Articles et entretiens, 1924-1987
L’écriture d’Hélion, par sa constance, sa maîtrise et sa modestie, par son sens de la formule et sa manière de s’adresser directement au lecteur, par l’insertion de sa pensée dans le cours du travail quotidien et dans celui du monde, par l’âpreté de ses critiques sur son métier et sur celui de ses confrères, constitue bel et bien une œuvre autonome qui n’est, au regard de la peinture, ni majeure ni mineure.
Ce volume, qui manquait à l’ensemble déjà connu, reprend les nombreux textes – poétiques, critiques, théoriques ou historiques – publiés par Hélion surtout dans des revues (Art concret, Abstraction Création, Cahiers d’art, Axis, Volonté, Preuves…), mais aussi dans des catalogues ou des ouvrages collectifs. Une dizaine de textes, initialement publiés en anglais, sont traduits pour la première fois.
Présentations par Pierre Brullé et Fabrice Hergott.
Mémorialiste, revuiste, diariste, épistolier, maître de l’entretien journalistique, le peintre Jean Hélion (1904-1987) a beaucoup écrit. On connaît de lui They Shall Not Have Me, récit de ses 21 mois de captivité durant la Seconde Guerre mondiale, paru à New York en 1943, ses cahiers et ses carnets publiés chez Maeght en 1992 (Journal d’un peintre. Carnets 1929-1962), ainsi que sa méditation sur l’œuvre inachevée ou abandonnée, Mémoire de la chambre jaune, publié par l’École nationale supérieure des beaux-arts en 1994. Deux ans plus tard paraissaient aux éditions de l’IMEC un texte autobiographique, À perte de vue, et la correspondance échangée avec Raymond Queneau (Lettres d’Amérique, 1937-1967).
Il faut noter qu’à l’exception de They Shall Not Have Me, ces ouvrages sont posthumes. Néanmoins, les reprises, les corrections et quelques phrases explicites qui émaillent les carnets montrent qu’Hélion souhaitait que son journal soit connu. Le lecteur est vite convaincu que cette activité scripturaire – et aujourd’hui éditoriale – constitue, par rapport à l’œuvre peinte, bien plus qu’une activité d’appoint ou une sorte de plus-value littéraire propre à la magnifier. Le parcours chronologique proposé montre un jeune Hélion prenant la posture du critique et du théoricien.
L’homme de la maturité se tient hors des écoles et des avant-gardes. La solitude, à laquelle il est habitué depuis qu’il a volontairement quitté l’abstraction, lui donne la disponibilité d’esprit pour réfléchir de manière aiguë à son travail, comme le montrent les réponses qu’il propose aux enquêtes régulièrement lancées par des revues.
La vieillesse, qui lui retire progressivement la vue, est propice aux mémoires et à ces notices nécrologiques qu’il rédige au fur et à mesure que disparaissent ceux qu’il a bien connus parmi sa génération. Tout ce qu’Hélion a écrit au cours de cette ultime étape de sa vie n’a pas été publié ; cette édition de ses écrits contient plusieurs inédits.
Les auteurs
Jean Hélion, né en 1904, et mort en 1987, à Paris, est peintre, mais aussi, à sa manière, écrivain. Engagé dès la fin des années vingt dans la non-figuration, Jean Hélion prit une part active aux mouvements « Art concret » (1930) et « Abstraction-Création » (1932-1934). De composition orthogonale, fondée sur des calculs géométriques, sa peinture évolua peu à peu vers une abstraction éclatée, laissant progressivement place à ce que Jean Hélion nommait la « figure du monde ».
Extraits
« Jean-Pierre a consenti à s’asseoir devant moi. Il s’offre à mes yeux, sans réserve.
Désormais, pour moi, tout est là : son geste, à la fois ouvert et fermé, rature le monde et pourtant le résume.
Il s’agit de saisir le mouvement si efficace et si subtil, qui relie toutes les parties de son être. Mettre à jour la façon inédite qu’ont ses pieds et ses mains de se mettre d’accord avec le reste pour que la tête les couronne.
Faire le portrait de J. P., c’est m’approcher de lui à distance. Tant que je peux.
À chaque séance, je crois l’avoir compris. Mais non ! L’étude achevée, il faut recommencer, suivre une pente plus favorable, essayer un autre point de vue.
Devant l’évidence, on n’avance qu’à tâtons. Le visible est formidablement obscur. Il est refermé sur lui-même et ne commence nulle part. Comment l’entamer sans le détruire ?
Il y a quelque chose de très simple et de très éclairant que cet homme recèle comme un secret et pourtant qu’il affiche. »
(Portraits, 1964)
« Ma première œuvre ! À quel moment les premières tentatives méritent-elles ce nom ? J’ai commencé à donner tous mes loisirs à la peinture à 19 ans. Jusque-là, je m’étais cru poète. Je gagnais ma vie comme dessinateur architecte dans une agence bien ordinaire. Je composais mes vers dans le métro en allant et venant quatre fois par jour. Pour peindre : il fallait me lever à l’aube. Premier sujet marquant, “les toits” vus de mon logement-grenier, sur lesquels glisse le jour qui se lève, avant de tomber dans la cour noire. Les cheminées alors “… offraient au ciel des plâtres clairs comme la chair des jeunes filles…”
Ou bien traîner dans la ville le soir. Je dessinais ce qui se voyait alors : des tas de pavés dont la géométrie un peu désordonnée surgissait par plans de la nuit, sous la lueur d’une lanterne rouge et, parfois, dans la douce verdeur des becs de gaz.
En traînant dans les rues, je m’arrêtais aux encoignures dont les mêmes becs de gaz découpaient les bords usés. Devant les couloirs étroits de la rue Saint Martin : puits de nuit avec de la lumière au fond, qui descendait en les sculptant les marches de l’escalier.
Il y en avait un qui me ravissait au point d’y revenir souvent avec du papier verdâtre – comme la lueur du gaz – et des crayons au charbon noir comme l’ombre. »
(Entretien avec une classe de seconde du lycée Massy, 1973)