La peinture et le cri

Ce livre analyse en neuf chapitres une vingtaine de tableaux majeurs de la peinture européenne, chacun éclairant chaque autre, du XVe au XXe siècle. De Pollaiolo à Bacon, en passant par Botticelli, Raphaël, Caravage, Guido Reni, Poussin, Ribera, Giordano, Munch, et s’achevant par une sculpture de Mason, le développement chronologique élucide en son centre la pensée de Winckelmann et de Lessing, prohibition explicite de la figuration du cri. Il s’ensuit une conjecture sur l’origine de la peinture, dont la vérité peu à peu conquise s’énonce comme suit : l’origine de la peinture gît dans la violence, l’image provient d’un cri.
Une histoire inouïe apparaît alors. D’abord rare, de loin en loin figuré par d’audacieux maîtres, le cri en peinture décèle si ouvertement le fondement sacrificiel de toute représentation que sa proscription théorique à l’âge des Lumières n’a pas empêché son adoption élective par maints peintres « modernes ». Or cette exhibition du refoulé, où se montrent ensemble la puissance imageante de la violence et la puissance critique du cri, justifie la peinture comme conscience de soi.

Date de publication : 8 octobre 2021
Format : 16 x 20 cm
Poids : 450 gr.
Nombre de pages : 184
ISBN : 978-2-85035-060-3
Prix : 25 €

La peinture et le cri fait d’abord valoir un stimulant paradoxe, dont aucun livre ne s’est encore emparé. Art du silence, « chose muette », insurmontablement privée de voix, la peinture qui ne peut représenter le simple discours que par les postures et les gestes, s’est pourtant risquée parfois aux limites d’elle-même jusqu’à figurer le cri, excédant tout discours. Le présent essai scrutant dans l’art européen les rares tableaux, pourtant majeurs, qui représentent un cri, explique les raisons de cette rareté et la portée de ces exceptions.
Sous ce jour neuf, ensuite, c’est une histoire nouvelle de la peinture depuis le Quattrocento qui se déploie ici. Car après avoir été congédié de l’immense majorité des œuvres produites au long des siècles, le cri a fait à l’âge des Lumières l’objet d’une explicite prohibition chez Winckelmann et Lessing, si bien que de sacrifié au silence pictural par la tradition humaniste il est devenu, contre toute censure, à partir du romantisme un sujet délibéré, posant une question à la fois nouvelle et rétrospective. Cette question est au centre de l’essai : Toute image n’est-elle pas fondée sur la violence ? Toute représentation n’est-elle pas « maçonnée sur un cri » ? (Bonnefoy)
De Pollaiolo à Francis Bacon, en passant par un polyptique de Botticelli, le dernier retable de Raphaël, la Méduse de Caravage, le Massacre des Innocents de Poussin et celui de Guido Reni, Apollon et Marsyas de Ribera et Saint-Michel de Giordano, puis Le Cri de Munch, et s’achevant par une sculpture polychrome de Raymond Mason, le développement chronologique élucide au centre de son parcours la pensée de Winckelmann et de Lessing, dont la portée tient à sa prohibition explicite de la figuration du cri. Il s’ensuit, d’une part, une conjecture sur l’origine de la peinture, d’autre part l’esquisse d’une histoire inouïe de cette dernière. La thèse de l’essai peut alors s’énoncer comme suit : il n’est de représentation que sacrificielle, l’origine de la peinture gît dans la violence, toute image provient d’un cri.
D’abord longtemps absent, mais de loin en loin surgi sous le pinceau de maîtres rares, le cri fut soudain si menaçant pour l’édifice de l’art comme institution idéaliste que sa proscription théorique à l’âge moderne a paradoxalement favorisé son écoute par de nouveaux peintres venus après les dieux. Un Picasso, un Bacon — et bien d’autres — vont faire de la figuration du cri une sorte de spécialité, sinon de lieu commun. Ce retour expressif du cri refoulé fait entendre sa puissance critique au fond de toute image.

Ouvrage publié avec le concours du Centre national du livre.

Les auteurs

Jérôme Thélot, ancien élève d’Yves Bonnefoy au Collège de France, disciple aussi de René Girard et de Michel Henry, est essayiste et traducteur, et professeur de littérature française à l’Université de Lyon. Ses écrits portent sur la poésie romantique et moderne, sur la philosophie de l’affectivité, et sur les conditions de l’image. Il développe auprès des auteurs qu’il interroge, en particulier Baudelaire, Rousseau, Dostoïevski, Sophocle, une poétique générale qui remonte à la fondation de la parole et de la représentation dans la violence originelle. Ses travaux sur la photographie ont d’abord décrit les conséquences de l’invention de celle-ci sur la littérature (Les inventions littéraires de la photographie, PUF, 2003), puis les caractères propres de sa phénoménologie (Critique de la raison photographique, Les Belles Lettres / Encre marine, 2009). Ses « Notes sur le poétique » (Un caillou dans un creux, Manucius, 2016) explicitent les attendus de sa recherche.

Presse

Entretien avec Sarah Brunel, RCF

Domitille Alibert, Art Absolument
Michel Arcens, Les notes de l’instant
Didier Ayres, La cause littéraire
Marie-Antoinette Bissay, Revue internationale d’art et d’artologie
Jean-Paul Gavard-Perret, Le Salon littéraire ; Le littéraire.com ; Esprit
Thierry Guinhut, thierry-guinhut-litteratures.com
Daniel Lançon, Europe
Gérard-Georges Lemaire, Visuelimage.com
Emma Noyant, Artension
Christian Ruby, nonfiction.fr

Alibert-Thélot-ArtAbsolument
Bissay Thélot Revue d’artologie
Gavard-Perret Thélot Esprit
Noyant-Thélot-Artension

Extraits

Introduction :

Par nature la peinture est hétérogène au cri. Art du silence, « chose muette », insurmontablement ses lignes et ses couleurs sont privées de voix ; et même le simple discours humain qu’elle peut représenter par les postures et les gestes de ses figures, elle ne peut le faire entendre. A fortiori le cri qui déroge au discours, qui lui est antérieur ou qui l’excède, l’art de peindre ne peut qu’en abandonner le bruit à d’autres arts, théâtre, chant, ou cinéma.
Et c’est un fait que rares, très rares sont dans l’histoire de la peinture les tableaux qui représentent un cri. Ç’aura été un tour de force auquel tout de même quelques peintres se sont risqués en toutes les époques de l’art, de donner au spectateur l’impression paradoxale d’entendre presque ce bruit pourtant inouï d’un cri traversant l’image. On verra dans ce livre comment s’y sont pris de grands artistes en d’exceptionnels tableaux, et on en inférera quelques hypothèses qui deviendront peu à peu des vérités critiques.
Le cri, d’abord considéré comme tel en sa phénoménalité propre, est une expression immédiate de la vie, non distincte de celle-ci, non intentionnelle et non figurale, où se conjoignent et se sonorisent les deux traits d’essence de toute vie, l’affect dont elle est tissée et la force qui la meut. Ainsi constaté, le cri immanent au corps criant est une pure manifestation de sa corporéité, un son par lequel celle-ci franchit son intériorité fondamentale et apparaît au monde extérieur. Aussi le cri est doublement originaire : vie vivante à son commencement, et apparition première de cette vitalité dans le monde. De sorte que la question se pose de savoir ce que la peinture manque quand elle se dérobe à la figuration de cette origine, et, inversement, ce qu’elle fait quand aux limites d’elle-même elle en assume l’écoute et en répond.
Mais le cri, en outre, considéré comme phénomène intramondain, est aussi un signe particulier, un symptôme d’un événement interhumain dont la violence est la teneur. Cri de jouissance ou de souffrance, d’enfant malheureux ou de joie presque insupportable, de torturé ou d’extasié, la sonorisation de la vie comme il arrive que la suscitent les relations humaines est une parousie paroxystique de l’affectivité conduite à sa force maximale. Le cri est alors de part en part relationnel : surgi d’un corps par l’impression sur celui-ci d’un autre corps ou de plusieurs, et signe indiciel que cette impression excède la capacité subjective de la souffrir. Or la peinture européenne depuis le Quattrocento – celle qui est regardée dans ce livre – a donné à voir maintes situations de souffrance, et beaucoup plus souvent que de jouissance. La question se pose de savoir comment la relation excédante du supplice, du sacrifice ou simplement de la mort violente y a été figurée et comprise. Car le cri relationnel d’une victime ne signifie pas seulement sa souffrance, mais aussi sa protestation, son refus de mourir, sa vitalité récalcitrante au supplice ; et cette signification, l’image puis l’interprète de celle-ci peuvent la prendre en charge, d’abord par compassion, ensuite par une intention critique que cette compassion est susceptible d’alimenter. Aussi le cri est le premier événement sur lequel une herméneutique de la violence peut s’appuyer pour déployer sur son exemple une critique radicale du sacrifice. Il sera donc loisible de demander aux tableaux comment, au juste, ils entendent ce cri, et si eux-mêmes se pensent tributaires de la violence sacrificielle, et complices ou critiques de la situation interhumaine dont le cri qu’ils figurent est le premier refus.
Par suite, les linéaments d’une histoire nouvelle de la peinture se dégageront peu à peu des analyses des œuvres, chacune convoquée pour son pouvoir de compréhension et sa conscience de soi autant que pour sa beauté. Si le cri est congédié de l’immense majorité des œuvres produites au long des siècles, il fait à l’âge des Lumières l’objet d’une explicite prohibition dans les écrits théoriques de Winckelmann et de Lessing, si bien que de sacrifié au silence pictural par la tradition humaniste et néoplatonicienne, il devient à partir du romantisme et de la démythologisation moderne un sujet délibérément traité, et majeur, par maints artistes qui s’en emparent comme d’une question à la fois nouvelle et rétrospective. Cette question est la suivante. Toute image n’est-elle pas, comme toute institution, fondée sur la violence ? Toute représentation n’est-elle pas, comme dit Bonnefoy, « maçonnée sur un cri » ?
De Pollaiolo jusqu’à Raymond Mason, le chemin de la question passe d’œuvre en œuvre – de Botticelli, de Raphaël, de Caravage, de Ribera, de Munch, de Bacon – par le premier tableau « moderne », clef de voûte de cette histoire, carrefour où reviennent sans cesse la pensée picturale et la pensée herméneutique : Le Massacre des Innocents de Poussin, si intense en son autoréflexion, si critique et pourtant si généreux qu’il constitue dans ce livre le modèle de la peinture lucide, de l’art de peindre comme lucidité de la compassion. Si crier exprime la souffrance de la victime et son refus de sa mise à mort, peindre comme le fait Poussin assigne à la peinture la responsabilité de la critique morale et l’utopie métaphysique d’interrompre la violence.
Il reste, cependant, ceci, que l’image peinte, la « chose muette » est bien sûr condamnée à ne produire du cri qu’une représentation sommaire et réductrice : une bouche grand ouverte, déformée, en un visage aux traits abîmés. Toute peinture qui ne montre pas cette représentation pourtant dérisoire est nécessairement exclue de la problématique, en particulier, et par principe, toute peinture non figurative. On n’ignore pas qu’un tableau abstrait peut paraître inventer un cri plus fortement qu’une bouche ostensiblement ouverte, mais pour valider cette invention tous les spectateurs ne tomberont pas d’accord. La vie est invisible. Un cri, qui est de la vie, est invisible. Ni la vie ni un cri ne se laisse voir dans une ouverture de bouche mieux que dans une forme abstraite. Mais il n’empêche : ce ne sera toujours que par métaphore qu’on dira qu’une telle forme est un cri. Quoique le présent livre ne parle donc que de tableaux figuratifs, de représentations, certainement il doit aussi à quelques peintures abstraites – et d’abord à Bram van Velde – de savoir que le cri est au fond de grandes œuvres le commencement absolu auquel elles sont remontées : commencement de la vie venant à elle-même, du sacrifice fondateur, et de l’image qui en provient.

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Essais sur l’art

L’essai est une forme qui se détermine à chacun de ses usages, une forme différant sans cesse d’elle-même, autrement dit une forme ouverte. Ne jamais quitter le terrain de l’expérimentation pour celui de la certitude, c’est ce que voudraient permettre ces « essais sur l’art », qui dans leur pluralité ont en commun de chercher moins à dire une vérité figée sur les œuvres qu’à remettre en jeu et en mouvement leur secret.
« Un discours sur l’œuvre de peinture qui ne serait autre que le discours de l’œuvre de peinture est-il possible ? » (Louis Marin) — voilà qui pourrait être un des enjeux de cette collection.

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