La pensée d’Oskar Kokoschka, telle qu’il la développe dans ses écrits, semble s’organiser autour d’une intuition fondamentale : « Façonner une réalité, telle est la vocation de l’homme. »
On trouvera, dans ce recueil, conçu par l’artiste en 1975, ici traduit pour la première fois, sous-titré « Articles, discours et essais sur l’art » et consacré à des sujets aussi divers que les fresques de Pompéi, la peinture médiévale allemande, les autoportraits de Rembrandt, le courant baroque en Bohème, l’expressionnisme d’Edvard Munch ou l’art italien d’après 1945, l’exposé systématique d’une prise de position à la fois esthétique, historique, politique, géopolitique, économique, écologique, sociale, philosophique et religieuse : en postulant la centralité de l’art dans l’existence humaine, Kokoschka affirme sans ambages l’unicité tous de ces questionnements. Développées et réaffirmées d’essai en essai avec une obstination qui n’a rien de fastidieux, ses positions présentent une cohérence remarquable et peuvent presque se déduire les unes des autres, tant s’y exprime le désir d’opposer une « Weltanschauung », une vision du monde, à ce qui est présenté comme la débâcle du siècle.
Édition traduite de l’allemand par régis Quatresous, préfacée par Aglaja Kempf.
Ouvrage publié en partenariat avec la Fondation Oskar Kokoschka.
De Kokoschka, on retient surtout en France les peintures viennoises des années 1910, celles qui le rattachent à la Sécession, à Klimt et à Schiele dans l’« apocalypse joyeuse » de l’empire austro-hongrois. C’est risquer d’ignorer que ce peintre bientôt exilé se sentit toute sa vie beaucoup plus proche de l’art grec et baroque, qu’il pensait sans frontière, que de tous les mouvements ponctuels et des étiquettes mortifères de la critique ; et que, loin de se contenter de capter dans des portraits d’aristocrates phtisiques une ambiance de fin de monde, il fut un inlassable objecteur de conscience, résolu à ouvrir les yeux de ses contemporains à la dimension proprement culturelle des catastrophes passées et à venir.
Le présent recueil d’articles, de conférences et d’essais remédie à ce danger en donnant la parole à Kokoschka lui-même. Cet ensemble de textes choisis en 1975 par l’auteur comme les plus représentatifs de sa pensée et de son engagement en matière d’art, est inauguré par les quelques brefs mais denses essais d’esthétique de sa jeunesse, où il énonce la conviction qu’il ne fera au fond que déplier et réaffirmer par la suite : celle du primat en art de la « conscience » individuelle de l’artiste, chargé de garder les yeux ouverts, de transmettre sa vision singulière à autrui et ainsi de mettre en forme et d’humaniser le monde.
Cette formule, où il décèle l’essence même de l’art et du concept d’humanité tel que la culture européenne l’a hérité des Grecs, il en relève ensuite l’illustration idéale chez les artistes qu’il admire – Altdorfer, Rembrandt, Maulbertsch, Van Gogh, Munch… – et la faillite complète chez ceux qu’il pourfend avec une férocité constante : les artistes abstraits à partir de Kandinsky, responsables selon lui du bannissement de la figure humaine et du monde hors de l’art, et donc complices d’un appauvrissement de notre expérience qui aurait concouru aux atrocités du XXe siècle.
C’est que les prises de position de Kokoschka excèdent amplement la discussion esthétique. S’élargissant aux dimensions d’une critique culturelle, elles font retour sur des moments-clefs de l’histoire de l’Europe – théâtre selon lui, depuis les guerres médiques, d’un affrontement permanent entre les penchants humains et barbares de l’homme – pour détecter des tendances de fond et mieux agir sur le présent. Le peintre se distingua en effet par son action dans le domaine de la pédagogie, documentée dans la troisième partie par les textes issus de son expérience d’« École du regard » à Salzbourg de 1953 à 1964, dans laquelle il offrit à plusieurs centaines de jeunes gens de leur apprendre à « voir de leurs propres yeux ».
La quatrième partie, enfin, retrace quelques étapes décisives de son propre parcours et réaffirme les principes qui guidèrent notamment son œuvre de portraitiste, d’allégoriste, de dessinateur et même de scénographe. C’est dire que ce volume, révélant l’écrivain, inconnu en France, qui double le peintre Kokoschka, enrichit l’expérience d’une peinture novatrice qui sut réactualiser la tradition pour penser le présent, tout en méritant d’être rangé parmi les ouvrages remarquables de la Kulturkritik du XXe siècle.
Les auteurs
Né sous l’empire austro-hongrois, Oskar Kokoschka (1886-1980) est digne de figurer parmi les grands témoins du siècle dernier. Il est l’auteur d’une incommensurable œuvre de peintre et d’écrivain.
Le catalogue raisonné de son œuvre est visible sur le site de la Fondation Kokoschka.
Presse
Didier Ayres, Le littéraire.com
Charles Duttine, La cause littéraire
Jean-Paul Gavard-Perret, Le Salon littéraire
Annabelle Hautecontre, Le Salon littéraire
Christian Ruby, nonfiction
Amélie Adamo, L’Œil
Richard Leydier, Artpress
Françoise Slavic, Artpassions
Extraits
Sommaire :
Aglaja Kempf / Préface
— De la conscience des visions
Discours / 1912
Essai / 1917
Image, langage et écriture / 1946
— Remarques sur l’art plastique
La Croix de Pompéi / 1950
Peinture allemande ancienne / 1947
L’Œil de Darius / 1956
Giuseppe Arcimboldo / 1951
Rembrandt / 1956
Le Baroque de Bohême / 1938
L’Essence de la culture autrichienne / 1945
Franz Anton Maulbertsch / 1960
Ferdinand Raimund, cet inconnu / 1961-1962
Le Portrait hier et aujourd’hui / 1945
Van Gogh et son influence sur la peinture moderne / 1953
Art vivant et art mort. Entretien sur Max Liebermann / 1935
L’Expressionnisme d’Edvard Munch / 1953
À la mémoire d’Adolf Loos / 1933-1964
Essai sur l’art / 1944-1945
Voyage dans l’Italie d’après-guerre / 1948
L’Œil immuable / 1957
La Condition de la festivité à notre époque / 1958
Une lettre / 1958 – Post-scriptum / 1960
— L’École du regard
Inauguration de l’Académie d’été internationale de Salzbourg / 1953
Deux lettres / 1954-1956
Discours d’adieu / 1961
— Quant à moi
Comment je me vois / 1936
L’Autrichien / 1931
« Art dégénéré » / 1937
Treize ans après l’exposition Art dégénéré / 1950
Quand je dessine ou que je peins / 1961
Je peins des portraits parce que j’en suis capable / 1961
Vincent Pallotti / 1962
Ma scénographie pour La Flûte enchantée / 1955
Un ballo in maschera / 1963
À propos de ma série de lithographies Marrakesch / 1966
Hommage à la Grèce / 1961-1966-1967
La Saga de Prométhée / 1952
À propos de mon triptyque Les Thermopyles / 1955
Notes du traducteur
Notes bibliographiques
Légendes des illustrations
Index des noms cités
Biographie
Bibliographie
Préface d’Aglaja Kempf :
Si Oskar Kokoschka (1886 Pöchlarn – 1980 Montreux) est essentiellement associé à son activité de peintre, de dessinateur et de lithographe, on connaît sans doute beaucoup moins son attention à la chose écrite et au discours. Sa vie durant, il s’est pourtant exprimé sur de nombreux thèmes, prônant une vision humaniste, responsable et engagée de chacun. Ce qui frappe en relisant ces textes, c’est l’actualité des questionnements. Plusieurs thèmes majeurs qui font les arts et la société aujourd’hui y sont condensés. L’artiste y apparaît aux prises avec les interrogations fondamentales de son temps, au point névralgique. Attentif et observateur, il est comme un senseur qui capte avec intuition et détermination les principaux enjeux artistiques, sociétaux et humains de son époque. En lien avec des considérations esthétiques, qui forment pour lui un tout bien plus vaste que le seul faire artistique, il a su dénouer avec lucidité et perspicacité certains mécanismes qui se font jour actuellement avec une réalité accrue. Cette édition traduite donne ainsi un coup de projecteur sur la modernité de sa pensée. Elle est aussi l’occasion, pour un lectorat francophone, de découvrir enfin l’ampleur et la richesse des positionnements du grand artiste autrichien.
Dès ses jeunes années, Kokoschka a manifesté un intérêt marqué pour l’écriture et a développé une production notable dans ce domaine. En 1908, encore étudiant à l’École des arts appliqués de Vienne, il publie Die träumenden Knaben (Les Garçons qui rêvent), l’un de ses travaux les plus emblématiques. Ce poème en prose accompagné de huit lithographies couleur, originellement destiné aux enfants, est conçu comme une œuvre d’art totale, mêlant texte et image dans un même élan créatif. Kokoschka y conte de façon expressive et dans une forme libre ses élans amoureux. Ici déjà, il réunit dans un même projet ses aspirations artistiques et des réflexions d’ordre plus général, notamment symbolique et philosophique. Cet ouvrage sera suivi par plusieurs compositions écrites (Mörder, Hoffnung der Frauen / Assassin, espoir des femmes, 1909 ; Der gefesselte Kolumbus / Colomb enchaîné, 1913 ; Der weisse Tiertöter / Le Tueur d’animaux blanc, 1908-1909 ; Orpheus und Eurydike / Orphée et Eurydice, 1916-1917). Kokoschka écrit aussi plusieurs pièces de théâtre qui thématisent des questions aussi bien plastiques, existentielles que politiques (Der brennende Dornbusch / Le buisson d’épines en feu, 1917 ; Hiob / Job, 1916-1917, publ. 1917…). Enfin, il publie en 1971 son autobiographie, donnant des clés d’interprétation décisives de son travail. Au surplus, il a été un correspondant prolifique, échangeant sur les sujets les plus variés avec d’innombrables personnalités et connaissances, consacrant le plus souvent plusieurs heures par jour à cette activité. Il n’a de cesse de recourir à la lettre comme plateforme d’expression idéologique, artistique, philosophique et civique, y éprouvant et consolidant ses opinions. Le fonds qui lui est dédié à la bibliothèque centrale de Zurich conserve ce foisonnant patrimoine, totalisant pas moins de 10’000 lettres échangées avec près de 3’000 correspondants. À cette multitude de sources écrites, il faut ajouter les nombreuses prises de position développées dans les journaux et les conférences publiques menées à travers le monde.
Cet ouvrage fait originellement partie d’une série de quatre volumes consacrée aux écrits de Kokoschka et parue en 1975 en allemand et en anglais chez l’éditeur Hans Christians à Hambourg. Si les trois autres tomes se concentrent sur la prose et la poésie, les récits ou encore les écrits politiques, celui-ci s’intéresse aux critiques artistiques. Cette sélection apporte en particulier un éclairage sur les influences qui ont été déterminantes pour l’artiste et ses opinions sur différents courants esthétiques. Le livre se compose de 39 textes, à la syntaxe souvent complexe, subdivisés en quatre chapitres. Le contenu provient de matériaux variés : articles de journaux, conférences, essais, textes d’accompagnement à des monographies, correspondance, réunis de façon à donner une vision d’ensemble de la perception et des connaissances de Kokoschka sur l’art ancien et l’art de son temps, comme sur ses propres œuvres.
En 1975, lorsque ces morceaux choisis ont été publiés, Kokoschka avait 89 ans. Il allait décéder cinq ans plus tard, après une vie très remplie qui l’a mené sur les chemins de la renommée dès ses jeunes années. Son épouse Oldriska-Aloisie Palkovska, dite Olda, qui a activement participé à la gestion administrative de la carrière de son mari dès leur rencontre en 1934 et bien au-delà de son décès, a travaillé à la réunion minutieuse de ces différents textes. Très impliquée dans sa carrière, elle a contribué à mettre en ordre ses archives et à gérer la riche documentation et les nombreuses demandes qui transitaient par le couple. Fine connaisseuse de son œuvre, elle s’est intéressée aussi bien aux questions esthétiques qu’à la correspondance ou encore aux recherches d’authentifications. Quand elle s’est retrouvée seule avec ce patrimoine, elle a continué à œuvrer à la diffusion de son travail. Elle a par ailleurs poursuivi une entreprise qui tenait particulièrement à cœur à Kokoschka : racheter des œuvres qui avaient été vendues dans les périodes de vache maigre pour constituer un ensemble représentatif des différentes périodes de l’artiste. Avec cette sélection d’écrits, on a donc affaire à un travail solide, mené par ceux qui étaient le plus à même d’en extraire la substance la plus fertile.
Les quatre chapitres permettent d’articuler ces textes autour de thèmes majeurs (De la conscience des visions, Remarques sur l’art plastique, L’École du regard, Quant à moi). D’emblée, on réalise à quel point les intérêts de Kokoschka sont variés – ce dont atteste pareillement sa riche bibliothèque, conservée principalement au centre Oskar Kokoschka à Vienne et qui regroupe des milliers d’ouvrages allant des arts anciens à l’art contemporain, sur des aires géographiques très étendues. Car s’il s’inscrit dans la mouvance de l’expressionisme et est communément présenté dans sa jeunesse comme un « Oberwildling », une forme de quintessence du sauvage, qui tirait assidûment le fil de la nouveauté et secouait les traditions, il n’en reste pas moins qu’il vénérait de nombreux maîtres anciens dont Rembrandt était le modèle adulé entre tous. Art allemand, art flamand, art italien, art baroque, Kokoschka croisait les influences et n’a eu de cesse de faire l’éloge de leurs principaux représentants. Plus proche de lui, il était aussi épris de l’art d’un Edvard Munch ou d’un Vincent Van Gogh, qui ont eu un ascendant direct sur son œuvre.
Couvrant plus d’un demi-siècle, de 1912 à 1967, le large éventail d’articles publié dans cet opus éclaire l’importance pour Kokoschka de se positionner sur des sujets très divers. Il parle d’art ancien autant que d’art contemporain, d’art d’ici ou d’ailleurs, qui apparaissent comme des déclinaisons des mêmes questions de fond. Les digressions, fréquentes, permettent des passages d’un thème à l’autre, pour les englober dans une réflexion générale sur le XXe siècle. Les textes servent tous à une thèse analogue : l’édification par la connaissance des Anciens, à partir de laquelle l’homme peut rester au centre et se réaliser. Kokoschka estime qu’on ne peut pas faire l’impasse sur le passé et que ce serait une erreur de faire tabula rasa de ce qui a contribué à faire l’homme, soumis qu’il est à un certain déterminisme. Aussi ménage-t-il ici et là des espaces pour faire des liens et faire progresser un canevas idéologique. Ses réflexions, mêlées de retours temporels ou à l’inverse de prolongements, font en définitive émerger un ensemble cohérent et plus homogène que ce que pourrait laisser supposer la lecture du sommaire.
Le florilège s’intéresse d’abord à la « Conscience des visions », titre que Kokoschka avait choisi lui-même pour une conférence de 1912 et pour laquelle il a réalisé sa célèbre affiche le représentant en ecce homo, le crâne rasé et désignant une blessure à la poitrine. Cette section se concentre sur le thème de la perception. En tant que peintre, Kokoschka exprime combien il lui semble important de partir de l’intérieur, dans la recherche de l’essentiel, pour faire surgir le supplément d’âme qui caractérise celles et ceux qu’il portraiture. Les visages sont les capteurs de l’âme, desquels procède tout le reste. Saisir les pensées par le trait et être dans l’expression du vivant sont les missions culminantes qu’il assigne à son art. Et pour toucher à la nature d’un être, en faire émerger la vivacité, il invite à renouveler la contemplation et à se reposer sur l’observation individuelle. En filigrane, l’expression de l’homme, en particulier dans sa forme aboutie du portrait, est perçue comme seul sujet légitime : « La tâche de l’artiste, elle, est inchangée : figurer l’homme (1961, p. 348). Jan Amos Comenius (1592-1670), dont l’ouvrage Orbis sensualium pictus (1659), un livre illustré sous forme de lexique destiné aux enfants, a marqué Kokoschka dès son enfance, occupe par ailleurs une place de choix dans ces textes. La figure du théologien et pédagogue tchèque constitue une colonne vertébrale qui structure l’édifice éducatif et culturel de sa pensée. Kokoschka reprend à l’intellectuel son argument principal : réformer l’éducation est la pierre angulaire qui permettra de redresser le délabrement culturel généralisé. Et cette réforme passe notamment par une attention accrue aux sens.
Le deuxième chapitre du recueil est une constellation tournant autour des arts visuels : art byzantin (mosaïques de Ravenne), art germanique (retables de maîtres anciens, Stephan Lochner, Michael Pacher, Martin Schongauer, Hans Holbein l’Ancien, Hans Baldung Grien, Albrecht Altdorfer, Max Liebermann), peinture flamande (Jérôme Bosch, Rembrandt, Vincent Van Gogh), peinture italienne (fresques de la villa des mystères de Pompéi, Giuseppe Arcimboldo, Giacomo Barozzi da Vignola, Giovanni Battista Gaulli, Giambattista Tiepolo), école espagnole (Le Greco, Francisco de Goya), art baroque (Matthias Braun, Fischer von Erlach, Johann Michael Rottmayer, Franz Anton Maulbertsch), peinture autrichienne (Ferdinand Georg Waldmüller) ou encore scandinave (Edvard Munch), le registre est vaste. Le dramaturge Ferdinand Raimund, actif au début du XIXe siècle et pour les pièces duquel Kokoschka a développé des décors et des costumes, et l’architecte Adolf Loos, mécène décisif de ses débuts, ont aussi chacun droit à un article élogieux. Au-delà de leur hétérogénéité, le dénominateur commun qui réunit ces artistes est qu’ils répondent tous à l’injonction fondamentale de Kokoschka « L’artiste doit avoir du caractère et rester un caractère » (1935, p. 206).
On relèvera dans cette section la mise en évidence de nombreuses œuvres religieuses (notamment annonciations, visitations et autres Vierges à l’enfant), qui signalent combien la religion catholique était vivace dans l’Empire austro-hongrois qui a vu naître Kokoschka et combien elle l’a marqué. Par ailleurs, l’artiste convoque tout autant d’exemples parmi les sujets profanes, la peinture d’histoire et le portrait en particulier. Les sujets choisis pour approfondir ses conceptions autour de l’esthétique et de la politique sont très divers, allant de la musique, l’une de ses grandes passions, à la mort, en passant par l’éducation, le lien mère-enfant, la pauvreté et la faim des enfants.
Si l’attention aux peintres anciens, particulièrement présente dans ces critiques, renvoie à un intérêt marqué de Kokoschka pour leur manière, remarquons qu’elle est aussi l’occasion d’excursus plus ou moins développés qui enchaînent le plus souvent sur un enseignement de portée générale, à valeur d’exemple. Les figures de l’allégorie et de la parabole qu’il adopte ici sont aussi abondamment utilisées dans son œuvre pour élever le discours et élargir la gamme des réflexions. Il adopte ainsi une grande cohérence de méthode, procédant par mimétisme structurel dans son travail visuel et écrit.
Le troisième chapitre est entièrement consacré à l’École du regard, son académie d’été développée dès 1953 à Salzbourg. Il y dispense un enseignement libre et non directif, laissant parler la spontanéité. Il enjoint à ses étudiants de célébrer leur subjectivité et de développer leur sens de l’observation. Le lieu cristallise son combat contre la standardisation de la pensée et l’ascendant normatif, et il y prêche une vision non conformiste, dénuée de codes et de modes.
Enfin la dernière partie de l’ouvrage tourne autour de sa propre production artistique. Les articles se concentrent sur certains aspects de son œuvre : ses décors et costumes pour des pièces de théâtre (Le Bal masqué de Verdi en 1963, La Flûte enchantée de Mozart en 1965), ses deux grands triptyques (Prométhée de 1950 et les Thermopyles de 1954), certains de ses albums de lithographies (Hommage à la Grèce de 1961, Marrakesch de 1965). S’y adjoignent des articles thématiques, notamment sur ses relations sentimentales contrastées, par moments conflictuelles, avec l’Autriche, sur l’« art dégénéré » auquel son œuvre a été associé par les nazis, sa propension à peindre des portraits, enfin la nature et la fonction de l’art.
Sur le plan artistique, Kokoschka estimait que tout s’était joué à l’Antiquité, qu’il érigeait en modèle absolu. En particulier après la Seconde Guerre mondiale, il s’est abondamment exprimé sur la valeur d’exemple qu’avaient pour lui les arts antiques, mêlant humanisme, philosophie et sommet plastique dans une même vision essentialiste. À l’inverse, il rejetait l’art abstrait et informel de son temps, vis-à-vis desquels il tient des propos catégoriques et définitifs. Il est vrai que si Kokoschka a travaillé à l’expression d’une nouvelle forme picturale en se distanciant de la manière historiciste de ceux qui l’ont précédé, il n’a jamais renoncé à la figuration, ce qui lui a valu d’occuper une place très isolée sur la scène artistique de l’après-guerre.
Quelques mots reviennent comme des leitmotive : liberté, humanité et humanisme, culture et civilisation. Il est encore beaucoup question de réalité, de dignité, de valeurs et d’enseignements. De fait, ce qui marque de prime abord, c’est combien le sujet culturel est indissociable du sujet social et politique. Il n’est pas un article qui se concentre strictement sur le fait artistique sans amener dans son sillage force considérations sur l’époque dans laquelle il s’inscrit, dans un mouvement de balancier récurrent. Dans ce sens, on peut pleinement parler chez Kokoschka de vision globalisante de l’art. Un passage de son autobiographie, qui relate l’une de ses visites de musée à Dresde autour de 1919, nous éclaire de façon exemplaire sur cette mise en abyme et la valeur existentielle que tient l’art dans sa vie : « En cette époque où ne régnait plus aucun ordre extérieur, je pus trouver un point fixe grâce aux artistes qui avaient su intégrer ce qu’ils avaient vécu dans une vie spirituelle. Je compris toute l’importance que peut avoir un musée pour un être solitaire. [...] Ainsi l’art rend l’espoir, alors que le temps déçoit » (p. 183).
En communicant averti, Kokoschka sait comment manier la langue pour donner du poids à ses propos. Au niveau stylistique, il ne se prive pas de maximes condensées pour marquer les esprits. Avec un sens de la formule consommé, il émaille ses arguments de nombreux aphorismes qui sacrifient à la concision. Il use et abuse par ailleurs de la forme déclamatoire, sentencieuse, paternaliste par moments, et se positionne comme celui qui possède la connaissance et qui détient l’autorité, le coryphée de tous ceux qu’il voudrait réveiller.
La dimension pédagogique est éminemment palpable, non seulement dans la volonté de Kokoschka de donner des conférences et de partager publiquement ses points de vue mais aussi par son enseignement, qui l’a occupé dès la fin de sa formation. Rapidement, il cumule plusieurs expériences, d’abord à l’École des arts appliqués de Vienne où il a lui-même étudié puis dans l’école privée d’Eugenie Schwarzwald, figure de la Vienne 1900, qui tenait salon et par laquelle transitait une riche vie culturelle et intellectuelle. Il est ensuite appelé comme professeur à l’Académie des beaux-arts de Dresde, où il dispense un enseignement personnalisé ou en petits groupes, enjoignant à chacun de voir et d’observer par lui-même. Ces expériences culmineront dans la création de sa propre école en 1953 à Salzbourg en Autriche, et en 1955 d’une antenne à Sion en Suisse. Dans ce florilège de textes, on ressent le même plaisir de Kokoschka à partager, à communiquer, à élever et à édifier, qui traverse sa pensée comme une nécessité impérieuse, un fil tendu par-dessus son art.
Certains passages contiennent des assertions virulentes contre ce que Kokoschka appelle la nouvelle religion, la technologisation et le règne des machines, qui amènent dans leur sillage une déshumanisation de la société. Cela se traduit pour lui en matière artistique par l’émergence puis la consolidation de l’art abstrait, qu’il rejette fermement dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. Plusieurs textes s’attardent sur cette dialectique et fustigent la logique de l’évacuation de l’humain, au cœur de tant de préoccupations sociales et politiques actuelles. Son École du Regard, la Schule des Sehens déjà évoquée plus haut, apparaît dès lors comme un point d’orgue expressif de ces idées. Avec sa verve communicative, il y prêche sans relâche un retour à l’homme et à son individualité, à l’attention et à la reconnaissance de la subjectivité, à l’apprentissage du regard. Dans la forme déjà, avec des étudiants restreints en nombre, qui bénéficient d’un suivi personnel attentif, directement sous la houlette du maître, Kokoschka met en pratique les valeurs qu’il défend comme des fondamentaux. À cet égard, on sait à quel point il tenait à ce projet d’école et l’investissait mentalement et émotionnellement, y voyant une façon de remédier à ce qu’il considère comme de graves écueils de son temps. Il apprécie la relation subjective du maître et de l’élève, pleinement dans l’humain, qui repose sur le dialogue et l’échange. Il refuse par contre tout ce qui ressemble peu ou prou à des habitudes, invitant ses élèves à trouver les modes d’expression qui leur sont propres.
Le rejet clair et sans retour de l’art abstrait se révèle au fil des pages être le thème principal, fédérateur de l’ensemble des textes, jusqu’à devenir le parangon des désillusions de Kokoschka. C’est ce qui réunit les thèmes autour d’une unité, dans un même souffle critique et accusateur. L’art non figuratif concentre les élégies de l’artiste et focalise sa contestation. Et si, dans le prolongement, il parle tant de la domination préjudiciable des technologies et de l’abrutissement des valeurs humaines, c’est que ces problématiques sont pour lui intrinsèquement liées. Ce paradigme explique la virulence qu’il affiche à l’endroit de l’art abstrait. Déshumanisation générale et art abstrait évoluent sur une même plateforme en rupture, complices, et Kokoschka émet cet amer constat en 1955 : « L’homme est devenu une abstraction pour lui-même et pour les autres » (p. 353). C’est là le point d’achoppement véritable, le combat cardinal qu’il aimerait livrer : « Ce qui est sans objet équivaut à ce qui est sans forme, au chaos » (1962, Briefe IV, p. 132). Dans cette optique, représenter la figure lui paraît un acte de résistance face à un art contemporain dans lequel il voit le symptôme d’une déshumanisation.
Kokoschka emprunte les contours essentiels de cet humanisme social idéal aux Grecs anciens, auxquels il fait maintes fois référence et qu’il place au panthéon de la connaissance et de l’éducation. Comme il l’exprime avec ferveur, l’Antiquité incarne selon lui le sommet absolu de la civilisation, englobant l’ensemble des domaines de la vie et de la culture dans une même vision édifiante. C’est la voie à suivre, qu’il oppose aux valeurs de la société qui émerge après le second conflit armé, y dénonçant avec aversion recherche de pouvoir, vanité et cynisme. Culture et éducation sont les fondements sur lesquels reposent des arts solidement enracinés et en phase avec la nature de l’homme. En leur absence et sans bases historiques, on assiste à une fuite en avant chaotique. Et cette éducation qu’il glorifie, c’est dans un double mouvement collectif et individuel, louant les efforts qui mènent à une riche vie intellectuelle et artistique : « L’éducation intérieure produit une netteté, une pureté intérieure du regard et donc aussi de la pensée, car le regard est toujours à la base – et alors seulement, on comprend, on pénètre les choses du regard, et alors on pense. » (1961, p. 302)
Cette prise de position amène dans la foulée une autre question fondamentale, celle de la liberté. Pour l’artiste autrichien, seule la clairvoyance suscitée par l’éducation et la philosophie amène à la liberté. Dans ce qu’il qualifie de déclin de l’Occident, il n’hésite ainsi pas à parler en 1937 de « tragédie de l’éducation », à laquelle il oppose cette culture antique glorieuse et éclatante qui a su unir forme et pensée. Pour faire passer son message, il redouble de formules saillantes : « La liberté est comme un verger qui aurait donné abondance de fruits par le passé et qui, laissé en friche, redeviendrait fécond à force de soin et de culture » (1945, p. 165), « L’unité de la liberté et de la culture, tel était le contenu de l’exigence humaniste » (1945, p. 175) ou encore à la façon désenchantée : « L’art est une noble folie, la liberté en est une autre » (1931, p. 324).
Ce qui captive aussi dans ces pages, c’est l’expression d’une pensée qui mêle force et doute, parfois dans un mouvement foncièrement parallèle. Fermeté, conviction et espoir le disputent partout en proportions presque égales à la défiance, à la désillusion et au désarroi. On est par ailleurs saisi par la mobilité critique et la richesse de la rhétorique de Kokoschka. Même avec ses quatre-vingts ans passés lorsqu’il remanie l’ultime texte publié ici, il continue à se sentir particulièrement concerné par le monde et le devenir esthétique, ne pouvant les dissocier l’un de l’autre dans sa pensée. Plein d’ardeur, et avec sa personnalité haute en couleurs, il manifeste un formidable élan de vie jusque dans le grand âge. On souhaiterait pouvoir lui emboîter le pas, et garder cette acuité et cette exigence critique par-delà soi.
Ce recueil d’essais permettra, nous l’espérons, de retracer l’histoire de la réception de Kokoschka, aussi bien de l’œuvre que de l’homme. Le lecteur pourra replacer les idées de l’artiste dans un contexte historique et socioculturel plus large et étoffer la compréhension de ses influences. L’historiographie ayant transmis de Kokoschka le portrait d’un homme préoccupé par sa persona, il offre également l’occasion de faire le point sur les différentes filières de verrouillage de son image. Pour qui a rapidement compris l’importance d’en conserver le contrôle, ces prises de position constituent un formidable moyen de canaliser ce qu’il souhaite dire et perpétuer. Cela vaut d’autant plus pour une personnalité ambitieuse, poursuivant les efforts pour garder la main sur sa biographie. En plus d’avoir entretenu dès ses débuts la stratégie du scandale pour faire parler de lui, il distille photographies assermentées, anti-datations pour renforcer sa position parmi les précurseurs de l’expressionnisme, échanges de correspondance parfois directifs avec ses biographes, sélection lucide des thèmes de sa correspondance et de ses discours, conscient de sa renommée et de l’intérêt de garder le fil sur sa postérité : « … et, en ce sens, je suis devenu ce qui est aujourd’hui bien public ou propriété de quelques-uns » (p. 319), se risque-t-il à formuler en 1931 au détour de quelques lignes à son sujet…
Par-delà l’art, le sujet principal qui émerge in fine de ces textes est la condition humaine, à travers le prisme de l’existentialisme de Kokoschka. Et l’artiste est d’autant plus radical qu’il a fait de l’humain son antre artistique dans toutes les phases de son travail, y focalisant son point d’attention. Ecce homo (voici l’homme) est sans doute l’expression qui est au plus proche de ce qu’a voulu rendre Kokoschka, qui se sent totalement concerné par la crise existentielle et idéologique que traverse l’humanité. Dans sa jeunesse déjà, la critique d’art lui associait la faculté de voir à l’intérieur de ses semblables. Et il a toujours voulu poursuivre cet objectif, jusqu’à l’incarner en 1961 dans cette parole saillante : « Je me contente de ceci : je peins des portraits parce que j’en suis capable et parce que j’y vois mon accès à l’humanité, un miroir qui me montre quand, où, qui et ce que je suis » (p. 348).