Ce livre évoque le roman picaresque, il n’y a pas d’autre mot, de La Délirante et de ma vie, c’est tout un, et de l’amitié créatrice qui m’a lié à tant de poètes et de peintres, à Sam Szafran surtout, le temps de cette aventure.
L’escalier de la rue de Seine que je l’avais engagé à dessiner et peindre, avant qu’il s’y mît pour n’en plus sortir, comme du songe d’une ammonite, marqua l’acmé de notre amitié et de son œuvre. J’ai tenté jusqu’au bout de l’arracher à la tentation de l’escalier, mais elle était si forte qu’il resta captif de ses déclinaisons jusqu’à sa mort. [F.E.-E.]
Esquisse d’un traité du pastel et L’escalier de la rue de Seine, les deux textes recueillis dans ce livre et écrits à cinquante ans d’intervalle, racontent l’amitié créatrice qui lia leur auteur, Fouad El-Etr, poète et fondateur de la revue et des éditions La Délirante, au peintre et dessinateur Sam Szafran. Ils entretissent des lettres, des souvenirs, des réflexions d’histoire de l’art, des passages en prose poétique. Mais leur caractère hétéroclite ne les empêche pas de se lire d’une traite, tant l’écriture de Fouad El-Etr est élégante et fluide. Ainsi ce témoignage constitue-t-il une excellente introduction pour revoir et voir autrement les séries que Sam Szafran a consacrées, à partir de 1974, au thème de l’escalier, lieu de passages, de fuites, de vertiges.
La première partie regroupe un ensemble de lettres de Fouad El-Etr à son ami peintre, Sam Szafran, datées d’octobre 1974, qui constituent une Esquisse d’un traité du pastel. Sous forme de lettres, le traité prend une allure vivante, loin de toute volonté dogmatique, et se lit en même temps aussi bien comme la chronique d’une amitié féconde. On trouvera des observations érudites et techniques qui témoignent d’une finesse du regard, comme dans la lettre du 6 octobre 1974 : « Je me rends compte seulement à quel point la technique du pastel, que tu es le seul à perpétuer de nos jours avec un tel éclat, s’est libérée avec le temps d’une destinée de demi-teinte pour se ranger, avec ses poudres et couleurs, du côté de la peinture. Quel chemin depuis le profil d’Isabelle d’Este esquissé à la pierre noire par Vinci, et rehaussé de sanguine, de craie ocre et de blanc, et repris à l’estompe, jusqu’aux splendides portraits de Chardin et de Perronneau, qui sont de véritables hymnes au pastel !… » Mais on trouvera aussi des notations liées au fil des jours d’une existence entièrement consacrée à l’art et au « sourire énigmatique » de ses figures, comme en atteste un autre passage de cette même lettre : « J’ai quitté le Louvre vers midi trente pour déjeuner d’un jambon-beurre, à l’heure où de véritables hordes dévalent le grand escalier à toutes jambes, et d’un bock de bière au comptoir, et laisser La Joconde se refaire une beauté. Mais je lui préfère, et de loin, le sourire énigmatique de la Victoire de Samothrace. »
La seconde partie, autobiographique, raconte rétrospectivement l’histoire de l’amitié étroite et de l’admiration réciproque qui ont lié Fouad El-Etr et Sam Szafran, sous le signe du lieu d’apparence banale qui a condensé le croisement de leurs quêtes littéraire et picturale, l’escalier du 54, rue de Seine, à Paris, où vivait Fouad El-Etr. Le récit commence in medias res, nous plongeant d’emblée au cœur palpitant de l’amour de Fouad El-Etr pour la peinture et le dessin : « Un soir d’octobre 1965 que nous passions rue de Seine, je dis à mon amie qui était au volant : “Freine, mais freine donc !” La coccinelle pila net. Je venais d’apercevoir, beau à couper le souffle, un dessin au fusain très noir dans une vitrine. “Trouve à te garer et rejoins-moi dans cette galerie.” » Ainsi s’est faite la rencontre avec l’œuvre de Sam Szafran, avec ses étranges personnages « pris dans leur balancement hiératique » et nimbés d’une « lumière feutrée ».
Après cette rencontre qui l’a bouleversé, Fouad El-Etr a eu, à son tour, une influence décisive sur le cheminement du peintre. Il lui proposa d’expérimenter une nouvelle technique, dont Sam Szafran fera un usage remarquable : « Tu n’es pas tenté par le pastel ? Non ? Tu devrais essayer. C’est très friable, tu sais, comme est toute beauté, mais aussi très gratifiant. » Par la suite, il lui suggéra également de prendre pour modèle une chose aussi ordinaire que fascinante, qui devint peu à peu le centre d’une obsession vertigineuse du peintre : l’escalier de la rue de Seine. « Ce qui l’attirait dans l’escalier était la vue d’en haut, une vue plongeante dans le vide »…
Ces souvenirs de compagnonnage avec Sam Szafran sont aussi le prétexte à conter l’histoire de la revue et des éditions La Délirante. Sensible à l’unité de la poésie, Fouad El-Etr a réuni dans cette collection, en même temps que ses poèmes et ses traductions de Synge et Yeats, Keats et Shelley, Cavalcanti et Dante, Bashô et Buson, des poèmes et des proses de Brodsky, Paz, Cioran, Jünger et Pichette, Muraoka, Berman et Genevaz, ses amis, comme de Goethe, Schiller et Heine, Schlegel et Novalis, Trakl et Rilke, Sappho, Borges et Gozzi, Camoëns, Góngora et Quevedo, etc., reprenant des traductions célèbres de Nerval et Roud, ou les confiant à des poètes ou à des traducteurs de talent comme Antoine Berman, Frédéric Magne, Florence Delay, Philippe Jaccottet, Ann Grieve, Pascal Charvet, Martine de Rougemont ou Eurydice El-Etr, sa fille .
Renouant avec une tradition séculaire, il unit aux poètes des peintres, qui discrètement les suivent dans leurs méditations : Bacon, Balthus, Barthélémy, Botero, Janssen, Mason, Olivier, Pelayo, Rouan, Seguí, Szafran, Topor ou Vallorz. En 1982, le Musée National d’Art Moderne a consacré à La Délirante, au Centre Georges Pompidou, une exposition qui a connu un grand succès ; et de même, en 2000, la Bibliothèque historique de la Ville de Paris ; à l’automne 2024, à nouveau Le Centre Georges Pompidou exposera ces éditions à la Bibliothèque Kandinsky.
Mais ce qui distingue surtout La Délirante, c’est quelle repose sur un poète qui en assume seul, dans une totale indépendance – et fort dès ses débuts de l’amitié de Schehadé et de Saint-John Perse, de Cioran et de Gracq, de Jünger et de Paz – tous les choix poétiques, plastiques, typographiques, ce qui confère à son entreprise une unité qui ne cesse de s’affirmer depuis plus de quarante ans.
Les auteurs
« Fouad » El-Etr, poète et éditeur libanais, né en 1942, est le fondateur de la revue de poésie La Délirante (1967), où les textes d’auteurs aussi prestigieux que Borges, Brodsky, Cioran, Paz, Schéhadé, etc., figurent à côtés des illustrations des non moins célèbres Bacon, Balthus, Barthélémy, Botero, Rouan, Pelayo ou Szafran. « La Délirante » est également le nom de la maison d’édition dirigée par Fouad El-Etr, où en plus de ses traductions de l’anglais, de l’italien et du japonais, il a publié sa propre production poétique : Comme une pieuvre que son encre efface (1977), Là où finit ton corps (1983), Arraché à la nuit (1987), Entre Vénus et Mars (1993), Le Nuage d’infini (1995). Il a aussi publié un roman aux éditions Gallimard : En mémoire d’une saison des pluies (2021).
Presse
Richard Blin, Le Matricule des anges.
Philippe Chauché, La cause littéraire.
François-Marie Deyrolle, La cause littéraire
Frédérique Fanchette, Libération.
Laurent Fassin, La cause littéraire.
Fabrice Gabriel, Le Monde.
Philippe-Emmanuel Krautter, Lexnews.
Christian Rosset, Diacritik.