Le dialogue entretenu avec les morts, danse macabre irriguée par un comique franchement grotesque ou diablement facétieux, alimente ce récit-fleuve qui déborde de toutes les frontières répertoriées. En remontant aux sources du rêve et de ses blessures, Bruno Krebs renouvelle et ravive les somptueuses couleurs du réel.
Cette odyssée, quoique sans point de départ ni d’arrivée, poursuit zigzags aléatoires, de Pétersbourg à Zanzibar, ou de Brest à Brighton, mais assez précisément retracés pour qu’un géographe, même amateur, puisse en suivre l’itinéraire. Trains ou ferries, cacochymes guimbardes ou rutilantes petites reines, notre Ulysse moderne veut bien affronter tsunamis, crues ou éruptions, affamées gorgones ou vierges folles, tant qu’il ne reste pas échoué sans un sou et le ventre vide. Car ce va-nu-pieds n’a rien d’un pur esprit, ni encore moins d’un esprit chagrin. Il ne se déplace pas non plus sans raison, car en perpétuelle quête de son Éden natal (un manoir breton figé sur sa presqu’île), même si la raison lui échappe parfois au rythme éreintant des fiestas nocturnes, rencontres érotiques et autres assommants coups de foudre. Les voyages forment la jeunesse ? Ici, ils déformeraient plutôt la vieillesse. Retraite paisible ? Ses patrons en ont décidé autrement. Distants ectoplasmes, ils l’expédient au diable vauvert traverser Méditerranée, Manche et mer du Nord ou d’extrême nord, cornaquer voyages scolaires ou orchestres récalcitrants – quitte à affronter ours, lions ou éléphants abandonnés par leurs cirques et déboussolés par le réchauffement climatique. Notre attardé fils prodigue (il a honteusement dilapidé l’héritage légué par ses parents) détient-t-il seulement un patronyme en propre ? Ou bien n’aurait-il pas emprunté celui même du narrateur, que tout un chacun s’obstine, page après page, à écorcher ? Cette identité flottante, notre alter ego tente de la reconstruire à travers un fragmentaire, obsessionnel travail de mémoire.
Les auteurs
Bruno Krebs est né en 1953, entre Pont-Aven et Port-Manech. En 1971 il entreprend la rédaction du Voyage en barque. Une partie de ces 3 ou 4 mille récits brefs a été régulièrement publiée en revues ou sous forme de recueils, ces dernières années dans la collection « L’Arpenteur » chez Gallimard : Chute libre (2005), La Traversée nue (2009), Sans rive (2011). Leur forme a évolué, mais sans rupture ni s’éloigner du thème fondateur. Il a aussi publié Bill Evans live, portrait (2006), et très régulièrement collaboré à la revue « Théodore Balmoral ».