Ces petits tas d’ombre et de lumière

Dans la monographie qu’il a consacrée en 2016 à Frédéric Benrath, Pierre Wat notait très justement que la peinture est vécue chez ce dernier « comme un art épistolaire et amical ». Mais ce caractère « adressé » de l’aventure picturale de Benrath fut également prolongé – ou redoublé – par l’intense correspondance écrite dont il ne cessa de l’accompagner tout au long de sa vie. « Cette correspondance qui s’établit entre nous, écrit Benrath le 20 juillet 1975, ces lettres établissent vraiment une “correspondance” entre nos pensées affectives et nos idées sur les choses et les gens, sur l’art et la littérature. Cela est très important, tu le sais puisque tu réponds si bien ». Mais, comme le dira Michèle (ou Alice) dans une lettre du 29 décembre 1980, à un moment où elle prend un peu plus d’indépendance, « T’écrire, c’est aussi écrire » : le destinataire tend à disparaître et à être absorbé dans l’acte d’écriture auquel il a pourtant servi de point de départ.

Date de publication : 3 novembre 2022
Format : 16 x 20 cm
Poids : 800 gr.
Nombre de pages : 528
ISBN : 978-2-85035-076-4
Prix : 25 €

La correspondance publiée ici est extraite des plus de 500 cartes postales et lettres plus ou moins longues qu’échangèrent Frédéric Benrath et Michèle Le Roux, rebaptisée Alice en 1976 (puis Alice Baxter l’année suivante qui vit la sortie du film de Marguerite Duras intitulé Véra Baxter), à partir de leur rencontre en août 1969. Ils s’écrivirent très fréquemment jusqu’en 1981, lorsqu’ils étaient bien sûr séparés, mais aussi lorsqu’ils étaient tous deux à Paris, leur arrivant assez souvent d’aller eux-mêmes apporter la lettre qu’ils avaient écrite à son destinataire, soit en la glissant dans la boîte prévue à cet effet, soit en la lui remettant directement de la main à la main au moment de se retrouver. Leur correspondance, longtemps maintenue « secrète » se poursuivit jusqu’à la mort de Benrath en 2007.
La partie retenue de cette correspondance porte principalement sur la création artistique. De très nombreuses lettres de Benrath sont étroitement liées à sa vie de peintre. « Je suis persuadé, affirme-t-il le 20 juillet 1975, que l’écriture et en ce qui me concerne la correspondance est le processus qui déclenche la réflexion, la remise en cause, en un mot ce qui me tue et me fait renaître à autre chose ». Et quelques jours plus tard (le 29 juillet) : « Je crois que ma correspondance en général, mais celle que j’ai avec toi surtout, m’aide non seulement à exorciser mes démons, mais à les utiliser, à renverser de ce fait leur nocivité, à les rendre créatifs si je puis dire ». Benrath y réfléchit sur son art en même temps qu’il y déverse sa souffrance et s’abandonne à ses doutes. Les lettres paraissent parfois lui servir à repousser l’affrontement avec la création, mais elles l’aident en même temps à surmonter l’angoisse et l’empêchent de s’effondrer totalement.
Cette correspondance peut se lire, entre autres points de vue, comme l’échange d’un artiste à une autre artiste, entre une jeune presque-peintre, encore à l’état d’ébauche, à l’état embryonnaire, et un peintre avéré, déjà riche d’une longue expérience. L’une se destinant à la peinture devint écrivaine à part entière de textes exclusivement consacrés à la peinture. L’autre se destinant à une double carrière de peintre-poète devint peintre à part entière, sans avoir pour autant totalement abandonné une certaine recherche en écriture. Étrange chassé-croisé en pied-de-nez au destin. D’où cette double réflexion (pourrait-on dire « réflection » ?), menée de front, sur la création artistique, à la fois littéraire et picturale. Subtil et inextricable jeu de reflets et de miroirs.

Ouvrage publié avec le concours de la Fondation La Poste et de la galerie Etc.

Les auteurs

Alice Baxter, pseudonyme de Michèle Le Roux doublement emprunté au récit Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll et au film Véra Baxter de Marguerite Duras, est une écrivaine, critique d’art et « presque-peintre » dit-elle, née en 1947 à Équeurdreville. Elle a enseigné les lettres et l’histoire-géographie au collège, avant de devenir professeure d’arts plastiques en 1976. Elle a notamment édité les Écrits et lettres de Frédéric Benrath (L’Atelier du Grand Tétras, 2014), et écrit de nombreux textes sur les œuvres de Tal Coat, Jean-Jacques Saignes, Claude Monet, Édouard Manet, Zoran Music, Jean Dubuffet, Gérard Gwezenneg ou Frédéric Faye.

Frédéric Benrath, pseudonyme de Philippe Gérard, est un peintre français né à Chatou en 1930 et mort à Paris en 2007. Après avoir étudié à l’école des beaux-arts de Toulon, sa passion pour la culture germanique et plus particulièrement pour le romantisme allemand le conduisit en 1953 au château de Benrath à Düsseldorf, qui lui inspira son nom d’artiste, couplé au prénom Frédéric en hommage au philosophe Friedrich Nietzsche. En Allemagne il fréquenta également l’écrivain Michel Butor, le compositeur Iannis Xennakis, ou les critiques d’art Herbert Read et Will Grohmann. Sa quête de paysages mentaux fut associée à celle des nuagistes, comme Fernando Lerin, René Laubiès ou Marcelle Loubchansky.

Presse

Sylvie Fabre G., Terres de femmes

Dossier dans la revue Florilettres :
- Entretien de Nathalie Jungerman avec Alice Baxter
- Article de Corinne Amar
- Lettres choisies

Extraits

Il y a en ce moment une exposition à la maison de l’Iran à Paris, l’Asie à Paris, avec, entre autres, Zao Wou Ki. Je me souviens d’une exposition de Zao Wou Ki au TMC à Caen il y a quatre ou cinq ans. Elle a une très grande importance pour moi car c’est la première grande émotion que j’ai ressentie devant la peinture. Il s’est produit un contact mystérieux, une sorte de reconnaissance. J’avais l’impression de retrouver quelque chose qui était latent en moi. Déjà... C’était presque un acte d’amour pur... Un passage dans le livre de René Alleau sur les sociétés secrètes me fait tout à fait penser à cela lorsque le sage dit à l’aimée : "O toi, miroir contraignant dans lequel je me suis vu !" Certains regardent un tableau avec leur esprit, de façon purement intellectuelle. Moi je ne peux pas, je ne sais pas. Un tableau qui me plaît m’ébranle physiquement. Et je suis alors incapable d’expliquer ce qui se passe en moi. Je perds la notion de ce qui est autour de moi, l’univers se réduit au seul tableau qui est là. C’est pour cette raison que je ne parle jamais de peinture.
Je ne sais plus dans quel poème Éluard disait : "l’amour c’est l’homme inachevé. Il me semble que l’on peut en dire autant de l’art."

(Lettre de Michèle Le Roux à Frédéric Benrath, 22 septembre 1969)

*

Je ne suis pas du tout armé pour aider qui que ce soit et même pour toi je n’apporte rien sinon la tempête. Je n’ai jamais eu l’âme consolatrice apportant l’équilibre et le calme. Je crains même que ma seule présence ne soit que le triste signe du malheur infini de l’homme. "Si grands sont mes maux que nul n’est de taille à en supporter le poids, sauf moi". Cette phrase n’est pas de moi mais de Sophocle. [...]
"Si tu plonges longuement ton regard dans l’abîme, l’abîme finit par ancrer son regard en toi". (Nietzsche)
Je pourrais écrire toutes mes lettres à l’aide de citations, la principale qualité de ces citations repose sur le fait qu’elles expriment en quelques mots des moments de réflexions souvent très longs. Et comme Œdipe, la clarté du soleil n’est pas faite pour moi, tout ce que j’entreprends est lié à l’obscur, à la nuit. L’un de mes premiers tableaux non-figuratifs s’intitulait L’Homme souterrain puis L’Âme souterraine. Par nature je suis resté fidèle à cette situation inconfortable et même je pense que cela s’est aggravé. […] Chacun redoute la solitude, moi tout le premier, mais cette solitude admise il faut l’assumer totalement. La mort est sans doute une certaine forme d’apothéose non pas au sens chrétien du terme, l’au-delà serait plutôt moléculaire, les effluves entre les êtres ne sont-elles pas des cellules vivantes ? Je n’en sais rien...

(Lettre de Frédéric Benrath à Michèle Le Roux, 23 octobre 1969)

Esperluette

Compagnonnage, dialogue, influence réciproque, affinité ou sympathie : il n’est pas rare qu’un écrivain et un artiste empruntent des voies convergentes, qui s’interceptent pour mieux se poursuivre. En rapprochant deux œuvres et deux individus au travers d’entretiens, d’essais ou de correspondances, chaque titre de la collection « & » révèle les liens féconds qui attachent des modes d’expression artistique tantôt parents et tantôt dissemblables.

Mentoring, dialogue, reciprocal influence, affinity or sympathy : it is not unusual for a writer and an artist to follow convergent paths, crossing each other to better go on. By bringing together two works and two people through interviews, essays or correspondences, each title of the collection “&” reveals fertile links that bound together modes of artistic expression, sometimes related, sometimes dissimilar.