Un siècle de femmes

Qu’est-ce qu’être une femme dans un petit village rural avant la Grande Guerre, puis dans les décennies suivantes, puis enfin dans la grande modernité ?
Ce qu’on pourrait imaginer être le chant « glorieux » vers la liberté et l’émancipation se révèle plus nuancé que prévu. La demande légitime d’égalité n’a-t-elle pas mené ces héroïnes vers une aliénation plus subtile et plus radicale qu’auparavant ? Suivre Émilienne, Colette et Nathalie dans leurs destinées respectives, c’est tenter de comprendre une époque où le vide est possiblement le grand tout.

Date de publication : 7 avril 2023
Format : 14 x 22 cm
Poids : 240 gr.
Nombre de pages : 160
ISBN : 978-2-85035-110-5
Prix : 20 €

Le XXe siècle est sans aucun doute le siècle des femmes. En l’espace d’une petite centaine d’années le statut social et juridique de ces dernières a connu une révolution inimaginable. Droit de vote, droit d’inscription à l’université, droit d’exercer une activité professionnelle sans le consentement de son mari, droit de gérer son compte bancaire, contraception, autorité parentale conjointe, avortement, la liberté a saisi la « seconde » part de l’humanité dans toutes ses composantes.
À travers le récit d’une lignée familiale, trois générations de femmes parcourent ces décennies décisives. D’un petit village des Landes où les jours de labeur s’égrènent entre courage et résignation, Marie et Émilienne accomplissent leur vie, tout est là depuis toujours et pourtant frémit le grand bouleversement, l’aspiration à autre chose que ce qui semble écrit.
Dans un temps où les soubresauts de l’Histoire signifient encore qu’il y a plus grand que soi, où Dieu demeure aimé ou craint, il n’y a pas de place pour organiser le bonheur de chacun, pas encore.
L’ère des trente glorieuses s’ouvre avec la fin de la deuxième grande guerre. Les filles et petites-filles d’Émilienne quitteront le monde que l’on avait cru immuable pour se lancer à corps perdu dans une modernité qui dévorera tout. Colette et Nathalie seront les témoins actifs et consentants de la révolution en marche qui aura l’inestimable avantage de leur offrir une liberté sans reste, croient-elles.
Mais ce chemin légitime vers l’émancipation ne se révèle-t-il pas moins évident que prévu ?
La mise sous tutelle des femmes, autrefois inscrite au cœur du Code civil a peut-être laissé place à une servitude plus subtile et plus radicale.
Née au milieu du siècle, Colette est la figure centrale du basculement, elle est la pionnière de ce nouveau monde où tout semble désormais possible. Fière du chemin parcouru, elle approuve sans sourciller l’idée que l’indépendance témoigne de toute vie réussie sans voir son corolaire : pour le plus grand bonheur du marché, l’affirmation de soi et de ses désirs deviennent le credo des temps modernes. Nathalie, qui achève la lignée, l’expérimentera plus que tout autre, jusqu’à l’absurde.

Les auteurs

Mathilde Ribot dirige les éditions Manucius. Elle vit à Biarritz. Un siècle de femmes est son premier livre.

Presse

Agnès Mannooretonil, RCF, émission “Effervescence » [à partir de la 36e minute]
Anna Musso, L’Humanité
Jérôme Thélot, Europe

Thélot / Ribot / Europe

Extraits

Colette Dupouy est née le 12 mars 1945 à Azur des Landes, village où sont également nés ses arrières-grands-parents, ses grands-parents et ses parents. Peut-être que l’on peut remonter encore plus haut, plus loin dans la généalogie et on trouverait que les ancêtres ont tous vu le jour dans ce même périmètre. Et c’est possible car cette terre désolée de France est inerte, on n’en part pas, pas plus que l’on ne s’y établit. Les mêmes familles sont là, échouées depuis un bon moment à tenter de vivre, tant la vie y est rude.
En 1945, ce n’est pourtant plus le cas. Les conditions d’existence se sont singulièrement améliorées et Colette, deuxième fille d’Émilienne et Louis Dupouy, va l’expérimenter plus que tout autre jusqu’ici dans sa lignée. Elle a la chance de naître dans une période qui s’annonce dorée, mais cela, personne ne le sait encore.
Colette paraît dans un foyer malheureux, de parents mal assortis qui manifestent l’un à l’égard de l’autre indifférence et rancœurs. Sa mère l’a enfantée dans la chambre conjugale sans difficulté mais avec dégoût. Émilienne sait depuis toujours qu’elle n’est pas faite pour être mère et lorsqu’après ces quelques heures animales passées à expulser cette part qui lui reste étrangère, elle ne peut s’empêcher de ne voir en cet enfant qu’une forme sanglante et vagissante. Prétextant fatigue et épuisement, elle demande à ce qu’on éloigne le nourrisson dans les plus brefs délais.
Colette ne connaît donc pas des débuts sous les yeux énamourés de ses parents. Louis est déçu car il souhaitait un garçon. Malgré tout, il accueille sa seconde fille avec un peu de joie, renforcée par celle sans reste de la famille, les grands-parents sont radieux, les oncles et tantes aussi, il est heureux qu’un « petit » soit là, il annonce l’espoir puisque la guerre se termine.

*

On ne naît pas impunément sous le regard froid de sa mère.
C’est une époque où l’on ne sait rien des nouveau-nés, ils ne sont que des êtres en devenir, faits pour être éduqués, élevés au sein d’un milieu qui a tous pouvoirs sur lui. C’est ainsi.
Le jour de la naissance de Colette, personne n’a pensé que le refus obstiné d’Émilienne à prendre son enfant dans ses bras pouvait prêter à conséquence. Les femmes de la famille, Marie, Lucie, se sont penchées sur Colette avec de grands sourires et l’ont aimée, tout naturellement.
Mais les débuts sont parfois décisifs ou augurent de quelque chose qui détermine une vie entière.
On peut dire qu’il en sera ainsi pour Colette mais tout ne s’est pas joué là, en ce jour pluvieux de mars. Il reste quelques années à passer pour solidifier ce qui s’est manifesté dès les premières heures.

*

Puisque sa mère ne l’aimait pas, il fallait décider que d’autres tenaient à elle. Colette jeta donc son dévolu sur Louis, son père, en pensant qu’il avait toutes les qualités, qu’il était beau et fort, qu’il s’occupait d’elle, qu’il pensait à elle, qu’il serait là pour consoler ses chagrins d’enfant, aussi démesurés que fugaces. Elle cherchait sa compagnie, le questionnait sans cesse sur ce qui s’imposait à ses jeunes yeux, toutes ces nouveautés, qu’il fallait désigner par des mots.
Louis, qui n’avait pas l’habitude de causer, fut attendri par cette fillette si vive qui le regardait comme un trésor. Il prit plaisir à lui enseigner les choses qu’il savait et Colette devint effectivement sa préférée.
Elle pensa que son père avait fait le choix de la distinguer mais on peut imaginer que c’est elle qui fut à l’initiative de cette reconnaissance. Faute de mère, elle engagea Louis à se tenir auprès d’elle et il en fut ainsi. Père et fille développèrent une complicité, qui unissait seulement deux âmes mal-aimées.
Colette bâtit son enfance sur cette croyance, mais cela n’était peut-être pas si limpide. Louis buvait, parlait peu, se cachait. S’il est vrai qu’il accorda un peu plus d’attention à Colette qu’à ses autres filles, cela fut malgré tout avec parcimonie, loin des rêves de Colette qui sut se satisfaire de ce fil ténu d’amour. C’était ça ou peut-être le désespoir. Cela fut cela, et l’enfant grandit avec la certitude inquiète d’une affection mutilée.
Mais il restait Marie et Lucie, les deux vestales du monde normal, qui veillaient sur elle et qui furent là, toujours, pour badigeonner ses genoux de mercurochrome, faire cuire des Merveilles et caresser machinalement son visage enfantin.

*

Émilienne s’occupa peu de ses deux aînées, néanmoins elle décida pour elles d’une chose guère commune à l’époque, leur liberté.
Elle fut intraitable sur l’école et ne leur fit pas envisager autre chose qu’une vie active, suffisamment payée pour ne dépendre de personne, sous entendu, d’un homme.
On peut dire avec facilité qu’ainsi, elle se libérait de ses propres entraves, qu’elle projetait sur ses filles un désir d’autonomie qu’elle n’avait pu satisfaire. C’est vrai, c’est peut-être aussi simple. On peut suggérer également qu’elle épousait avec un peu d’avance les soubresauts du monde à venir.
Peu importe, avec sa rudesse habituelle, elle engagea ses deux filles à penser indépendance sans autre alternative.

*

Mais pour l’heure, la jeune vie de Colette est tout emplie de jeux et de camaraderie. L’école d’Azur remplit son office, on y apprend à lire, à écrire, on y connaît des joies spontanées, immenses, et des déceptions toutes aussi excessives, à hauteur d’enfant. Rien de véritablement grave, rien qui ne retienne l’attention. Les journées sont souvent si belles. Les saisons rythment le temps de l’école, on observe avec attention le cycle des arbres. On court en récréation avec enthousiasme. On réfléchit aux problèmes posés par le maître, on mâchouille son crayon, on apprend des poésies.
Colette est bonne élève, ses dispositions sont réelles, elle affirme une facilité dans nombre de matières, elle continuera donc ses études au-delà du primaire.
Mais elle, qui est plutôt rieuse devient sombre.
Nous en sommes au moment où Émilienne déserte la maison pour celle de l’institutrice et tout alors se voile.
Comment supporter les coups domestiques et la honte tout autour de soi ?
Les camarades rient sous cape, se donnent des coups de coude, la connivence des moqueurs brise l’innocence de l’enfant.
On ne sait ce qui fut le plus dur pour Colette, le regard vindicatif de sa mère ou celui, si narquois, du voisinage ?

*

Des mois à endurer et puis Colette doit s’éloigner d’Azur pour entrer au collège. Celui-ci se trouve à treize kilomètres, dans un village à peine un peu plus grand mais qui apparaît à la très jeune fille si neuf, si vaste. Murat, c’est le bourg d’à côté et pourtant c’est un nouvel univers, inconnu et attrayant.
Le bus fait la route deux fois par jour, enlève Colette pour l’école où là-bas, elle est enfin libre, sans crainte.

*

Il faut noter l’indispensable, le décisif, pour la première fois, un membre de la famille quitte son village quelques heures pour revenir le soir.
Émilienne avait connu l’internat, loin, à Bayonne, ne revenant voir ses parents qu’aux vacances. Deux décennies plus tard, il paraît déjà naturel d’user quotidiennement d’un transport rapide qui emmène et ramène les enfants, chez eux, sans rupture. Il est tout aussi naturel que le collège s’installe dans des zones plus reculées. En somme, les besoins croissent et l’intendance suit, la modernité se rapproche, sans délaisser ceux qui semblaient hier les plus éloignés du centre. Ce sont les belles années.

*

À l’abri de sa mère, Colette suit les apprentissages avec ferveur, le collège est pour elle sa première expérience de « grande ». Elle est partie, un bon matin de rentrée, dans les douceurs précieuses du mois de septembre, quand la forêt sent encore les vacances, le sable de bruyère est si odorant qu’il ne peut être que le parfum de l’été, il est la chaleur, sa réverbération, il est son bruit aussi car les grillons n’ont pas fini leur ouvrage et chantent sans répit aussi longtemps que le soleil se manifeste. Ils sont invisibles mais leur présence est assourdissante, elle incite à la sieste, au bien-être des corps, malgré la peau qui tire un peu sous l’effet conjugué du bronzage et du sel de la mer, jamais loin.
Colette pense à cela, à Valette où elle a passé ces dernières semaines avec ses grands-parents, au calme, à distance d’Émilienne.
Peu à peu, la joie est revenue, et aujourd’hui, malgré l’inquiétude naturelle, propre à toute rentrée des classes, elle expérimente la solitude et le sentiment de liberté qui l’accompagne. En regardant les pins qui déroulent à travers la fenêtre du car, laissant aller le flux de ses pensées, Colette s’échappe. À son insu, elle reçoit toute la puissance de cette sensation et dans sa jeune existence, c’est un sentiment qui sera absolument déterminant.
La famille, ce si lourd fardeau à porter parfois ne sera pas toujours là à exercer son contrôle, l’affranchissement est donc possible.

*

Un minuscule trajet entre deux bourgades fut la clé d’accès au royaume de son être.
Colette vécut son entrée au collège dans un pur ravissement. Il y eut d’abord la découverte de Murat qui était un village très différent du sien. Plus proche de la Chalosse, il était au carrefour des multiples territoires landais, une frontière naturelle entre la forêt et la plaine, ou plutôt, la terre, la vraie, celle sur laquelle il est possible de cultiver l’essentiel.
Grâce à cette situation géographique, Murat avait développé une activité marchande bien plus importante que les villes voisines, il y avait un marché, des commerces, et une grande place où chacun devisait, monnayait, faisait des affaires. Il y avait un cœur de bourg où il était facile de se retrouver et le collège, majestueux, en constituait l’un des piliers.
Le bus stoppa son périple devant un portail, sous les très grands platanes de la place Gambetta.
Colette descendit les marches de l’autocar en suivant ses camarades, cartable à la main. Elle fut impressionnée par la solennité du bâtiment, le fer forgé de la grille et Monsieur Labat qui, béret sur la tête, surveillait d’un œil faussement sévère l’arrivée des élèves.

*

Tout est nouveau et tout semble grand et beau. Tout à coup, le centre s’est déporté, Azur, la maison, le familier, s’estompent. Le regard a changé le jour même de cette rentrée des classes pour rester fasciné à jamais par ce tableau originel d’un espace qui s’ouvre. Colette l’ignore, mais elle manifestera toujours à l’égard de Murat une espèce de révérence incongrue, témoin de l’empreinte impensable de son premier éblouissement et de son premier reniement. Murat a supplanté le village natal. Désormais, tout sera plus désirable ailleurs. Ailleurs que dans le berceau primitif.

Littératures

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