Peut-on l’oublier ? La vie d’artiste est un combat. Contre soi-même, contre les conventions et le goût, contre les pouvoirs économiques et parfois politiques, mais surtout contre la suffisance des parvenus, l’indifférence et l’aveuglement.
En voici deux exemples auxquels Germain Viatte s’est attaché. Rien ne semble réunir Mondrian et Dubuffet — cependant, pour tous deux, il leur a fallu atteindre la quarantaine pour révéler leur personnalité artistique, radicale et singulière, et en affirmer le développement et l’importance, malgré les difficultés, les rejets, et grâce à la clairvoyance de certains, peu nombreux, artistes, écrivains, marchands, complices et ou amateurs, et finalement des pouvoirs public eux-mêmes, qui permirent à leur œuvre de s’imposer.
En suivant très précisément la chronologie des données documentaires, Germain Viatte, sans craindre de révéler des moments pénibles ou scabreux, illustre dans cet essai un aspect méconnu ou masqué de la vie artistique en France, depuis les débuts du XXe siècle.
Mondrian et Dubuffet, hommes et œuvres, n’offrent à première vue aucune espèce de ressemblance. Toutefois, la temporalité propre à l’affirmation de leur personnalité artistique, et surtout le rapport de l’opinion et des institutions à leur travail, présentent des analogies telles qu’elles peuvent paraître non seulement instructives, mais significatives et même exemplaires quant à certains aspects de la vie artistique du XXe siècle en France. « Tous deux, relève Germain Viatte, eurent à affronter un aveuglement insistant de l’opinion, même spécialisée et, pour Dubuffet, une adversité consentie, qui ne s’apaisa qu’au début des années 70, lui faisant même craindre de perdre sa position d’ “ennemi public”… » Il est vrai qu’il fallait, pour établir ce constat, le regard d’un « homme de l’intérieur » doublé d’un historien.
Appuyé sur un travail documentaire minutieux qui accorde la plus grande place au point de vue individuel des acteurs de l’histoire – artistes, écrivains, marchands, complices, amateurs et représentants des musées –, L’envers de la médaille, comme le suggère son titre, dépeint la face obscure de deux éclatantes réussites artistiques : deux itinéraires marqués par un isolement tantôt subi, tantôt choisi, et jalonnés, ou couronnés, par des acquisitions publiques plus ou moins heureuses. À cet égard, le récit des pieds-de-nez de Dubuffet aux institutions officielles de la culture (don de plus de cent cinquante de ses œuvres au Musée – privé – des Arts Décoratifs, installation de la Collection de l’Art Brut à Lausanne), ou celui de l’ « Affaire Mondrian » (un projet d’achat de faux par le tout jeune Centre Pompidou en 1978) ne constituent que les épisodes les plus sensationnels de la reconstitution menée par Germain Viatte, témoin de premier plan.
Reconstitution, ou état des lieux ? L’auteur, participant de la première heure dans l’aventure Beaubourg, le signale en conclusion : « Ces deux textes sont longtemps restés dans mes tiroirs, bloqués par une sorte d’embarras devant les contradictions qu’ils peuvent révéler dans l’exercice délicat des musées en un temps supposé glorieux, celui des années 60/70, qui vit l’érection au cœur de Paris d’un objet architectural et urbain véritablement extraordinaire, le Centre Georges Pompidou. » En pérennisant la mémoire de ces itinéraires d’artistes, il fournit, de fait, d’importants éléments de réflexion sur les politiques muséales, à l’heure où Beaubourg « va devoir affronter de nouvelles conditions de rayonnement ainsi qu’une rénovation architecturale majeure. »
Ouvrage publié avec le concours du Centre national du livre.
Les auteurs
Germain Viatte (1939-2024) était conservateur général honoraire du patrimoine. Après avoir travaillé à l’inspection des musées de province, il a participé à partir de 1966 à la création du Centre national d’art contemporain et du Centre Pompidou et sera de 1975 à 1985 conservateur du service des collections du musée national d’art moderne au Centre Pompidou (1975-1985). Il sera ensuite directeur des musées de la ville de Marseille (1985-1989), chef de l’inspection générale des musées classés et contrôlés (1989-1991), directeur du musée national d’art moderne et du Centre de création industrielle au Centre Pompidou (1991-1997). Après avoir participé à la mission de préfiguration, il est, de 1999 à 2005, directeur du projet muséologique du musée du quai Branly, et parallèlement de 2000 à 2003, directeur du Musée des arts d’Afrique et d’Océanie.
Presse
L’Envers de la médaille est lauréat du prix Pierre Daix 2021.
Entretien de Germain Viatte avec Jean de Loisy, France Culture, L’art est la matière
Jean-Paul Gavard-Perret : Le salon littéraire
Gérard-Georges Lemaire : Visuelimage.com
Patrick Scemama : La République de l’art
Pascal Bonafoux : Art Absolument
Christine Gouzi : L’Estampille
Catherine Millet : Artpress
Pierre Ruault : Critique d’art
Extraits
Ces deux textes sont longtemps restés dans mes tiroirs, bloqués par une sorte d’embarras devant les contradictions qu’ils peuvent révéler dans l’exercice délicat des musées en un temps supposé glorieux, celui des années 60/70, qui vit l’érection au cœur de Paris d’un objet architectural et urbain véritablement extraordinaire, le Centre Georges Pompidou. Un lieu polyvalent, une cité culturelle bientôt promise à un rayonnement national et international sans équivalent, réunissant autour d’une collection prestigieuse toujours croissante, apparemment sans limites, celle d’un « musée national » se prétendant de plus en plus universel. Le hasard a fait que je me suis trouvé au cœur de cette entreprise dès ses préliminaires et sa programmation, bénéficiant d’un tempérament personnel à la fois dynamique et réservé. Ce qui m’y conduisait était une grande curiosité pour l’art, où qu’il se trouve et quelles que soient les conditions de sa mise en œuvre, en tentant de me trouver au plus près des créateurs. Et la capacité, alors providentielle, de pouvoir exercer une action personnelle auprès de quelques collègues et architectes appartenant presque tous à la même génération. Les moyens financiers disponibles, la liberté donnée par un nouveau statut d’établissement public, permettaient d’envisager une action patrimoniale forte permettant de combler de « grandes lacunes », passées et présentes, mais aussi une attention aux oubliés dans le cadre des expositions « ateliers aujourd’hui » et, bien sûr, celle de ceux qui s’affirmaient moteurs de nouvelles tendances dans celui des expositions « contemporaines ». Tout rompait avec la situation précédente, s’appuyant sur la constitution rapide d’une documentation et d’une bibliothèque spécialisée enfin établies et bénéficiant du programme de grandes expositions « ping-pong » intercontinentales bientôt mises en œuvre par Pontus Hulten, nouveau directeur du musée national d’art moderne. On sait combien les résistances furent fortes venant de l’intérieur même de tutelles, bousculées par cette situation nouvelle, comme la Direction des musées de France, ou des représentants des familles d’artistes donateurs qui avaient pourtant tellement contribué, malgré les difficultés, à établir le socle historique du premier musée national d’art moderne, et qui s’inquiétaient désormais de changements qui paraissaient échapper à leur vigilance. Exceptionnelle, l’initiative du président Pompidou l’emporta malgré sa disparition soudaine.
Mondrian-Dubuffet, peut-on proposer un couple à ce point prestigieux et contradictoire ? Chacun de ces artistes nous paraît aujourd’hui emblématique d’une période historique déterminée, marquant une rupture stylistique radicale, leur importance apparaissant désormais incontestée. Avec des tempéraments personnels longtemps incertains mais déterminés, chacun dut attendre la quarantaine pour atteindre sa maturité stylistique. Tous deux eurent à affronter un aveuglement insistant de l’opinion, même spécialisée et, pour Dubuffet, une adversité consentie, notamment des pouvoirs publics, qui ne s’apaisa qu’au début des années 70, lui faisant même craindre de perdre sa position d’« ennemi public » ….
Leur parcours, que j’ai précisément établi dans leur chronologie, peut sembler stupéfiant, émaillé à tel point de rebondissements imprévus, qu’il en paraît presque improbable.
À cinquante années de distance, et alors que le Centre Pompidou va devoir affronter de nouvelles conditions de rayonnement ainsi qu’une rénovation architecturale majeure, les interrogations anciennes sur le « musée idéal », ses fonctions et obligations, sa mission artistique et sociale me semblent à nouveau se poser. Certes, les responsables actuels du musée, sous l’autorité de son directeur, Bernard Blistène, tentent de répondre vaillamment à des obligations et sollicitations sur tous les azimuts, au risque de brouiller quelque peu la visibilité de leurs propositions. L’horizon et les conditions d’existence de nos institutions ont radicalement changé non sans effets de crise difficilement surmontés.
Si l’on revient à l’une des multiples enquêtes et propositions résultant de la question du musée national d’art moderne au milieu des années soixante, on peut reprendre la réponse de Pierre Soulages à qui l’on demandait quel serait son « musée idéal ». Avec sa lucidité coutumière, le peintre ne voulait ni du « musée – école », ni du « musée témoin de toutes les modes, légalisant tout ce qui se fait », ni du « musée-banc d’essai », ni d’un « musée studieux ». Oui, les temps ont changé, vite confrontés à une « pluridisciplinarité » boulimique revendiquée, à l’éclatement d’une cité regroupant autour du musée la lecture publique comme la musique expérimentale, élargissant enfin les collections patrimoniales à la photographie puis au cinéma d’avant-garde, à la vidéo, aux nouvelles technologies et enfin au design et à l’architecture. Les questions de compétence et de sélection, étendues à la planète entière sous l’effet des « magiciens de la terre » , soumettaient, du fait de leur abondance leur gestion à un accroissement si considérable de leur usage, dépôts et expositions, que, sous la pression politique, des annexes furent établies à Metz, Malaga, Bruxelles et Shangaï. Nous avions connu le soutien admirablement désintéressé des collectionneurs-donateurs passionnés et une politique patrimoniale rigoureuse dans le cadre du dispositif des « dations », mais il fallut étendre le recours au « sponsoring » dans tous les domaines, acquisitions ou expositions, une contamination économique, bureaucratique et politique, qui s’étendait même aux stratégies du marché de l’art. Forçant l’allure, la « locomotive » semble parfois oublier l’essentiel, la possibilité pour des artistes très isolés de vivre leur propre progression et de la transmettre. On le sait bien : des conditions de vie le plus souvent extrêmement difficiles. Éloignés de cette réalité, les conservateurs se trouvent plus que jamais impliqués dans des initiatives ne répondant plus à leurs compétences et semblant compromettre la notion dévaluée de sélection.
La question ne saurait être résolue dans le bref aperçu de cette « conclusion ». Il me semble qu’il faut écarter la tentation d’illustrer totalement un art « contemporain » universel alors que la profonde singularité des cultures est le véritable atout d’une capacité de dialogue et de compréhension. N’oublions pas que le « Made in France » conserve des ressources trop souvent minimisées . Cette singularité doit rester aussi celle des individus créateurs quels que soient les moyens mis à leur profit. La question avait été abordée dès 1977 par François Mathey comme une mise en garde, heureusement inégale dans sa modestie, face au nouveau musée-centre hors normes surgi au cœur de Paris. C’est face à cette pluralité de recherches, d’initiatives, de savoirs-faire, qu’une véritable approche attentive et sélective peut s’accomplir sans laminer artificiellement le vrai terreau de l’invention.