manière de montrer un transitoire malgré l’invariant des questions posées qui n’exclut pas une discipline – tel est l’enjeu du livre : il raconte les vies du mouvement – homme, femme, homme et femme, maison, atelier, chambre et lit pour Niki de Saint Phalle, HLM à Rome pour Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, appartement luxueux à Monte-Carlo pour Helmut Newton et Alice Springs, toute petite maison à Paris dans une toute petite rue du 20e arrondissement pour Chantal Akerman, jardin d’une brasserie berlinoise pour Hans-Jürgen Syberberg, appartement bourgeois rue des Saints-Pères à Paris pour Joris Ivens, pavillon canadien à la Biennale de Venise pour Jana Sterbak face à un écran de 15 mètres. Chaque rencontre est un épisode qui s’ajoute, transforme le roman et peut-être le film. Tout d’abord, un artiste est essentiellement un médiateur, il marque le passage de la vie à l’art ou de la vie à l’écriture. Comme médiateur, l’artiste provoque, crée des liens avec ses contemporains, avec le passé, avec l’Italie par exemple, avec les États-Unis ou avec l’Europe, avec les photographies d’archives ou de presse en ce qui concerne Robert Rauschenberg qui veut révéler en même temps que la peinture la fonction de la volonté populaire et je pense aussi à la place qu’occupent Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Le travail de l’artiste est le travail de l’intervalle toujours mouvant qu’il sonde grâce à son mouvement pendulaire. Mouvement pendulaire aux prises avec l’action et l’impulsion. Jean-Marie Straub et Danièle Huillet créent un champ politique, une profondeur entre le présent et le passé, entre le présent et la mémoire, entre l’Histoire et des périodes historiques qu’ils prélèvent comme autant d’accents qui marquent le passage de l’image visuelle au langage : cette tentative permet de reconstruire la désorientation humaine comme connaissance et droits particuliers en somme. Une réalité de tous les instants. Tous et toutes sont doués d’une parole impliquant une forme narrative ou une forme biographique dont l’expression centrale s’applique à une manière de cinétique visuelle : parole émotivement de posséder, c’est-à-dire de ceux qui viennent ou reviennent brisés de la conquête vécue ou entraperçue – (même James Joyce à la fin de sa vie confie à Marie Jolas : “Vous savez, je suis revenu de tout”.) La parole est ce que veulent dire les accents d’un triomphalisme déçu ou la profération d’un héroïsme qui se transforme en récit, je veux écrire comment se révèle l’envers du miroir. Je prends deux exemples : je descends la rue Bonaparte en présence de Robert Frank. Nous nous dirigeons vers la Seine, nous marchons, nous parlons, nous regardons devant nous et soudain Robert Frank se retourne et photographie ce qui se trouve – maintenant – devant lui. L’autre exemple est le suivant : Jean-Marie Straub prépare à Rome un plan de son film Antigone qu’il tourne dans un amphithéâtre. Il est face au plan, assis dans son fauteuil et derrière lui, le dos tourné au plan, Danièle Huillet écoute et voit, peut-être surveille. Elle lui fait à voix très basse la critique de ce qu’il est en train de construire et qu’elle ne voit pas réellement et qu’elle imagine. Un plan n’est surtout pas un camée, mais une superposition de plusieurs images en mouvement et de les associer synchroniquement. D’où la présence d’une seule caméra pour Antigone fixée à une barre d’acier : la caméra tourne, la caméra pivote, la caméra s’élève, la caméra s’abaisse, selon ce que les deux cinéastes décident. Langage arraché, regard arraché aux puissances. Écriture arrachée. Plan arraché. Et reconquérir jusqu’à tourner le dos à un inventaire et à traiter désormais en camouflage. Chaque plan se pense en “hiéroglyphes du destin” (Aby Warburg) – qui trouve leur caractère humain. Dès l’enfance, des expériences jouent le rôle d’une approche réelle entre la parole et l’image, entre la détresse du mot et la magie de l’image. La seule orientation possible qui s’est proposée par intuition ou déduction est de s’aider du principe architectural et grammatical. Ce que j’ai pu observer chez les artistes rencontrés. Inventer la méthode. Trouver les outils, inventer les instruments font partie de la méthode. Les tirs de Niki de Saint Phalle, les transferts de Robert Rauschenberg, les ready-made de Marcel Duchamp, les moteurs bricolés de Jean Tinguely, l’igloo de Mario Merz, les personnages inversés la tête en bas de Georg Baselitz, le sel, le citron, le miel dans les tableaux de Jean-Pierre Bertrand, les déconstructions de Jean-Michel Alberola, le « Perfect Kiss » de James Lee Byars, l’encaustique chez Jaspers Johns, l’atelier privé de toit de Hans Hartung.