Ce volume rassemble le journal que Stéphane Bordarier a tenu entre 1991 et 1997, tramé de notes d’atelier, de révélations italiennes, de retranscriptions de la bande passante quotidienne, entre amis, en famille, en solitaire ; mais aussi ses essais et ses entretiens, qui sont l’occasion de rendre hommage aux artistes qu’il admire et côtoie, Joan Mitchell, Sam Francis, ou Simon Hantaï, comme de tenter de mettre des mots sur le non-savoir qui pour lui enveloppe le fait de peindre : « La peinture est un mystère. Il n’y a rien à savoir : aucun savoir ne délimite les termes, les moyens, les buts de la peinture. Il n’y a que du passé et de l’ouverture vers des variations telles que tout, chaque jour, doit être reconsidéré. »
Préfaces de Christian Bernard et Pierre Wat.
Stéphane Bordarier est peintre, d’abord et avant tout. Par périodes il écrit, tenant un journal lors d’un long séjour italien, ou intervenant sur un artiste dont le travail a capté son attention.
Bordarier est un peintre qui écrit, comme il lit et écoute de la musique, autant d’activités qui accompagnent depuis toujours son travail. Écrire sur les autres est une façon de prolonger le regard par la réflexion. Le peintre écrit pour s’arrêter, analyser, comprendre. Les circonstances font naître des textes. Ils témoignent de rencontres, et plus encore de ce que le peintre en fait.
Stéphane Bordarier est un peintre du peu : des contraintes qui limitent, fixent un cadre, offrent une liberté. Lorsqu’il écrit, c’est afin de trouver son propre chemin. Les mots permettent de comprendre, mais plus encore de se désencombrer. L’écriture est un détour fécond, un moyen de retourner à sa peinture, délesté de ce qui a été laissé sur le papier.
Cet ouvrage vaut pour tout ce que la peinture de Bordarier ne raconte pas, mais qui l’alimente sans cesse : le quotidien, les doutes, la mémoire, les enthousiasmes et les désirs d’un peintre aujourd’hui. De quoi il se nourrit, contre quoi il se bat, les choses et les gens qu’il aime, et comment tout cela interfère de façon fructueuse avec la continuité résolue du travail, c’est-à-dire perturbe, mais aussi renforce sa détermination à se maintenir sur sa ligne originale, à l’écart.
Les auteurs
Stéphane Bordarier, né en 1953, est peintre. Il vit et travaille à Nîmes, en inventant « une appartenance locale qui ne soit pas un repli ». Il fut longtemps représenté par la galerie Jean Fournier à Paris, aux côtés d’artistes comme Jean-Paul Riopelle, Shirley Jaffe, James Bishop, Joan Mitchell, Sam Francis. Des expositions ont été consacrées à son œuvre dans divers musées : au Musée d’art moderne de Céret en 1986, au Musée des beaux-arts de Mulhouse en 1995, à Carré d’Art, Musée d’art contemporain, à Nîmes, en 1997, au Musée Réattu d’Arles en 2000, au Musée régional d’art contemporain du Languedoc- Roussillon à Sérignan en 2003, à l’Hôtel des arts de Toulon en 2007, au MAMCO à Genève en 2015, ou au Musée Fabre de Montpellier en 2010 et en 2021. Son travail a été présenté dans de nombreuses institutions et galeries, en Allemagne, Belgique, Italie, aux États- Unis, en Corée...
Presse
Christian Rosset, Diacritik
Extraits
Le journal c’est donc ce jamais tout à fait ça, nécessaire, dans sa légère inexactitude, afin que se manifeste, à ses côtés, la justesse de la peinture.
(Pierre Wat, Journal démesuré)
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J’ai essayé de voir les couleurs. C’est la chose la plus difficile. Celle qu’ignorent les historiens de l’art (il y aurait un article à écrire là-dessus). Vu le brun rouge bleuâtre de Rosso (Sansepolcro), le Rose de Pontormo (Santa Felicita, Florence) le gris de la Madonna de Senigallia à Urbino. Vu le « genre » de couleur de Signorelli, qui le distingue de tous les autres peintres de son temps, une couleur sèche, sans joliesse, crue, dure, en rapports violents, vu le genre de couleur de Sebastiano del Piombo, sans pouvoir encore dire de quoi il s’agit, vu les rapports « plats » de couleur de Pontormo à Galluzo, vu cette étrange montée des couleurs vers le clair chez les maniéristes, et leur brutale disparition dans la réaction antimaniériste, et tout ce qui s’ensuit. Et comment Caravaggio essaie d’en sauver un peu, en sauve beaucoup. Vu le vert-bleu de Pontormo. Vu la fraîcheur des couleurs de Lippi, le poids de celles de Masaccio, l’extrême délicatesse des rapports de couleur de Masolino, à Rome (San Clemente) et jusque dans son noir velouté. Vu le rose du Portrait d’Innocent X de Velasquez, sans pouvoir dire ce qu’il a d’extraordinaire, mais en pensant tout de même qu’il doit s’agir de son rapport avec le regard (le regard du Pape). Vu le rose et le bleu réunis dans la vaste nef d’Assise, par Giotto. Vu les verts tendres et rosés de Lorenzetti. De tout cela, et de tout ce que j’oublie aujourd’hui de me remémorer, qu’y a-t-il à tirer, intellectuellement, quelles conclusions ?... Nulla ! Un enregistrement visuel des forces et des formes de la couleur. De la couleur il n’y a rien à dire, ou rien à tirer. Cruelle apparence du monde, et je ne sais qu’en faire. Inconscient. Couleur venue de l’inconscient, et qui me turlupine. Et je guette dans la couleur de la peinture un certain effet, que cela devrait avoir, mais je ne sais pas lequel !
(Journal, 26 février 1994)
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Et le matin, lorsque vous vous levez, et sortez sur la terrasse, en pyjama et encore ensommeillé, la première image qui vous étreint est celle, brumeuse ou éclatante de netteté dans l’air clair et frais, du mont Subasio, et sur son flanc les vieilles maisons de travertin d’Assisi, et immédiatement l’image, le souvenir de la descente de croix de Pietro, de Saint Martin de Simone et des miracles de Giotto. Même si vous n’êtes pas peintre, la richesse de ce qui se lève là devant vous ne peut que vous impressionner durablement.
Le paysage est empli de peinture, on ne peut le voir autrement. Il est comme incrusté par les grands élans de Cimabue, lavés, râpés, poncés par l’usure, et dont il ne reste, précisément, que l’élan, mais démesuré, éclatant hors des cadres connus – ceux des vignettes murales de la peinture du Duecento.
…le tragique retenu, secret et rigoureux de Pietro, sa douceur siennoise mêlée de mélancolie, traduite dans un dessin ferme en découpes hardies,
…la soyeuse et chaude couleur de Simone,
…l’inéluctable déroulement de La vie de Saint François, de Giotto, double bande de scènes contemporaines, s’arrêtant pour finir, de part et d’autre du portail d’entrée, sur deux tableaux – qui, parce qu’isolés, deviennent des tableaux –, le jeu tumultueux de l’architecture et des hommes : la décision puissante d’entremêler le sacré au quotidien qui exige du peintre l’éclatante décision de la couleur.
Tout cela que je vois dans le noir de la nuit, dans le scintillement de quelques lampadaires aperçus au flanc d’une colline, au loin, depuis le jardin de Ponte San Giovanni, cet été.
(Journal, 23 août 1995)