L’ensemble des textes écrits par Maryline Desbiolles (parus pour la plupart dans des catalogues ou revues, ou inédits) sur l’art, autour de l’art, à partir de l’art est ici réuni : une première partie rassemble les approches les plus réflexives sur la création ; dans le second chapitre les textes s’articulent autour de deux thématiques chères à l’auteur : l’Italie, la cuisine ; le troisième chapitre réunit les essais et poèmes consacrés aux sculptures de Bernard Pagès ; sont ensuite regroupés les essais consacrés à des artistes ou des œuvres ; le volume se clôt enfin sur des œuvres de fiction dont l’élément déclencheur de l’écriture fut la fréquentation d’œuvres plastiques.
Il faut miser pour voir. Savoir jouer, ruser, cacher, mais aussi dévoiler son jeu, s’attendre à perdre, à gagner, réfléchir, avoir des coups de tête, de la chance, se recueillir, tout dépenser.
Ne pas retenir quelques mots bien au chaud pour l’hiver, dans son bas de laine pour les temps de disette. Tout dépenser. Il faut à chaque fois écrire toutes voiles dehors, au risque de se trouver fort dépourvu quand la bise n’est pas venue.
Je ne connais rien de plus difficile que ces commandes d’un « petit texte » pour une exposition de peinture, le travail d’un sculpteur. Car jamais de moi-même je n’irais me fourrer dans pareil pétrin (encore qu’il est tentant de mettre ses mains dans la pâte qui finira par s’échauffer et lever, mais c’est une autre histoire). Il s’agit qu’on m’invite à jouer, et si le jeu est engageant, je ne peux m’empêcher de dire chiche et de jouer à perdre haleine, me fiant à l’excitation, à l’emportement, et croisant les doigts pour qu’à la fin je puisse enlever le bandeau que j’ai sur les yeux et reconnaître ce que j’ai cru toucher.
Écrire pour voir. Est-ce écrire en regard du tableau ? On peut bien écrire quelques mots dans un carnet devant le tableau, il ne s’agit jamais d’un tête-à-tête. Le tableau a une et même plusieurs longueurs d’avance. Qu’il soit peint comme de toute éternité et ne demande rien à personne crève les yeux. Le tableau est immobile, cela crève aussi les yeux, on ne peut pourtant pas le fixer. Écrire dans son carnet oblige à baisser les yeux. Lorsqu’on les relève, le tableau a détalé. On envoie des mots en éclaireur.
Textes à propos des artistes : Siah Armajani, Marc Barani, Fabienne Barre, Georges Braque, Gaston Chaissac, Gustave Courbet, Valérie Favre, Piero della Francesca, Rebecca Horn, Shirley Jaffe, Le Corbusier, Fernand Léger, Alberto Magnelli, Robert Malaval, Henri Matisse, Sarah Moon, Bernard Pagès, Nigel Rolfe, Pierre Soulages, Nicolas de Staël, Félix Vallotton, Apichatpong Weerasethakul, Tatiana Wolska.
Les auteurs
Maryline Desbiolles est née à Ugine en Savoie en 1959. Après ses études à Nice, elle fonde en 1980 la revue littéraire « Offset », puis en 1990 « La Métis », une revue consacrée à la littérature et aux arts plastiques. Elle embrasse la carrière de romancière dans les années 80.
La Seiche, roman culinaire, publié en 1998, la fait remarquer. Suit Anchise, publié l’année suivante et consacré par le Prix Femina, où elle se glisse dans la peau d’un patriarche touché par le deuil de la femme aimée. Le Goinfre, en 2004, traite de la fuite en Italie d’un assoiffé dans une ambiance de violence silencieuse. Primo, 2005, la ramène vers ses origines italiennes, plus précisément vers son admirable grand-mère qui a par deux fois perdu un fils à bas âge. Elle évoque les habitants du quartier de l’Ariane dans C’est pourtant pas la guerre, 2007. Les Draps du peintre, 2008, évoque Jean-Pierre Pincemin, une figure importante de la peinture abstraite, Une femme drôle, 2010, s’intéresse à Zouc, célèbre humoriste, Le beau temps, 2015, ressuscite Maurice Jaubert.
Presse
Entretien de Maryline Desbiolles avec Alain Paire (Web journal « Zibeline »).
Article de Jean-Paul Gavard-Perret (« Le littéraire.com »).
Extrait d’un article de Romain Mathieu (« Critique d’art », été 2016) :
"Maryline Desbiolles se livre à l’histoire de l’art et à la critique d’art en écrivain. Cela ne signifie pas que l’auteure se dérobe à la documentation ou ignore les outils traditionnels de l’exercice, mais que le rapport aux œuvres est indissociable du processus d’écriture qui se déploie en relation avec elles. Et si l’écriture semble parfois s’éloigner des œuvres – il peut être difficile de reconnaître l’artiste sur lequel porte le texte –, c’est pour mieux préciser les mots permettant de les exprimer. La lecture de ce livre s’avère ainsi précieuse pour le critique par ce travail de la langue qui se façonne au contact des œuvres. À titre d’exemple, on peut citer la manière dont l’auteure s’empare du terme d’« habile » au sujet de Bernard Pagès pour conférer un nouveau sens à ce mot - que la critique traditionnelle n’aurait pu utiliser que dans un sens dépréciatif - et révéler une dimension singulière de l’œuvre du sculpteur. L’écriture de Maryline Desbiolles s’affranchit des qualités convenues et formule dans l’intimité de la création et de la langue un rapport personnel aux œuvres. Écrire pour voir nous dit le titre, mais il ne fait pas de doute que l’auteure voit aussi pour écrire. L’art et l’écriture tendent alors à se confondre avec la vie, et c’est une autre qualité non négligeable de ce livre de concrétiser, de manière discrète, par touches successives, cette aspiration de la modernité."
Extraits
Peau de lune
Une grâce nous est accordée. Les lampadaires prétentieux, forts en gueule, au bord de la route pourtant peu fréquentée, sont tombés en panne. La nuit nous est rendue quelque temps et l’apparition de la lune est à nouveau miraculeuse.
La lune.
« Ce monsieur n’admirait pas ma peinture et il disait même que mes dessins étaient cons comme la lune », rapporte Chaissac dans une de ses innombrables lettres. Ce monsieur indélicat, aussi fort en gueule que mes lampadaires, a peut-être soufflé ses paroles plus loin qu’il n’aurait voulu. Car la peinture de Chaissac a cette force d’évidence qui n’exténue pas l’étrangeté. Bien au contraire, c’est son évidence même qui en appuie l’étrangeté, la cerne d’un gros trait noir. Plus la lune est énorme, plus elle intrigue, inquiète, on n’arrive pas à gober la lune. Le doigt levé vers elle désigne qu’elle est en trop, et comme si elle était le point sur le i du monde, que le monde est en trop, et nous avec bien entendu, nos figures, irrémédiablement. Dans l’évidence de la peinture de Chaissac résident sa connerie et son clair de lune. Connerie d’un Nasr Eddin, idiot du village et tout ensemble maître soufi qui fait l’âne pour connaître le ciel de la terre. Non pas pour gagner le ciel. Chaissac est incapable de gagner, ni argent, ni considération, ni au-delà, il n’est pas du côté de ceux qui gagnent, il ne gagne rien qu’il n’a déjà, son ciel est dans « les feuilles des arbres quand elles remuent ». Idiot du village, idiot sublime, ravi, demeuré, mais pas naïf. L’idiotie du monde (le fait qu’il ne signifie rien, son insignifiance) n’est pas à forcer comme le ferait le naïf, elle est donnée mais nous ne savons pas la prendre. La naïveté manque l’idiotie du monde car il faut lui être justement accordé. « Le mot “naïf” eh bien je ne saisis guère jusqu’où il doit s’employer quoique je comprends fort bien qu’un paysan sans culture et près de qui les subtilités échappent est un naïf pour les savants même s’il ne s’en laisse pas accroire », écrit-il encore ironiquement, malicieusement (dans une même phrase, dans un même tableau, Chaissac est à la fois malicieux et idiot, la malice suprême ne consiste-t-elle pas à porter en avant, à proférer l’idiotie ?). Naïve, cette peinture qui sait qu’elle s’aventure ? Pas plus naïve que brute, elle qui ne tient qu’à la délicatesse périlleuse des couleurs rapprochées. Pas plus naïve que brute et pourtant ces mots s’accrochent à la peinture de Chaissac comme des vêtements désespérément mal ajustés.
Les vêtements
Vêture. L’habit ne fait pas le moine, voire. Dame aux falbalas, Figure, casquette à l’étoile, Personnage au chapeau haut de forme. Pour Chaissac, ses figures, ses personnages sont tout entiers dans leurs attributs. Peinture de la métonymie. « Avant-hier nous avons eu la visite d’un de ces messieurs de la Sorbonne, M. G. docteur ès sciences. Il a de beaux cheveux frisés assez longs. » Et c’est là tout ce que Chaissac trouve à dire sur le docteur ès sciences. Pas de considérations psychologiques, pas de considérations morales qui détournent le regard. Il a de beaux cheveux frisés assez longs. Nous sommes tout entiers dans nos attributs et tous nos attributs se valent, sont également bons à peindre, les cheveux frisés du docteur ès sciences comme la casquette du paysan. Nos attributs sont aussi particuliers que nous sommes semblables, hommes, femmes, illettrés, savants, notre commune étrangeté, celle-là seule, troue le tableau. Mais ce que la peinture de Chaissac nous révèle plus encore c’est que ce que nous sommes, au fond, dedans, c’est que notre intériorité n’existe pas. L’illusion n’est pas le masque, l’illusion c’est de croire qu’il y a quelque chose de plus profond, de plus vrai, derrière le masque. Le masque nous cache et nous expose à la fois, le masque nous cache et nous expose ce faisant. Étrangeté des falbalas, des coiffes, nous sommes cependant cette étrangeté. L’étrangeté est notre lot. Les personnages de Chaissac sont représentés de face comme la Gorgone des Grecs. Leur monstruosité est cette étrangeté irréductible qu’ils nous jettent à la figure. Ils résistent à toute interprétation, ils sont simplement de face et ils ne font pas corps, ils sont en trop comme la lune et nous qui les regardons sommes en trop aussi. Souvent ils sourient, ils vous sourient gentiment que vous êtes un autre et que sur ce terrain ils sont de mèche avec vous. Je pense au visage de Gaston Chaissac, aux nombreuses photographies du visage de Chaissac. Un visage nu. Nu d’expressions, d’arrière-pensées mais un visage incroyablement au monde avec ses yeux très grands où perce encore l’étonnement d’être là.
Les épluchures
Cette peinture a horreur de la profondeur, elle n’y croit pas, elle est du côté des épluchures, de la serpillière, des coquilles d’huîtres, de la surface qu’on pèle, qu’on nettoie, qui enveloppe, elle est du côté de l’empreinte des épluchures, Portrait aux empreintes d’épluchures de courge, de l’empreinte de la serpillière, des coquilles, Portrait de femme aux yeux de coquillage, elle est du côté de la surface de la surface, elle a le poids du vent qui éparpille, qui fait passer du coq à l’âne, elle a le poids des cendres, de ce qui tremble de déjà disparaître. Même les totems de Chaissac ont l’épaisseur d’ongles de bois, avec leurs lunules, leurs cassures, leurs rondeurs, cent fois rongées, cent fois caressées dans la solitude inouïe. Cette peinture est du côté du papier peint qui est la peau des murs, du côté du collage, de ce rien de papier, collé sur le silence inacceptable, sur le blanc qui hurle. La couleur est une couverture mais elle ne cache rien, simplement sans elle on serait écorché. La couleur est une peau. Les têtes de Chaissac sont bleues, vertes ou orange, elles font le pari que les visages pâles finiront par sortir du bois, amadoués par la couleur ou provoqués par elle, on ne sait pas, les deux sans doute. Couverture, peau, pansement peut-être, mais pansement décoré car il s’agit de ne pas s’apitoyer sur soi, de ne pas s’absorber en soi, plutôt de se donner en pâture au monde qui ne veut pas de vous, de lui forcer la main.
Bêtes et bouquets
Les monstres de Chaissac, ses bêtes, sont plus humbles que la Gorgone, ce sont des bêtes fantastiques de tous les jours que Chaissac ramène dans ses filets et qu’il dessine en noir et blanc, sans les vantardises de la couleur, et qu’il dessine petitement, pour les amadouer et les circonvenir. Circonvenir en effet. Chaissac vient autour, il prend à revers, il procède par petits coups d’encerclements. Bien entendu pour finir il ne met rien dans sa poche car la bête est l’encerclement lui-même, le monstre est la manière qu’on a de chercher à le prendre, il n’y a pas de cachette du monstre et pas de monstre non plus, il n’y a que le chemin jusqu’à lui, son tracé. Les monstres sont débonnaires à côté du rien qui nous attend au tournant. On fait semblant d’avoir peur des bêtes mais on a peur du rien que ne remplit aucune bête. Remplir la feuille à défaut, quitte à la jeter sitôt le vide avalé, ingurgité, fait sien, dans le tors du dessin, un instant, très court, le temps d’accomplir le dessin, le vide se laisse faire, il sait qu’il aura le dernier mot. Mais avec la couleur il a de quoi ferrailler davantage car il ne s’agit plus d’amadouer, de ruser, d’encercler, il s’agit de se dresser dans l’ingénuité de sa verdeur, inentamée malgré tout. La couleur de Chaissac n’a peur de rien, ni du caca d’oie ni des bleus somptueux, ni du jaune qui flamboie tout contre la boue. Les alliances sont raffinées cependant, savantes, mais la couleur n’a peur de rien, elle est la grande affaire de Chaissac. Et lorsqu’elle n’a plus le filet du sujet, têtes, femmes élégantes ou monstres, elle s’éploie infiniment dans des compositions abstraites ou, mieux, dans des « bouquets » qu’aucun vase jamais ne pourrait domestiquer. Infiniment, car on sent que seul le cadre du tableau la contraint et que la couleur, l’échafaudage magnifique de la couleur, pourrait faire la courte échelle pour atteindre la lune, non plus désigner la lune mais la rejoindre et entrer en elle. On sent que la couleur pourrait faire la nique à la nuit comme le bouquet du feu d’artifice. « Les bouquets sont le bouquet dans ma peinture. »
Les lampadaires sur notre route sont déjà réparés mais qu’importe, nous avons eu le temps de renouer avec la nuit, avec la vraie lumière qui force pour de vrai la nuit, avec ce qui ne se laisse pas corrompre. Et puis le prunier est en fleur, sa blancheur nous saisit tout entiers dans la nuit, la lune est dans le champ, parfumée à vous faire perdre la tête pour ces rencontres qu’on sait passagères et qui vous serrent un peu le cœur.
Couleur, lune, lampadaire, prunier en fleur. Cette liberté du coq-à-l’âne dans les lettres de Chaissac. On respire plus grand. D’autant que du coq à l’âne il n’y a parfois qu’un pas que loupent à coup sûr le discours et ses chevilles, ses liaisons obligées. Chaissac quant à lui ne se laisse pas lier. Sitôt qu’il aborde une terre, il s’en éloigne, il s’en écarte. « Je suis avant tout l’homme aux digressions. » Et sa peinture est un éloignement, une digression. Sa peinture se joue dans l’écart. On essaie de l’engluer, « naïve », « art brut », mais elle se débat continûment. La peinture de Chaissac est dans ce mouvement de fuite qui lui ouvre le monde. La peinture de Chaissac danse. Elle a cette fragilité (elle ne tient pas en place, elle tangue) et le cran de ne pas mordre à l’hameçon. Chaissac ne contemple pas, il n’observe pas même non plus, il regarde vite. Et son regard, vite, reçoit des éclats du monde et son regard, vite, est accordé au bougé du monde, à sa respiration. Peintre et monde comme deux « accordéonneux », bras dessus, bras dessous.
« Je préfère dessiner avec ma bouche »
Chaissac se délie aussi les mains, il se délie du savoir de la main, de la sûreté de la main. Il s’en remet à la bouche où sont le souffle, la parole, tellement sujets à caution, oscillants, suspendus et tout à coup assourdissants. Mais surtout il dessine comme il parle ou plutôt comme il écrit, poussant les mots incertains, des mots effacés et criards, des mots portant sur eux l’étonnement d’avoir été proférés, des mots malhabiles dans la forêt redoutable du silence, il dessine comme il écrit, poussant vaillamment les mots fragiles pour affronter le loup, pariant sur leur nombre et sur leur obstination. Et peut-être écrit-il aussi comme il peint, en se fiant à la couleur des mots, à leur incongruité quand on les déplace d’un iota, quand leur assemblage est légèrement gauchi, quand ils font rire et qu’ils apparaissent enfin, hirsutes, quand ils apparaissent enfin pour de bon, prêts à déterrer la hache de guerre et à fendre la fameuse mer gelée.
La pluie a fait capituler précocement le prunier en fleur et les pétales renoncent sur l’herbe, sur les tables de jardin, sur nous qui nous tenons sous l’arbre.