Dans ces plus de deux cents pages de vers libres et aériens, le lecteur circulera avec aisance entre monde des morts et des vivants, squelettes encore verts et filles bien en chair, monde du rêve et de l’éveil, fantaisie burlesque et cauchemar. Avec le narrateur, il traverse le temps vécu, tout à tour familial et mondain ; marche, danse, court, nage, vole presque : « La brise gonfle mon pantalon je marche en suspension ».
Mais ici l’on aime aussi et tue, poursuit et fuit, en bateau, vélo, car, ou train ; dialoguant au passage avec divers autres pittoresques auxquels on s’adresse, répond, qui s’apitoient, qu’on écoute ou réprimande. Et l’on slalome de ligne en ligne comme au long d’une partition musicale, dirigé vers le ciel pur du Nord et ses « marbrures roses écharpées de nuées ».
Âmes compassées s’abstenir : ce récit est un courant d’air, mi-blizzard mi-sirocco, qui saisit en raccourci, à partir du chatoiement de ses péripéties propres, l’errance et la quête de tout un chacun, rappelé, avec un sourire poli mais exigeant, à revenir d’urgence à lui-même.
(Claude Birman)
La prière d’insérer de MARC WETZEL :
Qu’on suppose des esprits lointains : ils connaissent à peine le mot « Terre », savent vaguement qu’il y a là-bas le plus périlleux et contrasté des havres de vie connus, mais n’ont aucune idée de son contenu. On voudrait alors leur donner rapidement, précisément, idée de ce que peut bien être un séjour terrestre. Eh bien, il suffirait de leur tendre L’Ile blanche.
Son auteur, aventureux par principe, se parle à lui-même depuis quatre décennies. Somnolent hyperactif, il n’erre pas – se borne à habiter l’égarement du monde ; en rien solitaire – ne dispose simplement pas de corps de rechange ; perd tout (ses papiers, ses proches, ses espadrilles, ses animaux mêmes), mais retrouve tout au final – car il a l’inconscient prodigue, et jamais n’abandonne son inconscient. Il va partout (à vélo, en taxi, en tortillard, en vol plané, en ferry, en 404), et partout cherche, et dans toutes les langues, le moyen de continuer ailleurs. Il n’a pas seulement l’âme nomade – quelque chose de lui est né avant toutes les frontières.
On l’accuse d’avoir jeté dans un étang des enfants dévorés ; il constate pisser par l’anus ; sa partenaire change de sexe en cours d’étreinte ; il ne décolle d’un parc public, à la force de triceps ailés, que pour effleurer les pointes de ses grilles ; on sert du bouillon de moules dans les michelines qu’il fréquente ; une « fille-chien » aux moignons putrides saute sur ses genoux, exigeant qu’il lui « racle la plante ». Parfois, il encaisse le plus cinglant des encouragements : « Vous irez loin si vous n’y êtes déjà parvenu ». Il n’oublie pas même de devenir pape (puisqu’il lui faut tout devenir) ; mais c’est pour se plaindre alors des courants d’air et des fourmis qui lui mangent les fesses, se divertir à deviner les touffes intimes d’adoratrices, ou discrètement écraser son mégot sous sa semelle. Chaque fois, il garde bien davantage que son sang-froid – à la fois surexposé (car le sommeil le livre à tout), et surprotégé (car il se réveillera de tout), se faufilant partout, tout lui arrive, absolument tout, et donc, aussi, très régulièrement le pire du pire. Il gobe tout – avec le sens professionnel d’une éponge – absorbant, assimilant et recrachant, dès que le réveil l’essore, le tout sensible du monde. Il rend, il restitue comme personne la tiédeur d’un crachat, le parfum d’une impasse, les « dents dispersées » d’un ancêtre. Il fait danser le « squelette parfumé » de sa grand-mère ; il nous engloutit avec lui pour « finir en dauphin pris dans l’hélice » d’un tanker.
Et les morts ressuscitent, à force d’être sans cesse par lui autrement compris, mieux visités. Car ce styliste produit plus d’endorphines qu’un derviche tourneur, et le blâmer de son inépuisable faconde serait comme reprocher son tintamarre à Shakespeare, ou à Rembrandt son indiscrétion.
Quant à L’Île Blanche, je ne sais pas plus que l’auteur ce qu’elle est ; mais on la devine, assez distinctement, deux ou trois fois, depuis les vitres des vedettes où nous embarque le capitaine de cette Odyssée.
Les auteurs
Bruno Krebs est né en 1953, entre Pont-Aven et Port-Manech. En 1971 il entreprend la rédaction du Voyage en barque. Une partie de ces 3 ou 4 mille récits brefs a été régulièrement publiée en revues ou sous forme de recueils, ces dernières années dans la collection « L’Arpenteur » chez Gallimard : Chute libre (2005), La Traversée nue (2009), Sans rive (2011). Leur forme a évolué, mais sans rupture ni s’éloigner du thème fondateur. Il a aussi publié Bill Evans live, portrait (2006), et très régulièrement collaboré à la revue « Théodore Balmoral ».
Monique Tello st née en 1958 à Oran ; elle vit à Poitiers. Elle a notamment exposé au musée Sainte-Croix de Poitiers, au centre d’art “Le Confort moderne” à Poitiers, au musée de Vendôme, au musée Faure à Chambéry, à la galerie Univer à Paris, à la galerie Lucette Herzog à Paris, etc. Un livre lui a été consacré aux éditions Le temps qu’il fait en 2005 : Monique Tello, obstinément peindre par Antoine Émaz. Un important article sur ses gravures (imprimées et éditées par l’atelier Pasnic) a été publié par “Les Nouvelles de l’estampe” (n° 193, mars 2004, texte de Ludovic Chevallet). Elle a illustré de ses gravures plusieurs ouvrages de Ludovic Degroote, François-Marie Deyrolle, Georges Guillain, Dominique Truco, Bernard Vargaftig.
Des peintures sur le site de sa galerie, et des gravures.
Documents (entretiens, conférence d’Alberto Manguel…) sur son exposition à Poitiers en 2013.
Un dossier a été consacré à sa peinture dans le n°1 de la revue « L’Atelier contemporain », pour lequel elle a créé une gravure.
Presse
Depuis Raison perdue en 1996, Bruno Krebs poursuit son exploration de la vie en rêves. On notera l’évolution des sous-titres : « récits » pour les premiers livres, « fragments » ensuite, et pour cet ouvrage, « poésie ». Si le dispositif varie peu, une forme de bascule dès la première page à travers le miroir ou derrière les portes d’ivoire ou de corne, l’écriture bouge au fil des livres de la prose à une forme hybride de prose coupée ou de verset puis, ici, au vers libre assez long non ponctué. L’attention aux sonorités reste la même, mais cela entraîne un changement de rythme : d’une nonchalance souple, presque somnolente, comme ouatée, on passe à un rythme plus rapide, nerveux, parfois rugueux d’ellipses. Par contre, l’élan ne se dément pas sur deux cents pages : les séquences de rêve s’enchaînent avec des séparations à peine marquées, sans ordre perceptible (pas de dates ou de titres ou de chapitres…), dans une incohérence somme toute logique des lieux, des personnages, des situations. Le lecteur est embarqué avec le « je » dans une odyssée aux multiples trajets et aventures dramatiques ou loufoques, jouissives ou oppressantes. Une œuvre à part, solitaire, remarquable.
ANTOINE EMAZ (« CCP »)
Lecture de FRÉDÉRIC VALABRÈGUE, « Poezibao »
Extraits
mer frigide longue jetée noire
deux trois cargos amarrés
tendent leurs câbles
pâtés en boîte chips et petits pains
rayons obscurs javellisés on piétine
chacun déballe ses devises
les caissières sortent leurs calculettes
fin de journée elles aussi ont pris leurs billets
grand week-end et croisière en perspective
la passerelle mène droit au salon avant
plafonds bas il faut pencher la tête
les fauteuils les tôles tremblent par à-coups
le quai sa muraille s’écartent déjà coques et moules
longues guirlandes d’algues noires
tant de monde nos haleines embuent les vitres
je trébuche m’affale sur une fille entre ses genoux
glisse mes jambes puis mes fesses sur le siège mitoyen
les uns les autres s’interpellent momentanément séparés
la fille fait des mots croisés je m’y plonge aussi
la grille ses définitions
m’alourdissent les paupières
j’effleure son épaule du menton
l’île blanche à peine quitté l’estuaire on l’aperçoit
une haie de pins au sud file débordée
puis les roches rousses du cap
île blanche argentée
vagues brisées inaudibles
les machines labourent un courant ici plus sombre
l’île suspendue danse à l’horizon
rien d’autre après
juste le ciel les flots pailletés
et l’île recule brume légère se fond
s’efface indistincte
j’aurai pris le mauvais navire
des récifs passent livides sous le guano
la houle se creuse asperge les hublots
j’écluse un yaourt avec le doigt
épluche une orange m’essuie la main contre mon pantalon
mer trop forte à présent portes verrouillées
interdisent de gagner le pont
des religieuses papotent avec les caissières
je sors mon vieux policier pages jaunies pelucheuses
coups de théâtre sanguinaires règlements de compte
j’ai beau les connaître chaque fois sursaute
////////////
longues tables et nappes blanches
portes-fenêtres donnant sur le parc
voyage retrouvailles nous ont déjà si fatigués
alors quand arrive un premier plat
tarte au tourteau crème fraîche
personne n’a déjà plus trop faim
sur l’estrade on a dévoilé la pièce montée
grande rumeur puis silence
cousin et cousine très enjoués annoncent leurs fiançailles
le fiancé nonchalant ouvre sa braguette pantalon noir lustré
la fiancée en extrait un gros chibre bandé
gland rose pâtissier
puis en deux temps trois vifs mouvements de poignet
en extrait un furieux jet de semence
lequel au lieu d’arroser le gâteau comme prévu
j’imagine asperge le tableau de maître accroché en arrière-plan
une toile de mon père nombre d’or trois mètres sur quatre
barres schisteuses lignes turquoise alternées
tous nous observons ahuris la performance
le sperme qui redescend se ramifie peu à peu
dessinant son arbre généalogique
selon les accidents le grain de la matière
grand-père ne pipe mot bouche bée plisse le front
écarquillant les yeux derrière ses lunettes dorées
grand-mère près de moi émet un petit rire commente doucement
look at all the jism they’ve spitted on the painting
tout le foutre craché sur la peinture
son anglais lui revenant morte du college for girls de Scutari
ricane coquine en dépit de sa faiblesse et maigreur extrêmes
indigné je me lève et gravissant les marches
houspille cousins et neveux vous n’avez donc nulle honte
un tableau qui vaudra bientôt des millions un trésor national
votre héritage notre patrimoine à tous
ils contemplent la toile un peu gênés
ça représente quoi demande le plus jeune
et il s’appelle comment ce crétin j’enchaîne
à quoi un oncle me répond tristement
celui-là toujours son nom m’échappe
enfin l’aîné décrète pas grave on va lessiver au savon
un autre se récrie jamais le savon n’effacera le foutre
il faut du détachant boulangerie pas loin encore ouverte
elle fait droguerie également
quand la grand-mère soudain réagit fulminant
bande de chenapans et d’ingrats qui jamais ne venez nous visiter
elle parle de l’hôpital du mouroir où comme moi chacun se dit
qu’il y passera la semaine suivante
puis laissant passer les semaines et les mois
plus personne ne sait plus vraiment s’ils vivent encore
depuis le temps des années maintenant