Qu’est-ce qu’une œuvre ?
Essai, roman, promenade à travers le temps particulier de créations magistrales, L’Œil d’Hermès propose une vision neuve de la signification et plus encore du sens de l’imaginaire pictural.
Sous forme d’un dialogue entre deux personnages, l’histoire secrète de la peinture occidentale est étudiée afin de déceler les traces significatives de tableaux choisis pour leur potentiel mythique. Exemples chez Dürer, Uccello,, Tintoret, Titien, Poussin, Delacroix, Turner, Picasso…
Le regard mythique du messager Hermès déchiffre les signes cachés, consciemment ou non, par les artistes dans leurs œuvres majeures. Que signifie vraiment l’obsédante présence du berger, du cheval, de l’ange chez Giorgione, Poussin ou Tintoret ? Quelle étrange leçon veulent nous apprendre les Vénus au miroir et les Saint-Georges au dragon, le Christ mort et la Vierge à l’Enfant ? L’énigme ne cesse jamais. Tout créateur doit la reprendre à son compte. L’invisible se dévoile à l’ombre du visible. Grâce à cette alchimie des formes un fond secret se révèle. Elle est essentielle pour pénétrer dans les arcanes de l’art vivant d’hier et d’aujourd’hui.
« Avec L’Œil d’Hermès, Frédérick Tristan a composé une symphonie sur l’art dont on ne connait pas d’autre exemple depuis Élie Faure et André Malraux. Il nous apprend ce qu’est lire, en un temps où l’on est obsédé par les problèmes de l’écriture. La précision, l’érudition feront la joie des historiens des idées et de l’art grâce à la pertinence de rapprochements judicieux et fulgurants ; mais Frédérick Tristan apporte aussi quelque chose d’indiscutablement nouveau, qui est, sur le plan de la création, la mise en pratique de ce que nombre de penseurs commencent à explorer, à exposer, de façon seulement théorique et didactique. Je crois ne pouvoir faire moins que comparer le Frédérick Tristan de ce livre au Charles Baudelaire critique d’art, celui des Salons. Son regard a le même degré d’acuité — et l’humour, de surcroît. » (Antoine Faivre)
Les auteurs
Frédérick Tristan (1931-2022), Prix Goncourt 1983 (Les Égarés), Grand Prix de Littérature de l’an 2000 pour l’ensemble de son œuvre, fut professeur d’iconologie à l’Institut des Carrières artistiques de Paris (ICART). Loin des modes et des théories littéraires en vogue – même rattrapé, plus tard, par l’étiquette « nouvelle fiction », il reste résolument décalé –, Tristan va tisser sa toile, travaillant l’écriture, spéculant sur les correspondances entre les mythologies et les croyances, européennes ou non, ce qu’il appelle ses « métaphysiques », en alchimiste expert et inspiré.
Dans son laboratoire, il a concocté de clairvoyantes synthèses (Les Premières Images chrétiennes, Fayard, 1996 ; Houng, les sociétés secrètes chinoises, Balland, 1987), joue du bestiaire et des emblèmes, transmue fables, de Chine (Le Singe égal du ciel, Bourgois, 1972) ou des Ardennes (Géants et gueux de Flandres, Balland, 1979), et histoires réelles (Naissance d’un spectre, Bourgois, 1969 ; La Cendre et la Foudre, Balland, 1982). Par-delà les genres et les époques, le mage conteur traque les masques et dévoile les certitudes factices du cartésianisme, émule de Hildegarde de Bingen et de Jacob Boehme, s’offre des récréations (Stéphanie Phanistée, Fayard, 1997) en éclats baroques et dépoussière les bibliothèques endormies (L’Énigme du Vatican, Fayard, 1995). [Le site Internet de F. Tristan.]
Presse
Jean-Didier Wagneur (« Libération ») :
« (…) Conçu sous la forme de dialogues entre John Gilbert Chesterfield et le narrateur Pringsham, l’essai s’enveloppe de la magie de la fiction. Professeur d’iconologie, explorateur des imaginaires, des traditions et des symboliques, Tristan imagine une lecture de l’art qui participe de la flânerie érudite et s’attarde sur certains motifs et thèmes de Dürer à Picasso : bergers, chevaux, licornes, dragons, serpents, et leurs récurrences énigmatiques. Placé sous le signe de Hermès, cet ouvrage, jamais hermétique cependant, est une vivante leçon d’histoire de l’art. »
Article de François Xavier (« Le salon littéraire »).
Articles de Jack Chaboud (« Humanisme ») ; Serge Hartmann (« Les Dernières nouvelles d’Alsace ») ; Giovanni Lista (« Ligeia »)
> cf. fichier PDF ci-après.
Essai de Jean-David Jumeau-Lafond > cf. fichier PDF ci-après.
Extraits
(Introduction)
Je rapporterai ici l’essentiel des conversations à bâtons rompus que nous eûmes, John Gilbert Chesterfield et moi, en l’année 1955, à propos de la lumière et des ténèbres, « grand sujet d’un creux si remarquable qu’il fut loisible aux hommes de l’emplir des considérations les plus divagantes - qui sont, après tout, les seules qui comptent ». Et, à l’instant, par cette première citation, reconnaitra -t-on l’esprit particulier de l’auteur du Miroir brisé et d’Opus in tenebra, le père du détective Green, l’adversaire des « pieuses pensées desséchantes et grassouillettes de Kipling », l’homme du Discours sur l’Invisible.
Il avait alors soixante-douze ans et habitait un invraisemblable appartement dans le quartier londonien de Richmond, non loin du parc et à deux pas de Twickenham. Ce lui était un repaire où abriter ses bibliothèques, ses innombrables dossiers et ses fureurs. Cheveux en bataille, lorgnon braqué sur le nez comme un canon sur le monde, le cher homme n’abandonnait son humeur volubile que pour s’adonner à un humour que Lewis Carroll eut qualifié de « renardé, kangouresque, avec une pointe ici et là de cette rare intelligence qui, par grâce, n’écrase pas tout… »
En fait, Chesterfield croyait au miracle. Derrière cette porte, se tient un homme. Qui est cet homme ? De ne point le savoir encore, cet inconnu se charge de tout un potentiel de merveilleux, d’aventure et - pour parler clair - d’esprit qui le transforme, quel qu’il soit, et par avance, en une énigme révélatrice dont il nous appartiendra de déchiffrer les signes. Le cœur battant, on ouvre la porte. C’est le plombier. Et, effectivement, tout plombier qu’il soit, et certainement par cette étrangeté même, ce plombier est merveilleux ; il est une aventure prodigieuse qui commence.
Ainsi Chesterfield s’exerçait-il à considérer la peinture, « cette manie si peu ludique de disposer de la pâte plus ou moins liquide et plus ou moins colorée sur un support qui peut aller du couvercle de la boîte à chaussures à la lingerie intime de Lady X, en passant par le bois de sapin, la toile de jute et le plâtre frais ». Il entrait dans une peinture avec ses cheveux en bataille, son lorgnon, et il se prenait à marcher dedans, soulevant une tenture, se penchant sur le broc à eau, regardant par la lucarne, s’asseyant dans le fauteuil et, pareil à ce joueur d’orgues de Titien, se retournant, jetant un coup d’œil complice au pubis de Vénus, ou encore dans une représentation d’atelier se saisissant du pinceau et retouchant la toile qu’un artiste peint dans la peinture, s’immisçant ainsi dans l’imaginaire lui-même, entre deux couches de vernis, en cette immense épaisseur du trompe-l’œil, vérité de cet autre monde caché dans le monde, « véritable ici de ceux que les absents distraits croient ailleurs… »
J’arrivais généralement vers quinze heures. Chesterfield achevait d’écrire un article dont il me lisait quelques passages incisifs ou enflammés que, méthodiquement, les journaux lui censuraient. Puis, après qu’il se fut rasséréné, nous passions de son bureau dans le petit salon-bibliothèque où, prenant le thé, nos conversations commençaient. Le point de départ en était , la plupart du temps, un tableau particulier ; ou un détail de telle peinture ; puis les idées se pressaient tandis que nous circulions dans l’œuvre comme deux promeneurs peu respectueux du gazon, faut-il le dire ? Et tout ce grouillement d’idées lentement se précisait, s’éclairait en quelques notions peu didactiques mais saisissantes, selon ce principe inhérent à la démarche de Chesterfield que « derrière tout il n’y a rien, et que derrière ce rien il y a de nouveau tout », ce qui l’amenait à déplacer les objets (dans la vie et à l’intérieur des œuvres) pour voir ce qui se passe dessous.
Ai-je dit qu’il fumait d’interminables et terrifiants cigares ? Il les achetait chez Doggle Doggle qui les faisait venir de Cuba. Ainsi le petit salon se changeait très vite en ce cabinet des révélations que décrit Curtney dans My Ghost : « Quelque chose comme un aquarium glauque où les images produites par le hardi cerveau de MacBennett apparaissaient telles des visions en camaïeu et s’animaient avec l’élégance sobre, assez terrifiante, du poisson japonais aux voiles rouges. » D’ailleurs Chesterfield, tout à son intuitive croyance au miracle permanent, voyait en cette fumerie londonienne, somme toute prosaïque, une manière de Chine avec ses dragons, ou de Byzance peuplée d’anges. N’avait-il pas renié le protestantisme pour sa « rationalité plate, squelettique, tout juste bonne pour les vieilles chanteuses édentées que coiffe un alleluya de paille noire » ? La catholicité, malgré le pape, lui était apparue plus « feuillue », encore que son rêve secret eut été d’embrasser l’orthodoxie, « à cause du charisme, des chandelles et de l’encens, de la voix grave du pope en chasuble, icônes de l’inconnu présent sur le petit banc. Les juifs aussi sont très bien. Ceux d’Europe centrale surtout, avec toutes leurs croyances à l’alchimie, à l’angélologie, et à l’exil. Alors qu’ici en la traditionnelle Angleterre, comme la petite fille du conte, j’appelle dans la forêt : "Loup, où es-tu ? Qui es-tu ?" Big Ben désespérément est toujours à l’heure. »
Dans un article (qu’il ne confia jamais à aucun journal et qui doit dater de 1953), Chesterfield écrivait : « Contre le rationalisme et ses ratiocinations, Hermès demeure la seule voie digne d’intérêt et d’estime. Mais déjà voilà que les volières à la tête gantée de cuir se précipitent en piaillant : "Hep, mossieur ! Les tables qui tournent, c’est du déjà dit ! ‘’ Pauvres volailles étourdies qui confondent les besogneuses manigances de boutiquiers obscurs dans le tréfonds de leur cuisine sans âme, et le langage de l’Esprit
pareil à un grand vent ! Et voulez-vous savoir pourquoi Hermès parle mieux que le docteur Cervelat ? Parce qu’il cache en dévoilant, et découvre en celant, comme il est dit dans la chanson de la reine d’Épidaure : toute nue elle est cuirassée de fer ; en ses habits royaux elle se donne. Ce qui est une preuve de pudeur et de tact, en tout cas, qui renvoie à leurs oubliettes les démonstrations de nos scoliastes dont la suffisance verbale et graphomanique n’a d’égale que leurs insuffisances. Tout occupés à démontrer qu’ils voient, ils ne voient rien. »
En fait, l’attitude de Chesterfield envers les œuvres d’art reposait sur la certitude que toute expression est, de quelque manière, de nature mythique. Sans doute les artistes occidentaux, en particulier, avaient-ils perdu le sens de cette expression originelle, mais ce sens, lui, ne les avait pas entièrement abandonnés. La principale préoccupation de notre ami était de déceler les « traces » de cette pensée mythique dans les œuvres les plus diverses ; et à ses yeux il n’était pas de plus grande peinture que celle dans laquelle il retrouvait les éléments vivants de cette démarche « qui de la ténèbre et de la fragmentation mène le pèlerin spirituel vers la lumière et l’unité ».
« Tout se passe comme si notre peinture occidentale avait gardé la mémoire diffuse de l’époque où s’exprimer signifiait se transformer. Le Moyen Age avait recouvré cette voie royale, bien que voilée par les anecdotes religieuses. La Renaissance, puis le Baroque, allèrent puiser dans l’Antique les signes cachés du Gay Sçavoir. Et ainsi demeura solidement ancrée dans le monde moderne en essor, cette nécessaire disposition du langage sans laquelle peindre, sculpter, écrire, construire ne serait qu’un passe-temps de maniaque un peu précieux ou d’orgueilleux jouant absurdement avec le marbre de son tombeau. »
C’est donc en suivant, autant qu’il se pourra, l’itinéraire labyrinthique de Chesterfield à travers les œuvres, que tels le détective Green nous tenterons de déceler les indices significatifs nous permettant de ne point perdre le fil qui, selon cette logique particulière, devrait nous mener à la découverte du coupable le plus innocent qui soit -dont il convient surtout de ne pas parler encore, serions-nous persuadés de déjà connaître son identité. Et c’est vrai que dans la méthode de Chesterfield au pays de Titien, de Goya ou de Rembrandt se mêlait quelque chose du flair tout artistique d’un Sherlock Holmes au château des Baskerville. Mon modeste emploi aura été celui du docteur Watson.
« Et d’abord les images ! Pas les concepts ; les images ! L’imaginaire n’est-il pas une sorte d’immense cour des miracles où sont rassemblées les images ? Delacroix ne prétendait-il pas que "tout l’univers visible n’est qu’un magasin d’images et de signes auxquels l’imagination donnera une place et une valeur relatives ?" Mais -réfléchissez un peu, cher Pringsham -, quelle différence existe-t-il entre les images de l’imagination et celles de la mémoire ? Aucune, n’est-ce pas… Notre cour des miracles alimente aussi bien les deux. Des informateurs vont et viennent, entrent et sortent par les deux portes. Chez certains créateurs, mémoire et imaginaire ont tellement pris possession de la cour que tout en arrive à se confondre en un seul élan. Bien malin celui qui reconnaîtrait en telle œuvre d’art ce qui appartient à l’une et à l’autre, et d’ailleurs peu importe dans la mesure où ce sont les mêmes images. Nos créateurs auront beau les travestir, les affubler de toutes les données historiques, morales ou psychologiques qui leur viendront à l’esprit, ces images demeureront fondamentalement les mêmes. Et ne croyez pas que ce soit là une démarche réductrice ; bien au contraire ! Cette cour des miracles est pleine de toute la mémoire non seulement des hommes mais des mondes. »