Intensités

Résultat de plusieurs années d’écriture et de rencontres avec des artistes, montage d’émotions et de réflexions mouvementées, le livre propose un chemin dans l’art contemporain, sous le signe d’intensités comprises comme de puissantes sensations de pensée, dépliées en trois temps : « Rages », « Silences », « Placer / déplacer ». Les « petites machines de langue » qu’elles regroupent sont autant de traversées attentives des œuvres de Lydie Arickx, Bae Bien-U, Guillaume Bruère, Philippe Cognée, Alexandre Hollan, Koichi Kurita, Tatiana Pozzo di Borgo, Paul Rebeyrolle, Georges Rousse, Susumu Shingu, François Weil et Jérôme Zonder.

Date de publication : 3 février 2023
Format : 16 x 20 cm
Poids : 550 gr.
Nombre de pages : 272
ISBN : 978-2-85035-104-4
Prix : 25 €

En guise d’introduction, l’essai "Éthologie d’un phasme" cherche un chemin théorique, en marge de toute esthétique prédéfinie. Face à la charge émotionnelle qui constitue l’affirmation originelle de l’œuvre sur le corps du spectateur, Yannick Mercoyrol affirme en effet une forme de solidarité entre pensée et sensation, de sorte que « l’image serait une sensation de (et pour) la pensée ». Si « toute image est aussi un mode spécifique de la pensée », alors écrire devient comme une réponse au désir, en soi, suscité par l’œuvre. L’auteur propose ainsi une « lecture » des œuvres au motif que l’art contemporain exige toujours cet effort d’élucidation, par le spectateur, de ce qui est donné à voir, mais sans se référer exclusivement à une grille de lecture instituée, même si l’ombre portée de la phénoménologie et d’une esthétique de la réception, fondée sur la conviction d’une puissance d’agir des images, nourrit en profondeur le livre. L’effet physique de l’œuvre est en effet ce qui fait advenir dans sa réflexion la notion centrale d’intensité, que l’auteur lie d’ailleurs étroitement aux polarités tangibles dans les œuvres, et dont il va jusqu’à penser qu’elles définissent un principe de contradiction interne, un champ de forces opposées qui en garantissent la puissance de formulation, l’irréductibilité et, in fine, la portée à la fois sémantique et pulsionnelle. À rebours de l’esthétique de la modernité, l’auteur refuse toute équivalence du texte à l’image, pour lui préférer une ambivalence qui fait de l’écriture le lieu de l’expérience d’un « insavoir », d’une « archéologie de la sensation » qui n’aboutirait ni à une vérité, ni à une unité de sens, encore moins à une connaissance stable. Mercoyrol revendique de parler à partir du silence de la sidération première face à l’œuvre, mais sans verser dans une philosophie absconse, un manifeste de cénacle ou une littérature qui prendrait prétexte de l’artiste pour faire briller sa lyre.
Dès lors, les 12 artistes dont il questionne l’intensité ne représentent pas un panorama, mais plutôt différents horizons de l’art d’aujourd’hui : « contre l’univocité d’une chapelle ou la subjectivité olympienne d’une “sensibilité”, les œuvres éveillent des voix, parfois inaudibles, qui traversent notre corps. » À l’opposé d’un livre monographique ou monosémique, il propose une traversée d’esthétiques et de genres très divers : peinture, dessin, sculpture, photographie, installation - les artistes étant eux-mêmes de notoriété et d’âges fort différents. En outre, l’abondance des illustrations permet de nouer de manière très étroite le texte et l’objet auquel il se rapporte, évitant autant le discours « hors sol » que le livre d’images.
Plusieurs des textes réunis ont ainsi pour origine la rencontre avec un artiste et portent la trace du rapport très particulier à son travail. Si certains ont d’abord paru dans des catalogues, tous ont été remaniés et repensés pour interroger plus largement la question de la réception de l’art. D’autres textes ont été spécialement rédigés pour ce livre qui convoque ainsi un paysage multiple de l’art contemporain à travers des artistes dont les carrières, la notoriété, la génération diffèrent. Tous incarnent des « intensités » que l’auteur déplie, dans une langue plastique, suggestive et déliée qui confère plus d’épaisseur encore aux images qui la nourrissent.

Les auteurs

Yannick Mercoyrol dirige la programmation culturelle de Chambord depuis 12 ans, où il a assuré le commissariat d’une vingtaine d’expositions. Il a notamment publié Parler avec du rouge dans la bouche, face à Rothko (2002, Chatelain-Julien), Géométrie des organes (2009, Grèges) et, récemment, Memento en vert et bleu avec Jean-Gilles Badaire (2022, Le temps qu’il fait).

Presse

Amélie Adamo, L’Œil
Claude Darras, Encres vagabondes
Gérard-Georges Lemaire, Visuelimage.com
Paule Martigny, Blog des Arts
Fabien Ribery, L’Intervalle

Adamo Mercoyrol L’Œil

Extraits

Ce qu’affirme l’expérience d’écrire sur une oeuvre, c’est qu’il n’y a pas d’équivalence du texte et de l’image ; face à l’image je ne peux que ça : tenter de la langue, faire lever une ambivalence. On cherche dans l’écriture à faire résonner ce qu’on appellera, faute de mieux, une sensation « asymétrique », née de l’image et s’en décalant par la force de l’impact émotionnel. Il n’y a pas d’écho, de parallèle - plutôt un rebond qui conserverait à la fois l’impact et une direction déviante, une onde, une forme d’ellipse, la trace d’une sinusoïde sensitive. Ce rapport asymétrique est d’ailleurs également temporel, ou chronologique : on arrive toujours après l’image, elle est un donné, l’écriture est condamnée à l’après-coup. C’est là une évidence, qui est lourde de conséquence sur la pratique du texte dans son lien à ce qui l’engendre : on ne remonte pas vers la source de l’image, lire ce n’est pas faire le saumon, on ne se substitue pas, on ne refait pas le chemin de l’artiste. Penser l’écriture devant l’image comme une quête de retour amont est à la fois illusoire, vain et téméraire : on est frappé par son énergie, on fraye avec son onde de choc, on répercute et on poursuit sur un chemin de traverse. On déploie son aire, on s’engouffre dans la répercussion de sa frappe, on emprunte la trouée qu’elle a réalisée. Le texte dirait un « après l’image », l’inexprimé, en nous, d’une déflagration. Il serait alors, exactement, l’espace de réserve de l’image.

Sur Rebeyrolle :

Alors, qu’est-ce que ça dit ? D’abord la propension, joyeusement assumée, et évidemment servie par les grands formats, à concurrencer le monde ; Rebeyrolle ne plaisante pas avec la mission qu’il assigne à l’art : rien moins que de peindre contre le monde, refus et émulation, agression et étreinte, opposition et apposition. Peindre contre, c’est-à-dire tout contre la peau des choses, la matière qui se colle à la toile, toile à la colle avec la matière, Rebeyrolle abouché à l’énergie affolée du vivant. Par son pouvoir d’absorption du réel, sa visée cannibale, la toile de Rebeyrolle ventouse la matière qu’elle répercute violemment sur le spectateur, faisant son miel de tout ce qui passe à sa portée : coquilles, plastiques, grillage, tissus en tous genres, cuir, sangles, ficelles, verre, os, et autres rebuts d’ici-bas. Ce jeu de récupération singulière est particulièrement manifeste dans cette Barrière, représentant un arbre tortueux, derrière un grillage, dont les branches dépassent du châssis, comme si la soif de représentation débordait la limite du cadre, se lançait, hors-piste, saisie d’une fringale irrépressible qui ajointe la représentation picturale aux branches physiques, arrachées à l’arbre réel pour les rabouter à son image, c’est-à-dire à son surcroît. Entre appropriation et invasion, ingestion et béance, la toile de Rebeyrolle travaille à (se) faire corps et affirme que l’émotion, c’est la matière. De sorte que l’effet de vérité, dans cette peinture, est ainsi exactement équivalent à l’effet de réel, dans la mesure où l’injonction à comparaître de la réalité est ce qui fonde le désir sans fin de peinture.

Sur Lydie Arickx :

Les expositions de Lydie Arickx, à l’inverse d’une pratique commune, ne proposent pas un parcours dans lequel chaque œuvre, prise pour elle-même dans un cadre souvent large, neutre, offre une ponctuation isolée jusqu’à la caricature : sacralisation moderne de l’objet disposé en majesté dans un espace immense qui se ferait chambre d’écho d’une déflagration sourde. On entre au contraire dans un lieu saturé de sens qui embarque immédiatement le spectateur dans une circulation, une traversée dans laquelle les œuvres, par-delà leur diversité formelle, ne sont pas isolées les unes des autres mais valent par leurs échanges, leurs recouvrements : nous sommes ici empoignés par une même énergie qui traverse et rebondit d’un moment à l’autre, chaque « œuvre » figurant une rétention passagère de cette énergie, un chaînon de l’œuvre totale que constitue l’exposition. Nous sommes engagés à suivre le fil de cette énergie qui circule comme l’air, la lumière ou le sens, comme dans une grande phrase ou un geste ininterrompu dont telle toile, tel dessin, telle sculpture serait à la fois la condition et la coalescence, élément nécessaire et insuffisant du flux vital. D’où la forme de la frise, de la fresque ou de la membrane, de la suite et des variations, comme en musique, dans lesquelles on se trouve pris, ingéré dans l’œuvre et l’espace phagocytés par l’élan créateur. Son travail témoigne d’une impulsion dans la matière qui la recourbe vers la toile et la soulève vers le visible : prise de vitesse par l’artiste, la vie est là, pantelante, exposée dans le chahut et l’effusion généreuse, les grands aplats et la maîtrise incertaine, dans l’étreinte musculeuse du hasard. Et si c’est cette urgence qui préside à l’œuvre, l’expressivité est alors à la fois une nécessité et une conséquence, mais non un but, encore moins une spontanéité : dans l’interpolation des plans, comme chez Bonnard, la composition énonce un ordonnancement qui autorise leur diablerie, règle leur carambole, cisèle leur fureur. Chaque « œuvre » devient ainsi un repos vers le bond à venir, une circulation dans la durée, le leurre actif d’un espace en perpétuelle expansion.

En cosmologie, on appelle énergie noire l’énergie responsable de l’expansion de l’univers.

Sur Tatiana Pozzo di Borgo :

Aucune séduction dans les images à voir, pas de prise immédiate. Il faut laisser le vide se faire en soi, accueillir une qualité de silence, une justesse de rapport, une concentration extrême qui nous débarrasse de tous les oripeaux usuels du visible. L’image qu’elle donne ne s’offre pas : ramassée sur elle-même, elle n’indique d’autre chemin que celui à déblayer en soi. Pour essayer de la rejoindre, il faut inventer, à rebours, un passage analogue à celui qui l’a menée vers cette image. Une venelle escarpée, sur les sentiers enfouis du simple, quand il surgit de notre accord avec ce qui existe.

Encalminée dans la durée et dans le dénuement, ensablée dans le temps long qui s’étire, l’image se dégage enfin par poussées successives, enfle et perce la gangue du fond qui persiste. C’est cette traversée géologique qu’il faut dire, c’est l’éclosion vivace d’une figure du temps.

Sur Georges Rousse :

Faire surgir le code, c’est affirmer la présence de l’humain dans l’espace, en imprimant l’abstraction de la pensée directement sur la matière, encore illisible à l’oeil, puis rendue intelligible par l’anamorphose de la technique photographique. Manière de joindre, de façon vertigineuse, le geste rupestre à l’ère numérique.

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Parce que le réel ne lui convient pas, il a besoin de le toucher, de le bouger, de le marquer et d’enregistrer ce marquage, d’en fixer la mémoire. Avant le geste même, il y a cette insatisfaction racinaire, le refus d’accepter l’ordre du monde, et donc la nécessité de fabriquer une illusion qui tourne le dos à la mimesis. L’intrusion de l’homme, de son geste d’artifice (souligné par l’usage de monochromes) dans le réel est au coeur de la pratique de Georges Rousse. Quelque chose comme une affirmation qui retourne l’espace, affirme l’art comme artéfact, comme mensonge signifiant, comme perturbation de notre relation privilégiée au monde. Nos sens (la vue) nous trompent, nous détrompent. La pensée est cousue au revers de la perception.

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Ce déplacement qu’il opère nous contraint à nous-mêmes déplacer notre regard : le lieu n’existe plus comme tel, il devient proprement inenvisageable. Il n’est plus qu’un vestige par-delà l’image, cependant encore visible là, derrière la couleur, par transparence. Georges Rousse n’occulte pas, il ajoute, il crée une communauté avec le lieu où il intervient. Il réenvisage.
Ses photos l’affirment, posément : « quelque chose » existe, en plus.

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Une archéologie du regard, autant dans le processus de fabrication de l’espace et de l’image, que dans les lieux d’intervention, souvent abandonnés, voués à la destruction et à l’oubli, en tous cas fortement imprégnés d’un passé, de l’épaisseur des vies humaines qui les ont traversés, habités, déformés. Comme un dépôt invisible, un hors champ que révèle, par contraste, ce qu’il y inscrit.

Pas un mémorial, non, une réalité augmentée en direction du rêve, dont la photographie serait la mémoire vive.

Essais sur l’art

L’essai est une forme qui se détermine à chacun de ses usages, une forme différant sans cesse d’elle-même, autrement dit une forme ouverte. Ne jamais quitter le terrain de l’expérimentation pour celui de la certitude, c’est ce que voudraient permettre ces « essais sur l’art », qui dans leur pluralité ont en commun de chercher moins à dire une vérité figée sur les œuvres qu’à remettre en jeu et en mouvement leur secret.
« Un discours sur l’œuvre de peinture qui ne serait autre que le discours de l’œuvre de peinture est-il possible ? » (Louis Marin) — voilà qui pourrait être un des enjeux de cette collection.

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