« Tout dépend de l’instant. C’est lui qui détermine la vie. » C’est sous le signe de cette phrase fulgurante de Franz Kafka, le « Loup de Bohème » comme il le nomme, que se place L’Horizon d’un instant de Pierre Cendors. Cela dit une volonté d’intensifier chaque instant de notre vie errante à travers les bruissements cosmiques : « Ne cherchons pas à quitter l’instant avant que n’advienne son incandescence. Laissons en nous son gisement continûment s’accroître. »
L’horizon d’un instant témoigne d’une grande attention aux présences terrestres, et d’un acte poétique incarné, jour après jour, durant plusieurs mois, dans un site montagneux, au contact des forces muettes du vivant. Muettes, bien que parlantes à qui se laisse traverser de leurs murmures sauvages. Cela demande un décentrement du regard et de l’écoute : « Prêter une intense écoute aux présences non humaines : celle des hordes nuageuses au-dessus des terres, celles des pierres, des sources et des forêts massées au sol, que cingle inépuisablement l’averse des lumières. »
Pour laisser passer ces hordes nuageuses, ces averses lumineuses, ces nuits anciennes entre les lignes, Pierre Cendors joue avec l’étendue blanche des pages, qui devient une image de l’immensité silencieuse. Comme une lueur dans ces espaces vierges, un dialogue entre deux voix intérieures se noue. L’une murmure par exemple : « Une montagne blanchie par la nouvelle neige. L’ombre d’un nuage glissant sur un versant. Des vents errants s’entrecroisant sur la lande embrumée. » Et l’autre répond : « Seul nous parle ce qui est sans parole. »
Pour saisir quelque chose des paroles sans paroles soufflées dans les espaces sauvages, la prose poétique de Pierre Cendors suit une ligne tremblante, errante, spiralée.
Elle nous enseigne à ne rien attendre, ne rien prévoir, à tourbillonner, s’élever avec chaque instant libéré des logiques temporelles ordinaires : « Nous n’irons plus loin sans d’abord nous arrêter au pied des cimes de cet instant. Laissons l’instant, tout instant, se hausser à son altitude d’astre dans l’immobilité respirante d’une présence. »
Les auteurs
Franco-irlandais, né en 1968, Pierre Cendors s’attache, de livre en livre, à capter un langage poétique, plus ancien et plus vivifiant que la parole, un langage qui n’est pas seulement humain, mais ouvert à la vie élémentaire, au terrestre, à l’écoute d’une primordialité ardente, qui est à l’homme ce que les espaces sauvages sont à l’animal. Il vit en Tchéquie. Il est l’auteur de romans (derniers titres parus : L’Homme-nuit, Quidam, 2023 ; L’Énigmaire, Quidam, 2021 ; Silens Moon, Le Tripode, 2019 ; Vie posthume d’Edward Markham, Le Tripode, 2018 ; Minuit en mon silence, Le Tripode, 2017), de récits (L’Invisible dehors, Isolato, 2015), de nouvelles (Exil Exit, La Part commune, 2014) et de poèmes (Les Hauts Bois, Isolato, 2013).
Claire Chesnier est peintre et auteure. Après une formation de danseuse classique et contemporaine, elle intègre l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris et la Sorbonne d’où elle sort diplômée en 2011 et obtient le grade de Docteure en Arts et Sciences de l’Art en 2018. Lauréate de plusieurs prix (Prix agnès b., Prix Fondation François Schneider Fondation de France, Prix Fénéon de la Chancellerie des Universités…) ses peintures sont exposées en France et à l’étranger dans des centres d’Art, des musées ou des FRAC et font partie de diverses collections privées et publiques (la Fab. Collection agnès b., FRAC Auvergne, Musée Paul Dini, Ville de Vitry-sur-Seine/MacVal…) Elle travaille en collaboration avec la Galerie Ceysson & Bénétière (Paris, New York, Luxembourg, Genève, Lyon, Saint-Étienne).
Site de Claire Chesnier.
Presse
Patrick Corneau, Le Lorgnon mélancolique
Laurent Fassin, Poesibao
Fabien Ribery, L’Intervalle
Extraits
J’écris comme j’avance à travers champs, en chemin vers la forêt. Je quitte la maison de l’homme ; je délaisse ses routes, l’affairement de son pas. Me déleste de sa trop pesante saisie du monde. Chaque foulée, en m’éloignant peu à peu de sa société, m’entraîne là, où celle-ci n’a "rien à faire", là, dans une aire non-utilitaire de l’être, dans une zone frontalière originelle. Là, où l’on surprend – rafraîchi – la vie grandir silencieusement en présence.
L’homme nomme cette vagrance du langage : littérature. Littératage eût mieux convenu. Littératage au sens où l’entendait Beckett : "être un artiste est échouer comme nul autre n’ose échouer [...] l’échec constitue son univers et son refus désertion, arts et métiers, ménage bien tenu, vivre." Littératage pour dire la nécessité vitale qu’il y a à savoir rater la cible en paille que la société nous enseigne, dès l’enfance, arc et flèches en main, à clouer sur notre vie.
Comment exprimer l’urgence de ce ratage quand il s’agit surtout de ne pas figer – en nul point régnant de son vol – ce qui prenant souffle et élan en nous, ouvre plus que les voies respiratoires de l’archer, dans son grand rapport avec l’instant : chaque instant : cet instant... en voyage dans l’inconnu ?