Le dialogue entre Olivier Cena, journaliste, et Gérard Traquandi, peintre, s’ouvre à Venise, au cœur des merveilles de l’architecture italienne et à quelques pas du fourmillement de la Biennale d’art contemporain. Un semblable contexte, riche en significations esthétiques, sociales et politiques, est le point de départ d’une discussion libre qui aborde tour à tour les questions de la mondialisation et de la démocratisation de l’art contemporain, aussi bien que celle, déterminé par la problématique écologique, du rapport de la peinture à la nature, aux êtres et aux choses qui peuplent la terre.
Les réflexions de Gérard Traquandi portent notamment sur la puissance de l’art et de la peinture à tisser ou non du lien, alors que sa dimension religieuse et sociale est mise en doute : « l’art moderne avait pour but de réunir comme le faisait l’art religieux, c’était son utopie et ça n’a pas marché. » De fait, il distingue un art porté par une volonté d’autodépassement et par la foi en un monde nouveau, à l’image de la peinture abstraite russe et de ses élans utopiques ; et un art porté seulement par une croyance dans l’évidence mystérieuse de la peinture, à l’image de la peinture « non figurative » que pratique Gérard Traquandi lui-même. Ainsi s’en remet-il à l’évidence du désir et du geste de peindre : « Je crois que faire de la peinture aujourd’hui est absurde. Pourtant, bien que je le sache, je peins. »
À la suite de leur dialogue, les « Souvenirs » de leurs rencontres retranscrits par Olivier Cena, en se replongeant dans ses carnets de notes, se lisent comme un récit, voire comme une « fiction » : « Soudain pris d’un doute, je viens de relire mes carnets afin d’éclaircir le mystère de la première rencontre mais ce mystère demeure. Mes carnets n’en disent rien et laissent penser que ce que je viens d’écrire mélange plusieurs rencontres, plusieurs temps, plusieurs lieux peut-être. C’est donc une fiction. »
Les auteurs
Olivier Cena, né en 1954, a longtemps été journaliste au sein du magazine culturel Télérama ; spécialiste de l’art du XXe siècle, il couvrait l’actualité de l’art contemporain. Il a également publié plusieurs livres, dont Après l’hiver (Seuil, 2008) ou Le Monde, avec des dessins de Gérard Traquandi (Voix d’encre, 2011).
Gérard Traquandi, né en 1952, vit et travaille à Marseille et à Paris. Il pratique la peinture, mais aussi la photographie et la sculpture. Diverses expositions lui ont été consacrées, au Musée des Beaux-Arts de Caen (2022), au Musée de Gajac (2017), à l’Abbaye de Silvacane (2017), au Musée des Beaux-Arts de Rennes (2015), à l’Abbaye de Montmajour (2013). Ses œuvres sont présentes dans les collections du Musée national d’Art moderne (Paris), du Musée d’Art moderne et d’Art contemporain (Nice), ainsi que dans plusieurs FRAC.
Presse
Alain Paire, La Marseillaise
Fabien Ribery, L’Intervalle
Christian Ruby, nonfiction.fr
Extraits
Eugène Leroy est une parfaite illustration de ce que j’appelle le manque. On a besoin d’être érotisé et consolé. Certains, qui n’ont pas accès à la nature, ont besoin par la peinture d’être consolés de ce manque. Ils ont perdu le Paradis et Leroy leur dit : non, ce n’est pas perdu, c’est autour de toi, regarde. Il fait son travail d’artiste. La Croix de Cimabue, par exemple, je ne m’agenouille pas devant, mais elle me fait penser qu’il existe quelque chose d’autre, un mystère - et ce mystère ressemble à sa Croix. Il me console de ne pas avoir la foi.
(Gérard Traquandi)
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Une amie m’a demandé de l’accompagner à la fondation Vuitton pour une visite de l’exposition des œuvres de la Collection Courtauld - moi, je n’en avais pas très envie parce que je la vois chaque fois que je vais à Londres, mais bon, nous y allons. Je ne l’ai pas regretté, d’abord parce qu’il y a un nombre incroyable de chefs-d’œuvre, ensuite parce qu’il m’est arrivé une curieuse aventure. On s’est planté devant une aquarelle de Cézanne représentant la Sainte Victoire que j’ai déjà vue cent fois, et elle m’a demandé de la lui expliquer. Je suis resté devant en silence, incapable de lui dire un mot, en me demandant : mais qu’est-ce qu’il peint au juste ? Et tout à coup j’ai eu une révélation. Cette révélation, c’est : Cézanne ne peint rien. Je veux dire par là qu’il ne montre rien, il ne veut rien montrer. Monet, par exemple, peint le reflet plat dans l’eau, on le sait, et c’est sublime. Van Gogh aussi on sait ce qu’il peint. Mais Cézanne ? Cézanne, lui, il ne peint rien. Il n’a aucune intention et surtout pas d’ego. Il se retire du tableau. Il est au-dessus, très haut au-dessus. C’est Dieu. Il te montre un morceau de nature qui ne ressemble à rien puisqu’il mêle plusieurs points de vue. Et plutôt que de te dire, comme les autres, voilà ma sensation devant ce morceau de nature, il te dit : voilà la nature, aie toi-même, devant, une sensation.
(Gérard Traquandi)