Ils peignent des mondes — j’écris dans la résonance…
Aux figures et remous que dans l’espace gagné sur le brouillon immergé des sensations la Peinture réin-vente, répondent ici, poreuse chambre d’échos, les mots : appelés par les vibrations silencieuses du monde peint, ils s’exposent en son nom, ouvrent un espace de voix qui, pareillement assoiffées de réalité, inscrivent leurs matières opaques ou transparentes, s’imprègnent de ces espaces émus, des mystiques rivages de la couleur, prolongent la peinture et résonnent, résonnent, sont comme son Ombre.
Essais sur Jean Bazaine, Colette Brunschwig, Jean-Pierre Corme, Gilles du Bouchet, Denise Esteban, Alberto Giacometti, Josef Sima, Nicolas de Staël, Pierre Tal-Coat, Raoul Ubac, Bram Van Velde.
Avec une gravure originale de Gilles du Bouchet.
Ouvrage publié avec le concours du CNL.
Les auteurs
Jean-Claude Schneider, né en 1936, a publié de la poésie (À travers la durée, Fata Morgana, 1975 ; Dans le tremblement, Flammarion, 1992 ; Courants, Atelier La Feugraie, 1997 ; Si je t’oublie, la terre, La Lettre volée, 2005 ; Corde, Apogée, 2007 ; Là qui reste, Fissile, 2012), des traductions de l’allemand et du russe (Hölderlin, Hofmannsthal, Kleist, Walser, Mandelstam) et des essais (Ce qui bruit d’entre les mots, La Lettre volée, 1998 ; Entretien sur Celan, Apogée, 2002). Il fut secrétaire de rédaction de la revue « Argile ».
Bio-bibliographie de JCS.
JCS a participé au n°1 de la revue « L’Atelier contemporain ».
Presse
Notes de lecture par :
Philippe Chauché (« La cause littéraire »),
Jean-Paul Gavard-Perret (« Le littéraire.com »),
Vianney Lacombe (« CCP »),
Monique Pétillon (« CCP »),
Philippe du Vignal (« Théâtre du blog »).
Extraits
L’éclaircie
On s’attarde. On fait les quelques pas qui contournent ces masses de pierre gouvernée. Les parois développant leur syntaxe et les volumes devenus musique, on en mesure le nombre, tandis que la respiration des grains immobiles arrête le regard au flanc d’un précipice qu’il ne se lasserait pas d’interroger, comme s’éternise dans en vol, dans sa tombe, un certain plongeur. On s’éloigne des temples. Par bonheur il y a ici l’espacement circonscrit des architectures à l’intérieur du paysage, et dans le repos qui survient de l’une à l’autre on regagne un habituel flottement à la superficie de l’air.
D’autres fois, pour suivre mentalement un itinéraire plus subtil que celui des pas, plutôt que d’assister aux modulations de l’ombre et du jour sur les strophes de pierre, on retourne rêver devant des peintures. Le désordre de l’atelier n’est là que pour hâter leur germination ; et les quatre bords qui se refusent à limiter ici leur surface semblent affirmer qu’on ne pourra pas se perdre. Tendues comme elles sont au milieu des apparences, afin d’en saisir l’esprit plus que la forme, elles les cernent d’une lumière, on dirait, plus serrée, mouvante ; et déjà les empâtements où l’ongle a comme labouré la matière se soulèvent, se creusent ; ce qu’on croyait installé pour longtemps dans son rythme, part à la dérive, différé avec la houle hasardeuse des instants dont je suis, à titre provisoire, la somme interminable.
Je cherche à dessiner un cheminement qui ne se répète jamais le même, à inscrire une trace proche de l’effacement. J’ébauche des assises plus stables pour les fondements guère établis du réel. Les quelques secondes que demeure suspendue la poussière au-dessus du poêle, loin des boursouflures du moi, je déloge l’éclair et sa flagrante nudité. Qui m’absout jusqu’à la chute chaque fois imminente.
Mais, passée la plénitude, l’écrire. Parler dans la complicité prolongée des choses, en oubliant l’illusion du savoir. Mêler à l’encre un rien de ce tremblement qui viendrait colorer la voix, si on avait encore une voix dans cette caverne où on attend du même souffle puisé pour vivre qu’il fasse vibrer l’air, qu’il infléchisse l’espace. La goutter est perdue au nœud de l’être, infime sans doute, mais par quoi l’horizon tout à coup s’est trouvé investi. Reste un silence qu’on garde sous la langue, comme l’obole des morts, qu’on porte à travers le murmure des jours, de peur que les paroles ne gèlent dans l’inhospitalité du dehors.
Risqué ici par le glissement de la plume, qui voudrait faire table rase de toute racine, séché à l’air du temps, avant d’être lâché là-bas, au bout de la distance, où il s’amplifie dans le recueillement de la lecture, au milieu de la chambre écoutant de tous les objets qui l’encombrent et peuplent le quotidien — de l’inconnu parle, ou le tente, à de l’inconnu.
Car ces chemins sont bordés d’évanouissements. Vies silencieuses, à nouveau vous habite votre mutisme de naissance. Paysages arpentés dans le déchirement de l’heure, voici que se ferme votre blessure. Visages éclairés de l’intérieur du miroir, le regard qui mendiait vos réponses ne capte que doutes, sourires, moues. Les dépôts s’accumulent, ligne à ligne, ombre sur ombre, dans les mines de la mémoire. Puis, sous la durée fragile du passage, pour peu que les saisons de l’âme se fassent complices, voici que se réveille ce lieu commun que, sans l’avoir jamais contemplé, on a immédiatement reconnu.
Un jour, sur le mur obstinément blanc, quand s’est meurtri à la longue le frêle pouvoir des mots, un regard s’attache à ce rectangle de toile. La lumière, tout le temps qu’elle lève ou décline, la lampe, quand la nuit allège les obsessions ou adoucit les ombres, y ont à la longue endormi nos interrogations. La vie qui change et se débat entre deux eaux, y prend soudain appui, creuse, met au jour ce qui s’y est tissé de nos deuils, de nos déboires, de nos audaces inabouties, chargeant d’une patine maintenant lisible un ciel en qui on a cru, lequel bombe à la lisière toute féminine de La Dune un vert dangereux et sourd, une présence que la disparition entièrement remplit.
« Pourquoi » demandait au tournant du siècle un questionneur de l’incommunicable, « pourquoi les couleurs ne seraient-elles pas sœurs des douleurs, puisque les unes comme les autres nous attirent dans l’éternel ? » Si la dépossession dont nous touchons parfois le fond au point que nous submerge la démence de tout laisser, si cette secousse de l’être nous dépose à deux pas de l’éternel, c’est peut-être d’abord à travers ceci : l’infini de la chute qui nous mêle au temps dans la minute où elle vient l’abolir. Mais la couleur ? Aux douleurs l’apparente ce qui double en elle l’accord fondamental. Car à la pigmentation du réel se mélange, pour y faire sourdre un infini de modulations, le retentissement trouble, au bout de la vision, de ce sentiment de tomber.
Ainsi, sur cette même petite toile encore, le ciel, jusqu’au fond glauque, jusqu’au fond miné, heureusement compensé par le sable largement balayé et plus vaste de la dune (plus vaste dans les seuls rapports où la peinture s’équilibre, et non, bien sûr, dans sa réalité de paysage), s’abaissant tout contre, au point que celle-ci par endroits, à son contact, se couvre d’une desquamation blanchâtre, gangrène qui aspire à se fondre dans l’anonymat du tout comme une menace déjà trop insistante.
Disant cela, qu’aurai-je retenu de ces teintes (de ces « douleurs ») qui puisse en faire sentir l’imminence ? Et, d’une manière générale, les mots sauvent-ils grand-chose des harmoniques subtiles et des nombres qui ordonnent le règne du visible ? Trop de vécu l’a nourri. Une trop longue mémoire l’a roulé dans les remous d’un temps sans bord. La patience du regard, depuis trop d’années, a pesé les gestes de l’air, capté les ruminations de l’eau, pénétré la lente poussière dont s’entoure le sensible au contact de notre tremblement. Puis les choses, aussi sans nous, existent, mènent en marge leur vie étrangère, que la physique même n’en finit pas de piéger. Elles pourraient à la rigueur se passer de nous, si nous n’avions ce besoin maladif de nous éprouver à elles, d’aménager un lieu d’homme au sein des apparences. N’en prenons pour preuve que ce signe : les œuvres qui ont la passion des choses commencent par nous éloigner d’elles. Elles détruisent une présence réelle pour combler par la rage de l’expression l’espace ainsi évidé de sa matière. Les choses existent, et je vis du même côté de la réalité qu’elles, tournant invariablement autour de leur forme close.
Au moins m’aura-t-elle, l’œuvre sur le mur, ou une autre de ses semblables, rattaché à la mortalité de chaque seconde qui me traverse, arraché à ma distraction. Ce qu’elle inscrit dans les plis d’un visage, dans une carnation qui palpite, dans tel paysage, malgré le repos qui en baigne les plans, si bien qu’on ne le sens plus vieillir, on y entend les déhiscences qu’opèrent d’invisibles et lentes érosions. En perpétuant le silence des natures qu’on dit mortes, l’artiste parafe de sa main l’impermanence de tout.
Une écume que des vents irrésolus retroussent à la surface d’un océan épais, voilà ce que nous ajoutons à ce que nous offre la vue, comme l’aile du papillon captif laisse aux doigts sa poudre. Et cela n’appartient qu’à nous. Une bave.
Emporter eux aussi par d’imprévisibles vents, les mots qu’on rêve d’identifier au mur de pierre sèche pris pour modèle. Tout résiste, ou se dérobe : revenu sur ses pas, l’œil ne distingue sur la page que touches appuyées, repentirs et abandons. À travers l’éboulis, les copies successives et leur effritement différé, c’est encore, qui nous nargue, le parcours morcelé d’une chute. Mais de sens inverse, remontant de dépression en aspérité, me rejetant tour à tour vers deux déchéances : écrivant, je m’enlise dans des méandres impondérables, et l’image dépérit ; méditant, me voici livré au bond, associé à l’éclair, incapable de pauses sur ce tracé qu’une pensée pulvérise.
Je l’ai longuement regardée, cette gravure : sinuosité de la ligne qui creuse le relief des nuées, hachures obliques de la pluie, l’eau recueille la lumière, l’humanise après l’orage qui s’éloigne, mais cruelle demeure la blancheur au-dessus des trois arbres. J’ignore ce qui survit dans l’air après le passage de l’oiseau, j’imagine que l’espace en est comme touché. Et là, fort de ce que la gravure m’aura appris, j’aborde le réel avec des yeux mieux préparés. Entre monde et moi la mémoire interpose, lacunaire, un dépôt que j’habite. Qui me désigne justement ce que dans le visible je cherchais, qui n’y figure pas, implicite seulement dans les rapports du champ à sa pente, du chemin de craie à l’ombre qu’il troue. Des interdits de parole.
Silence des œuvres dressées dans le regard. Qui dit l’indicible avec la complicité des apparences. Une dimension que l’écriture jamais ne connaîtra.
C’était à l’heure la plus cuisante de l’été. Après un martèlement de pluie ininterrompu auquel répondait la respiration haletante des vagues sur les galets dérangés, cependant que depuis des heures les nuages plombés se bousculaient contre le paquet noir, solide, de l’océan : soudain, la frange métallique des bourrelets de chair nébuleuse se déchire. L’éclaircie. La lumière lavée tombe sur la blancheur d’un galet devenu cri : un gond ; l’horizon tout autour s’articule, bascule. Deux, trois secondes volées à la ruée des masses. Une embolie de la conscience d’être parcelle de monde, puis la banalité d’un orage sur son déclin, avec retour au mélange connu de paix et d’inquiétude, mais l’envie de se jeter à genoux pour toucher des lèvres la terre. L’eau ruisselant sur le visage — mon visage à nouveau ? — comme bénédiction.
À travers ce qui nous est si largement donné, c’est toute la vieillesse du monde qui remonte. Elle fait craquer une écorce, cette peau durcie qui n’est que la taie d’yeux aveugles. Les repères sont inondés, les dimensions s’annulent. Durée. Les mots nous ont lâchés, archipels sonores d’images fascinées ou mendiantes, ronflantes ou ambiguës, cendre et poussière. On murmure : « goutte d’éternité… » Mais quelle goutte aurait assez de volume pour envahir l’espace, assez de vide autour d’elle ? Et c’est bien peu, en regard du temps, que cette halte au milieu du temps. Dans la chute immobile où j’étreins, nageur noyé, la détresse de tout mortel, tu n’es, parole, que résidu calciné, fumée, stèle commémorant l’inerte infini.
Formuler des silences, fixer des vertiges — certaine poésie l’a rêvé. L’a-t-elle de nouveau osé ? La peinture, oui, ce langage muet. Elle le fait chaque fois qu’elle fige des gestes de vie, qu’elle isole des fragments de matière, avec leur densité, avec le battement de l’instant qui les a livrés et repris. Ainsi perdure, dans une lumière qui les ronge, sous la poussière qui traduit leur méditation, le da-sein de quelques bouteilles mises en scène par une main pourtant terriblement humaine.
Auprès de quoi, l’amas des mots n’évoque que tel petit cimetière de campagne où la neige ensevelit les tombes, ensevelit la neige. Je les connais, ces tombes. Ce sont les vibrations recomposées dans la mémoire. Mais le ressouvenir, qui ne vient qu’après, est la forme dégradée de la présence.
Un gouffre se creuse avec l’espèce de mort par quoi s’achève la minute où une douceur mordorée a balancé la gravité d’un galet. Après le ciel, son récit. Ici, un sol, le sol ; là, une irrégularité dont peut juste s’émouvoir la monotonie des pas. Nous, regard vidé par le disparition.
Autre chose, la toile. Je me meus dans sa profondeur verticale ; modifié par une main invisible, je touche une matière, pèse la rencontre du chaud et du froid, passe du vide au plein.
Dehors, les apparences m’attendent. La chute aussi, je sais, mais le sensible n’est pas davantage épargné, et c’est l’unique chance : l’ivresse désespérante qui nous traverse ensemble, nous mêle, c’est l’indivisé, l’un et le multiple confondus dans la porosité du monde, seconde réalité. La lande s’altère avec ma progression sous des nuées qui me dépassent. Plus avant, avec la déclivité de la plage, le sable va répondre à la pression attentive des pas. De la bouche ne s’échappera plus, tout à l’heure, qu’une buée.