Cheminant vers ce qu’il aime appeler la « vérité de poésie », Yves Bonnefoy a toujours apprécié le voisinage des peintres et de la peinture, proximité à travers laquelle on devine la résonance intime, ardente et pourtant mystérieuse, qu’il pressent en cet art.
Parmi ces compagnons de travail et de pensée, Gérard Titus-Carmel tient une place singulière. Cet artiste, lui-même poète, sait en effet les difficultés qu’un texte souvent oppose à se laisser illustrer, regimbant aux « illustrations mercenaires » qui le figent ou le défigurent. Voici donc près de dix ans que se tresse ce dialogue entre ces deux belles et voisines solitudes qui, d’une rive l’autre, semblent se héler. Ce dialogue est scandé par des œuvres majeures qui lui ont donné ses accents et ses formes.
Ces œuvres révèlent une amitié vraie et, sans doute à la source de cette connivence, les contours d’une intuition partagée.
Ouvrage publié avec le concours de la Fondation Jan Michalski et du CNL.
Les auteurs
Yves Bonnefoy est l’un des grands poètes de la langue française. Dès son premier livre, Du mouvement et de l’immobilité de Douve (1953), sa voix retentit avec une gravité et une mesure saisissantes, ouvrant à l’esprit un pays profond de pierres et de déserts, où l’épreuve décisive est d’abord celle de la nuit, de la solitude et de la mort. Or cette voix travaillée de nombreux souvenirs, mais gardée pure, n’a cessé ensuite de creuser dans l’inconnu, associant en elle une formidable puissance d’invention formelle à un très haut souci – à la fois éthique et métaphysique – celui de douer de sens la parole humaine et de refonder, par-delà les chimères mentales avec lesquelles nos époques troublées s’illusionnent, un lieu réel pour l’échange humain. Cette entreprise du poète, depuis ses commencements dans le surréalisme de l’Après-guerre, en passant par son enseignement dans la Chaire d’Études comparées de la fonction poétique au Collège de France (de 1982 à 1993), est demeurée fidèle à soi, déployant de livres en livres son projet inaugural superbement formulé dans L’Improbable : « Il faut, autrement dit, réinventer un espoir. Dans l’espace secret de notre approche de l’être, je ne crois pas que soit de poésie vraie qui ne cherche aujourd’hui, et ne veuille chercher jusqu’au dernier souffle, à fonder un nouvel espoir. » (Jérôme Thélot)
Présentation de l’œuvre et de la vie d’Yves Bonnefoy sur le site du Collège de France.
Gérard Titus-Carmel est né en 1942. Après des études de gravure à l’école Boulle, il s’affirme comme dessinateur et graveur. Travaillant par série autour d’un objet ou d’un thème, il analyse d’abord les processus de décomposition ou d’usure d’une forme. À partir de 1972-1973, il élabore lui-même le "modèle" que réclame son travail : petit coffret, nœuds, épissures, constructions de branchages sont fabriqués pour satisfaire le plaisir de dessiner, une dialectique inédite se trouvant ainsi instaurée entre la série et son référent. Dans les années quatre-vingt, Titus-Carmel revient à la peinture, procédant toujours par ensemble : Caparaçons, 1980-1981 ; Éclats, 1982 ; Nuits, 1984 ; Extraits & Fragments des Saisons, 1989-1990 ; Forêts, 1995-1996 ; Nielles, 1996-1998 ; Sables, 1999 ; Quartiers d’Hiver, 1999-2000. Il y déploie des ressources techniques s’autorisant toutes les libertés pour épuiser son prétexte avec une assurance formelle et chromatique remarquable. Il a illustré nombre d’ouvrages de poètes et d’écrivains, et il est lui-même auteur d’une cinquantaine de livres : récits, essais, recueil de poèmes, écrits sur l’art.
Presse
Didier Ayres (« La cause littéraire »).
François Bordes (« Secousse »).
Marie-Josée Desvignes (« autre-monde »).
Philippe di Meo (« CCP »).
François Xavier (« Le salon littéraire »).
Lucien Wasselin (« Recours au poème »).
Extraits
Gérard Titus-Carmel, Un lieu de ce monde
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L’Arrière-pays, c’est d’abord le regard jeté sur un lieu proche ; et d’autant plus proche qu’il aurait pu être celui-là que l’on parcourt dans sa lumière – mais une lumière qui s’est trouvée voilée dès l’embranchement par le doute et le regret, déjà, de l’autre voie, celle qui promettait certainement « un pays d’essence plus haute ». Et puisque ce sentiment perdure dans l’imaginaire, je m’interrogeais sur la part de lointain que nous gardons vierge en nous, peut-être pour nous garantir un peu d’ailleurs si, d’aventure, il arrivait à l’ici de tarir. « Est-ce ici que finit ce que je quitte, est-ce ici que commence l’autre monde ? », demande Yves Bonnefoy à la croisée des chemins, lui qui se défie de l’emplacement exact qui lui est échu sur cette terre où il veut une histoire, c’est-à-dire des racines, puisque, « soucieux d’une transcendance », c’est à ce lieu précis, là où il marque le sol de son ombre, qu’il reconnaît « une qualité d’absolu ».
Et que sont les textes, sinon vaine errance parmi les mots, qui ne se recommandent pas de cette exigence ? Car il faut qu’ « ici s’affirme » de la plus haute manière dans le lieu dévolu à notre ombre, dans le repli de ce lieu où l’on ne fait que passer, comme si là la matière du monde, privée de centre, ou dotée de plusieurs, perdait un peu de son épaisseur, ce qui nous condamne au même égarement. D’ailleurs notre voyageur ne soupçonne-t-il pas qu’un autre centre ait jamais existé ? L’ailleurs, dit-il, « se perpétuait sur la terre […], il se manifestait pour la première fois comme tel, ayant rompu avec le visible ». Ainsi je me trouve dans le paysage terrestre démuni de toute prise pour assurer ma présence : ni l’arbre debout dans la saison dont l’image fond dans la serre, ni la jungle artificielle sous sa cloche de verre ne peuvent être garants de ma réalité ; encore moins prouver ma présence ici et maintenant, l’un à peine sauvé de la noyade, l’autre toujours complice de son leurre. Ne reste plus alors que le lieu rêvé, le « vrai lieu », échappant sans fin sur la courbe du monde où saisir dans la distance le point juste de sa course pour donner une forme admissible à la déception – mais invariablement « trouble, irrégulière, mouvante », précise Yves Bonnefoy. Une forme reconnaissable par tous, autant qu’il est possible, ce qui n’est pas gagné – mais sans doute est-ce cela le grand art : précipiter notre perception de l’ici, réduite à la part infrangible de nous-mêmes tant qu’elle touche l’ailleurs qui nous enserre et au milieu de quoi nous aspirons à disparaître comme « esprit de contradiction » – autrement dit atteindre, sinon seulement nommer, ce point d’évidence qui est la Beauté, et qu’Yves Bonnefoy situe, si je l’ai bien lu, en ce lieu de fusion qui n’oublie pas « l’ici dans l’ailleurs ». Et il en élargit même les limites, précisant : « le temps, l’humble temps du vécu d’ici, parmi les illusions de là-bas, cette ombre d’intemporel », localisant son rêve dans l’Italie, où, haussé à la mesure géographique, le pays entier prend la forme de son arbre.
Car il y a, central et majestueux, un arbre secrètement planté au sein de l’œuvre d’Yves Bonnefoy, comme solidement poussé en terre fertile, même si on le pressent plus qu’on ne le voit vraiment. Et cet arbre ne cesse pas de croître, jusqu’à gagner le ciel et l’étendre au-dessus de lui ; il rassemble sous son ombre tous ses livres comme ses fruits naturels puisque faits à partir de son bois et, se penchant, il les reconnaît en tant que preuve qu’en lui réside l’espoir de la présence, là même où le paysage s’ouvre quand la nature abdique son inertie.
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Yves Bonnefoy, Dans l’atelier du peintre
Dans l’atelier du peintre at the very witching time of night. Si avant dans la nuit, que puis-je faire de mieux que me risquer comme je fais à présent, marche après marche glissante, et sur la pierre usée des reflets de lune, jusque là où un peintre ami a travaillé tout un jour ?
En tâtonnant j’ai trouvé la porte, j’ai poussé le battant, je suis entré. L’obscurité est presque totale, je ne pressens que vaguement qu’une paroi très rugueuse, à portée de main, semble monter, infiniment haut, dans peut-être un ciel, un de ceux du monde d’ici comme il y en a, sans étoiles. Je touche ce mur, je me serre contre lui, il m’aide à avancer, avec précaution, il le faut bien puisque je sais que l’atelier est très encombré, chevalets, tables, pots de peinture laissés ouverts sur le sol. Avec aussi, ça et là, des masses informes de linge humide.
Et qu’est-ce, qui m’a heurté ? C’est vivant, je sens contre ma main un dos laineux, assez haut. Et j’ai dû l’effrayer, cette brebis, car elle fait un bond, de côté, avec un bêlement qui jette l’alarme dans ces épaisses ténèbres. J’écoute, cloué sur place. C’est de toute part un piétinement, j’entends des bousculades, avec des beuglements cette fois, des braiements, un cri se détachant quelquefois, suraigu, de la simple triste rumeur de toutes ces vies invisibles.
J’écoute, que pourrais-je bien faire d’autre. Mon ami le peintre, es-tu donc portraitiste ? Si je sais trouver un interrupteur, allumer, vais-je voir debout devant moi des têtes, non, des museaux, vastes oreilles dressées, yeux sans nombre fixés sur moi avec cette peur incessante et cet étonnement de ne jamais rien comprendre qui sont le lot de la vie ?
Mais où est-ce, cette lumière ? Je fais quelques pas sur du sable où ruisselle l’eau tiède de vagues qui déferlent tout près, je les entends, elles aussi, j’en respire l’odeur, J’étends la main.... Est-ce une table, ceci, avec des crayons, des feuilles ? Non, non.
Peintre, tu avais hier des gestes précautionneux pour ne pas laisser le monde vieillir. Regardant droit dans la couleur, découpant le bleu, le vert, à grands ciseaux portés dans la vie, la mort, le désir, l’enfance. Faisant se lever le jour dans l’épaisseur des feuillées, et toujours c’était inattendu, c’était rassurant, c’était beau. Ah, peintre, mon ami, tu existes bien ! La preuve, ce manteau, noir peut-être, inky cloak, silencieux, infiniment dur, du ciment peut-être, que je touche sans en rien voir à ce portemanteau près duquel je suis resté, à la porte encore.
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