Il est des livres de critique qui sont comme un apport versé aux œuvres. Le lecteur y devine le parti-pris d’une sensibilité ; il comprend que l’auteur y manifeste sa vision singulière et que celle-ci instille dans les tableaux un principe insistant, retient et accentue certaines de leurs tendances, dépose à leur surface le glacis d’un regard. Mais cette vision est si persuasive, elle se glisse si harmonieusement parmi les formes de la peinture, les épouse si bien et les sublime à un tel degré, en un propos qui a pour lui, plus encore que la conformité d’une description, la vérité d’une écriture – on pardonne à l’auteur cette sorte de partialité, et même on lui en est reconnaissant. L’Ingres de Gaëtan Picon est de ces livres-là. (Préface de François Lallier)
Parue en 1967 chez Skira, cette monographie proclame sans ambages le « génie » d’Ingres : génie précoce et immédiat, génie durable, comme soustrait aux atteintes du temps – mais aussi bien, génie faillible, inégal, qui aurait laissé derrière lui, à côté de portraits et de compositions « naturellement » infaillibles, des œuvres « douteuses », des échecs. Or cette inconstance, nous dit Picon, loin de parler de façon univoque en défaveur de l’œuvre, nous conduit en son cœur : « Si Ingres est un sujet privilégié, c’est que parler de lui nous imposant à la fois la perspective du constat et celle du jugement, nous sommes ramenés à cette vérité aujourd’hui assez méconnue que la cohérence de l’œuvre, constatée et décrite comme système et nature, n’est rien d’autre que la réussite aléatoire d’une aventure. »
Cette « aventure » – l’intrigue de ce roman de critique, pour ainsi dire – serait celle d’un regard épris à un point tel de la beauté de la « nature », de la beauté antique, qu’il retire tous ses modèles du drame de l’histoire, du passage du temps, de la « combustion de l’espace », afin de les figer, avec une minutie égale en chaque endroit du tableau, dans des compositions que ne traverse pas le souffle de la vie : « Chaque chose ne resplendit que séparée, ensevelie dans sa forme. » Principe d’éternité par lequel Ingres immortalise, ou principe mortifère qui tue en voulant conserver. En l’énonçant, Gäetan Picon précise le statut de l’œuvre en son siècle : contemporaine de celle de Delacroix, Courbet, Manet, elle apparaît pourtant dans une solitude absolue : « Nul ne répond à Ingres, et il ne répond à personne : il n’est pas là ».
Les auteurs
Gaëtan Picon (1915-1976) était écrivain et critique d’art.
Agrégé de philosophie, il fut enseignant. En 1959, il est appelé par André Malraux pour être Directeur général des Arts et Lettres ; sous sa responsabilité sont organisées les premières Maisons de la Culture. Il est ensuite directeur d’études à l’École pratique des hautes études et enseigne l’esthétique à l’École nationale des Beaux-Arts.
Il a dirigé la revue « Le Mercure de France » et été membre de rédaction de « L’Éphémère ». Il a créé aux éditions Albert Skira la collection « Les Sentiers de la création ».
Sur l’art, il a notamment écrit des ouvrages sur Ingres, Picasso, Dubuffet, l’impressionnisme (1863, naissance de la peinture moderne) ou le surréalisme (Journal du surréalisme).
Un article d’Alain Paire : « Gaëtan Picon écrivain, lecteur et revuiste pour la poésie » et un essai sur Gaëtan Picon, par Agnès Callu [et la notice Wikipedia.]
[Jean Bazaine, Portrait de Gaëtan Picon, 1979.]
Presse
Jean-Paul Gavard-Perret, Le littéraire.com
Yasmina Mahdi, Le littéraire.com
Didier Pinaud, L’Humanité
Extraits
La perfection de son génie, il semble qu’il n’ait eu ni à l’attendre, ni à la chercher. D’un bout à l’autre d’une œuvre poursuivie sans interruption sur plus de soixante années (pas de temps vides, s’il y a des époques peu fécondes : trois tableaux seulement pendant les six ans de la direction de la Villa Médicis) l’escortent fidèlement ce regard clair, cette main sûre, ce pouvoir d’amener à la surface du miroir des images d’une grâce fascinante – mais aussi une méprise jamais vraiment dépistée qui le pousse à demander à son génie, parfois, des services contre nature. Ces faux pas n’ont rien à voir avec une maladresse initiale que le progrès de l’œuvre aurait chance d’effacer ; ils sont la permanente déviation d’une démarche qui a reçu d’emblée son rythme, sa certitude. Pas de faux pas dans les dessins, innombrables, tous admirables – mais sur une ligne excluant le progrès, l’approfondissement. Du premier au dernier, c’est le même bruit de source, le même mouvement, la même netteté fragile de jet d’eau renaissant de sa vasque.
La singularité, l’étrangeté d’Ingres – pour nous, qui croyons au temps – c’est sa façon d’y être insituable. Un regard sans histoire rencontre le regard – ou le corps – d’êtres sans histoire et fait lever ces images d’une perfection intemporelle, fruits d’or d’un arbre au feuillage non caduc, déployé hors des saisons, corps à l’abri de la corruption, sous un givre protecteur, une patine qui, les éloignant du temps dont nous savons qu’elles datent, loin de les vieillir, de les confondre, dans leurs cadres d’or travaillés et souvent arrondis comme ceux d’anciens miroirs, avec les précieuses épaves d’un cabinet des antiques, rompt les amarres du temps, les maintient, ces images, étrangement flottantes, juste au-dessus du niveau du temps.
Il ne faut rien moins que le face-à-face soudain et fugitif d’Ingres avec lui-même pour que cesse cette sorte d’enchantement. Que celui qui regarde et celui qui est regardé soient le même homme, qu’ils viennent à se heurter par mégarde dans l’atelier encombré de toiles, sur le chemin qui conduit d’une toile à une autre, il faut ce hasard – cette inadvertance, cette défaillance, peut-être – pour que soit rappelée la réalité d’un temps que tout offusque, un temps qui n’est par ailleurs, au bas du tableau, qu’une entaille discrète, évasive : Ingres pingebat 1808, Ingres pinxit Roma 1807, J. Ingres pinxit MDCCCLXII, Aetatis LXXXII. De loin en loin, sur le miroir de l’âge d’or, apparaît le visage de celui qui, comme tous les autres, « meurt sur les saisons ». L’Autoportrait de 1804 (Chantilly) où le jeune homme de vingt-quatre ans tient au bas d’une toile invisible une pointe de craie ; le premier état, connu par la photographie de Marville et la copie de Julie Forestier où, un manteau clair tombant de l’épaule droite, il est en train d’effacer le visage de l’avocat Gilibert ; le tableau du Metropolitan, plus proche de ce premier état, à cela près que le manteau est supprimé, tournent vers le spectateur le regard distrait de qui ne songe qu’à son œuvre, avec résolution et confiance : celui-là même qui écrira quelques années plus tard, en 1813 : « L’énorme quantité des ouvrages anciens faits par un seul homme prouve qu’il vient un moment où un artiste de génie se sent comme entraîné par ses propres moyens et fait tous les jours des choses qu’il ne croyait pas savoir faire… Il me semble être cet homme. Je fais des progrès chaque jour. » L’Autoportrait de 1858, aux Offices, celui de Cambridge (Mass., Fogg Art Museum), celui du Musée d’Anvers (Ingres a 85 ans) n’offrent pas l’image d’un vieillard dont on pourrait, d’une année à l’autre, suivre le vieillissement. Les chairs, dans le dernier, sont même plus tendues ; la vieillesse est un embaumement : de cet état aussi, il fixe l’équilibre impérissable. Mais le regard a changé, il avoue une inquiétude, une amertume, que les honneurs ne trompent pas. Le crachat de Commandeur de la Légion d’honneur s’étale sur l’habit, mais le pinceau est tombé des mains. L’œil semble quêter un regard complice – l’œil de l’artiste illustre dont la gloire repose sur un malentendu qui ne lui échappe pourtant pas, qui n’a pas oublié l’incompréhension d’un public n’aimant que « le bas style » (il a refusé de décorer la Madeleine, Versailles), qui vieillit solitaire dans un Paris livré « aux apôtres du laid », à « ce que l’anarchie des arts a de plus violent ».
Mais qu’il retire les yeux de ses yeux, alors son regard ne vieillit pas – ni sa main. Le Bain turc, à la fin de la vie, ne relève pas d’une autre sensualité que la Baigneuse à mi-corps vue de dos, au début de l’œuvre. Entre la Baigneuse de Valpinçon (1808), la Vénus Anadyomène (1848), La Source (1856), ni le regard ni les corps regardés n’ont bougé. Même sérénité, même clarté sensuelle : où est le vieillard ? où est l’adolescent ? Tableau testamentaire, tableau d’apothéose, le Bain turc rassemble dans son espace courbe les nudités éparses qui jalonnent l’œuvre : la joueuse de mandoline, c’est la baigneuse de Valpinçon coiffée du même turban – dont les rayures ont simplement viré d’un rouge éteint au jaune ; la femme qui abandonne ses seins aux caresses de sa compagne a le visage de l’ange du Vœu de Louis XIII. Temps retrouvé ? Temps aboli, plutôt, car elles se retrouvent intactes, sous un regard qui n’a pas vacillé, sous une lumière égale – qui n’a ni monté ni faibli. Avant de l’achever (le 11 juillet 1863, il écrit qu’il a trouvé « dans l’espace de six mois de souffrances, quinze jours, interrompus encore, pour terminer, comme je le devais, le tableau des Femmes au bain »), il a porté pendant des années le projet de l’œuvre (imaginé, peut-être, dès le jour où il lut la description faite par Lady Montagu des bains chauds d’Andrinople) et il en donne, dès 1828, avec le petit Intérieur de harem, une première approximation. Mais si longue qu’ait été la gestation, l’image à parfaire se maintient dans une zone où les oscillations de l’existence, et l’inévitable assoupissement de la sensualité, ne l’atteignent pas. Et la main qui, finalement, dans ces quinze jours décisifs, trace les lignes et place les couleurs de l’ultime tableau, cette main de vieillard ne connaît ni le trouble à évoquer ce qui lui est, maintenant, interdit, ni l’impatience, cette panique d’une course de vitesse entre la chance offerte et la mort qui vient, qui donne si souvent aux derniers tableaux des peintres l’admirable tremblement du temps dont Chateaubriand a parlé.
Un même rêve convoque les mêmes corps, dans l’instant d’une apparition intemporelle. C’est l’affaire du rêve. Bien sûr les contemporains qui attendent de lui leur portrait, il ne les rencontre pas hors du temps. Mais il les en délivre. Mlle Rivière est presque une adolescente encore, Madame Moitessier est une femme mûre. Madame Ingres née Chapelle est la jeune épouse d’un homme jeune, et Madame Ingres née Ramel la femme « d’un certain âge » d’un homme beaucoup plus âgé. Il y a le visage de la jeunesse, il y a le visage de la maturité : celui du comte Gourtiev, du comte Molé, de M. Bertin.
Pourtant, sauf sans doute sur le visage de Cherubini, l’âge ne se dépose nulle part en signes matériels, stigmates, rides : les visages sont pleins, les chairs tendues ; s’il faut que l’âge se marque, que ce soit sans rompre le système de lignes et de courbes, sans labourer les surfaces, par l’épaississement du corps et du visage, le passage de l’ovale à l’arrondi, ou une simple suggestion d’assurance, d’autorité. Créatures saisies au point de leur perfection, ne disons pas de leur maturité, car le mot appelle l’idée d’un éclatement et il s’agit d’un équilibre ; créatures dont la perfection n’est pas un âge, préservées du vieillissement pour être retirées des régions de la vie, du trouble : créatures défendues de la mutation par leur inexpressivité…