La découverte des peintures de la Préhistoire s’est accompagnée du sentiment très puissant d’assister à une apparition. Cet enchantement a culminé avec la grotte de Lascaux puis avec celle de Chauvet, mais l’éblouissement qui continue d’envelopper les peintures laisse sur nos yeux une taie, semblable à un point aveugle, qui ne s’est toujours pas dissipée. Il est vrai que les préhistoriens ont concentré leur attention, non sur ce geste si novateur de rendre visible le monde sous la forme de figures, mais sur les usages supposés de ces premières images : être un passe-temps décoratif ou une tentative d’infléchir le succès de la chasse par « la magie sympathique » ; représenter une mythologie, faite de couples d’animaux incarnant une conception sexuée du monde ou encore, être un rituel chamanique de contact religieux. Mais la question de la genèse du dessin demeure entière et, tout environnés que nous sommes par les images, nous avons perdu de vue que cette invention est un prodigieux saut de pensée. Synthétiser une forme ou un être vivant en quelques traits qui saisissent leur apparence est une opération intellectuelle d’une folle portée. Quel a pu être le désir, si patiemment poursuivi, qui a conduit à la naissance de cet art ? De la pensée qui s’est ainsi haussée jusqu’au dessin, peut-on reprendre le trajet ? Le geste du regard est l’hypothèse de son acheminement vers la figure.
(1ère édition : mars 2017 / ISBN 979-10-92444-52-0 / épuisée)
Les auteurs
Renaud Ego est l’auteur d’une œuvre ouverte au jeu des genres qui composent la littérature. Parmi la douzaine de livres qu’il a écrits, figurent des récits comme Une légende des yeux (Actes sud, 2010), des poèmes, Le Désastre d’éden (Paroles d’Aube, 1995), La réalité n’a rien à voir (Le Castor Austral, 2006) et des essais sur la littérature comme L’Arpent du poème (Jean-Michel Place, 2002), l’architecture, S’il y a lieu (CRLFC, 2002) ou l’art comme San, art rupestre d’Afrique australe (Adam Biro, 2000), L’atelier de Jean Arp et Sophie Taeuber (Édition des Cendres, 2012), ou L’Animal voyant (Errance, 2015). Il est aussi l’introducteur en France du poète suédois Tomas Tranströmer, lauréat du prix Nobel, dont il a préfacé les œuvres complètes (Gallimard, 2004).
Presse
Articles de Didier Ayres (« La cause littéraire »), Jean-Paul Gavard-Perret (« Carnet d’art »), Philippe-Emmanuel Krautter (« Lexnews »), Pedro Lima (« Hominidés »), Fabien Ribery (« L’Intervalle »), François Xavier (« Le Salon littéraire »).
Articles de Richard Blin (« Le Matricule des anges »), Bernadette Engel-Roux (« Europe ») > voir fichier PDF ci-après.
Extraits
Le jour où les œuvres de la préhistoire sont entrées dans mon existence, j’ai reçu leur abîme de temps, avec le même sentiment de vertige qui les avait fait admirer quand, au tournant du XIXe siècle, s’était effondré le plancher grec, égyptien ou mésopotamien sur lequel on croyait solidement se tenir. Elles me révélaient une humanité qui commerçait avec l’utérus de la terre, avait le feu pour énergie et, pour lumière, un rêve animal dont elles nous adressaient la dévotion et le faste. Quant à la pensée qui s’était ainsi haussée jusqu’à la peinture et la sculpture, nous ne savions rien de son trajet. Le geste du regard est l’hypothèse de son chemin vers la figure.
Une apparition
La découverte des plus anciennes peintures de notre histoire s’est accompagnée du sentiment très puissant d’assister à une apparition. Rien n’avait préparé les hommes de la fin du XIXe siècle à les recevoir. Il fallut que leurs yeux se dessillent et se disposent à envisager qu’ils se tenaient devant la levée d’une humanité extraordinairement reculée. Auparavant, il était arrivé qu’on regarde ces peintures mais sans les voir, comme ce fut le cas dans l’immense souterrain de Rouffignac ou dans celui de Niaux, où des badauds se rendaient depuis le XVIIe siècle sans prêter attention aux images, même quand ils les surchargeaient d’un graffiti signalant leur passage en ces lieux. Pareillement, on refusa de voir autre chose que les crayonnages d’un paganisme campagnard quand, en 1879, les grands bisons rouges et noirs d’Alatamira furent mis au jour par une enfant de huit ans qui, levant les yeux vers le plafond de la grotte, s’écria à l’adresse de son père, Marcelino Sanz de Sautuola, « Mira, toros ! » Si cette scène inaugurale a tout d’une révélation et même d’une annonciation, en raison du rôle joué par une enfant dans ce dévoilement initial, l’incrédulité qui l’accueillit relève quant à elle d’un aveuglement ou, disons, d’une impossibilité mentale à penser l’ancienneté de telles peintures. D’ailleurs, on alla jusqu’à accuser Sanz de Sautuola d’être un faussaire et d’avoir engagé un artiste local pour peinturlurer la grotte de figures animales ! Quinze ans plus tard, ce scepticisme fut ébranlé par les preuves accumulées par Emile Rivière de la réalité d’un art préhistorique, lors de son étude de la grotte de la Mouthe. Une frénésie de recherches débuta et une même stupéfaction enthousiaste accompagna la découverte, en un laps de temps très court, des grottes ornées de Beideilhac, de El Castillo, des Combarelles, de Font-de-Gaume, des Trois Frères, du Tuc d’Audoubert, du Pech-Merle ou de Niaux. L’enchantement culmina, bien sûr, avec celle de Lascaux en 1940, puis en 1994, de Chauvet. Pourtant, la reconduction d’un même éblouissement enveloppait chaque fois les images, laissant dans nos yeux et notre pensée une taie semblable à un point aveugle qui ne s’est toujours pas dissipée. Le surgissement de ces peintures reste un mystère.
Au cours des dernières décennies, le cadre archéologique de cette histoire a été bouleversé : d’abord, les datations effectuées dans la grotte Chauvet ont contribué à faire éclater la chronologie, tacitement acceptée, de l’émergence des images graphiques et des phases de leur développement. Son extraordinaire richesse et son ancienneté ont éclipsé d’autres découvertes, récentes elles aussi, comme celle de l’art de plein air de Foz Côa, au Portugal, des grottes de Cussac, en Dordogne, de Fumane, en Italie, de Coliboaia, en Roumanie, ou encore de la plus vieille statuette féminine connue, à Hohle Fels, en Allemagne. Mais toutes ont contribué à changer notre regard. Il a fallu reculer de quinze ou vingt mille ans le moment, sinon de la naissance d’un art figuratif, tout au moins de son épanouissement et de sa pleine maîtrise. Ensuite le paradigme explicatif qui faisait autorité a lui aussi commencé à vaciller. On admettait jusqu’à lors que l’apparition de ces images coïncidait avec celle d’un homme moderne, cet Homo sapiens dont l’anatomie et les capacités intellectuelles étaient très semblables aux nôtres. On le supposait être arrivé d’Afrique et s’être rapidement installé en Europe, vers - 50 000 ans, et c’est à son intelligence qu’on attribuait l’éclosion de l’art. Il y aurait donc eu une conjonction entre sa modernité anatomique et la modernité culturelle dont ces peintures et d’autres objets étaient l’expression. Sans pour autant l’invalider, nombre de faits archéologiques sont venus relativiser ce schéma et, avec lui, l’idée d’un surgissement brutal, presque ex nihilo, des images.
Dans la lignée de ces évolutions récentes, mon propos visera à réfléchir selon une autre perspective l’avènement de la figure graphique. Je retracerai ainsi la longue durée de sa « pré-histoire », en gardant à l’esprit que la rareté des sources, leur dispersion dans l’espace et surtout les fantastiques échelles temporelles d’une telle évolution rendent tout à fait précaire l’idée même d’histoire, avec ses enchainements repérables de causes et d’effets. Il n’y a pas toujours eu de continuité ni de progression linéaire mais, sur une très longue période, plusieurs éclosions successives de foyers culturels ayant développé des savoirs, des gestes, des outils puis, peu à peu, des comportements symboliques. Aux alentours de - 40 000 ans, de tels foyers atteignent en Europe un degré inédit de raffinement et de maîtrise, dans ce bourgeonnement de civilisation qui accompagne les premières figures. En suivant une série d’indices, je proposerai ici une généalogie possible des images graphiques (ou tracés), où je distinguerai sous le nom de « tracés non iconiques » ce que la littérature préhistorique désigne le plus souvent sous le nom de « signes », de « signes abstraits » voire de « décors », et sous celui de « tracés iconiques » ce qu’on appelle des « figures ». En tant qu’ils sont intentionnels ou motivés, ces tracés se distinguent des traces qui sont, pour leur part, non intentionnelles. La division entre tracés non iconiques et iconiques demanderait, elle aussi, à être relativisée, cependant, ce sont bien les figures et leur singularité ontologique dont je tenterai ici d’expliquer l’avènement.