Avec Zone perdue, François Bordes cherche à approfondir le dialogue entre démarche historienne et démarche poétique. La narration recourt à l’archive et l’exploration de la mémoire s’exprime par la forme poétique. L’enjeu ici est de témoigner de la trace laissée dans la conscience par la pratique quotidienne d’une rue. Celle-ci est historiquement, sociologiquement et géographiquement située. Il s’agit d’une rue « sans histoire » du quartier de la Villette à Paris. Avec pour boussole un vers d’Apollinaire, quelques mots de Balzac et de Siegfried Kracauer, le poème-enquête évoque l’histoire de cette rue industrielle et populaire, travaillée en profondeur par les métamorphoses urbaines et sociales. Il exprime aussi tout ce que l’expérience vécue d’une rue et d’un quartier apporte à la sensibilité au monde comme à la conscience de soi et de la société.
Zone perdue surprend d’abord par l’originalité de sa forme ; celle-ci ne cesse de se déplacer et de promener le lecteur entre différents registres : poèmes-archive, poèmes-anecdote, poèmes-portrait… Ce qui traverse cette épopée en petit d’une rue banale d’un quartier populaire de Paris, c’est bien sûr, beaucoup, l’intime, l’histoire avec son petit « h », celle des anonymes, des figurants et du narrateur auquel le lecteur s’identifie – le bruissement de ces vies, la ville qu’elles dessinent en creux, affleure et s’impose comme forme.
Les changements des registres entre les séquences du livre révèlent la matière volontairement composite dont il est construit. Les séquences font comme des petits mondes apparemment homogènes, assez définis dans leurs contours mais dissemblables. En avançant dans la lecture, on s’aperçoit des porosités d’un monde à l’autre : bien sûr, le poème est tissé d’histoires, et sans cesse la poésie s’invite dans l’archive – mais c’est toute la vie et une expérience physique, émotionnelle et mémorielle, que permet de raconter ce dispositif poétique.
Dans Zone perdue, le poème ne joue pas un rôle de ponctuation mais de porte d’entrée, de rythmique qui enclenche la lecture, avec son balancement particulier, qui est aussi celui de la marche, du pas singulier de celui qui écrit et que nous suivons. Quand bien même il anime des souvenirs, il est du côté de la présence, et, en tous cas, du présent.
Les auteurs
François Bordes, né en 1973, est écrivain et historien. Docteur en histoire contemporaine du Centre d’histoire de sciences-po, il est directeur de la recherche à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC). Il a publié trois ouvrages poétiques et deux essais historiques ainsi que de nombreux articles dans différentes revues (Cités, Commentaire, L’Étrangère, Europe, Hippocampe, Nunc, La Revue des revues, La Revue de synthèse, Secousse ou Vingtième siècle). Membre du comité de rédaction de Phoenix, il a coordonné les dossiers consacrés à Jacques Lèbre, Titos Patrikios et Étienne Faure. Il écrit régulièrement des notes de lecture dans artpress, La Revue du MAUSS et En attendant Nadeau. Outre cosa et Zone perdue, il a publié : Rien sur les nomades, photographie d’Alex Bianchi (Les Petites allées, 2022) ; La Dénoyée (Nunc/Corlevour, 2019) ; La Canne à pêche de George Orwell, (Nunc/Corlevour, 2018) ; Kostas Papaïoannou. Les idées contre le néant, (La Bibliothèque, 2015) ; Le Logis des passants de peu de biens (Corlevour, 2015, prix Charles Vildrac de poésie de la SGDL).
Photo : Anne Mulpas, DR
Presse
Stéphane Bataillon, La Croix
Raphaël Corruble, Études
Étienne Faure, Esprit
Jacques Henric, Artpress
Anne Mulpas, Phoenix
Roger-Yves Roche, En attendant Nadeau
Éric Pessan (note extraite de sa page Facebook) :
Zone perdue est un projet perecquien (décidément, Perec est partout) : faire le portrait d’une rue, la rue Mathis (dans le 19e, quartier de La Villette), quelque chose qui puise ses sources tout à la fois dans Espèces d’espaces et dans la Tentative d’épuisement d’un lieu parisien. Seulement, Zone perdue est aussi un livre intime, une façon d’adosser son autobiographie à celle d’une rue, de se raconter en racontant la ville, d’évoquer l’architecture, l’urbanisme, mais aussi les souvenirs enchâssés dans le paysage, les visages entrevus, les destins croisés, les jeunes gens passés par « la boîte à miracle » où le narrateur a enseigné, les migrants échoués là, la vie, les joies, les peines.
Passant du poème à la prose, François Bordes tisse un portrait sensible, émouvant, terriblement touchant d’une rue et des vies passées par cette rue. J’ai commencé à lire ce livre avec une petite réserve (j’avais peur d’un énième exercice perecquien, justement) et je me lui laissé prendre à l’émotion. Peu importe que l’on situe ou non la rue Mathis sur une carte, ce qui se joue là est universel. Et j’ai envie de finir cette chronique en citant les quatre derniers vers de l’ouvrage :
Tu traverses la rue voilà
Le monde est là oui il existe
J’y ai zété cela existe
C’est du réel que tout cela.