Réédition, en fac-similé, du chef d’œuvre de Gaëtan Picon, augmentée d’un cahier d’études critiques inédites par Yves BONNEFOY, Agnès CALLU, Francis MARMANDE, Philippe SOLLERS, Bernard VOUILLOUX.
Quelques-uns des plus beaux tableaux viennent de la vieillesse des peintres, et nous en aimons le tremblement. Nous aimons aussi la craquelure de la toile, l’érosion des pierres, et nous retrouvons dans l’esquisse les mêmes trajets. L’art, pour nous, est chose passée. C’est l’haleine du temps qui témoigne de la vie d’une œuvre, la séparant du pastiche ou du faux. Tels sont, entre l’art et le temps, les signes d’une connivence qui justifie que j’écrive : « Je ne parle pas, on ne me parle que dans l’insomnie du temps. » N’est-ce pas tomber dans les mystifications de la culture, de la conscience, du sens ? Il faudrait, pour cela, que le sens soit univoque et saisissable, et la page tournée. L’art existe, demeure dans son histoire pour la même raison qui fait que l’œuvre est toujours devant nous. Exercice d’un désir qui ne manque pas d’objets, mais qui manque chaque fois son objet, pour se retourner trop tard, se détourner trop tôt. C’est pour cela que je peux à la fois me souvenir et vivre, être mémoire et innocence, marcher au pas du temps, ne cessant de traverser l’espace de réminiscence et de mirage où le sens brille et recule. (G.P.)
Ouvrage publié avec le concours du CNL.
Les auteurs
Gaëtan Picon (1915-1976) était écrivain et critique d’art.
Agrégé de philosophie, il fut enseignant. En 1959, il est appelé par André Malraux pour être Directeur général des Arts et Lettres ; sous sa responsabilité sont organisées les premières Maisons de la Culture. Il est ensuite directeur d’études à l’École pratique des hautes études et enseigne l’esthétique à l’École nationale des Beaux-Arts.
Il a dirigé la revue « Le Mercure de France » et été membre de rédaction de « L’Éphémère ». Il a créé aux éditions Albert Skira la collection « Les Sentiers de la création ».
Sur l’art, il a notamment écrit des ouvrages sur Ingres, Picasso, Dubuffet, l’impressionnisme (1863, naissance de la peinture moderne) ou le surréalisme (Journal du surréalisme).
Un article d’Alain Paire : « Gaëtan Picon écrivain, lecteur et revuiste pour la poésie » et un essai sur Gaëtan Picon, par Agnès Callu [et la notice Wikipedia.]
[Jean Bazaine, Portrait de Gaëtan Picon, 1979.]
Presse
Gaëtan Picon, un contemporain capital : programme des manifestions organisées pour célébrer le centenaire de la naissance de G.P. Rencontres au Ministère de la Culture, au Musée Picasso, au Petit Palais, à l’IMEC.
Articles de :
Didier Ayres (« La cause littéraire »)
François Bordes (« Secousse »)
Éric Dussert (« L’Alamblog »)
Jean-Paul Gavard-Perret (« Lelittéraire.com »)
Stéphane Guégan (« motsdits »).
Viktor Kirtov (« pileface.com - Sur et autour de Philippe Sollers »)
Thierry Romagné (blog de Pierre Campion)
Sanda Voïca (« Paysages écrits »)
François Xavier (« Le Salon littéraire »)
Articles de :
Richard Blin (« Le Matricule des anges »)
Pascal Bonafoux (« Art absolument »),
David Collin (« La Quinzaine littéraire »),
Adrien Goetz (« Grande galerie »),
Françoise Nicol (« Critique d’art »),
Lucien Wasselin (« Europe »).
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Extraits
L’art apparaît à beaucoup comme un élément dans un système où tout se tient, et dont la racine est à couper. Il est normal que pour le politique, pour le vrai politique, l’art n’ait aucune importance, du moins aucune finalité spécifique. Le plus étrange est que l’artiste, continuant à faire œuvre d’art au lieu de mener une action politique, puisse se refuser à entendre qui lui dit que l’art a toujours été ce contre-langage dont il espère la naissance de la destruction de l’ordre bourgeois traditionnel.
C’est pourquoi la motivation politique est sans doute l’alibi de plus secrètes raisons. Et si l’on me demande quel est le désir qui parle au plus profond de l’époque, je me risquerais à dire que c’est le désir d’être sans désir.
C’est pourquoi la peinture, ou la littérature, s’exerce à parler le moins possible, tout en étant plus prolixe que jamais. Elle se tient à distance de soi, obstruant la source, nous évacuant de notre existence, cherchant refuge au-dehors, parmi les objets, dans l’indifférence du on, là où tout semble avoir été surestimé, et la vie pas moins calomniée que la mort, là où il n’y a que de peu profonds ruisseaux, où règne la superficialité de l’espace. Il s’agira ensuite d’en finir, de ne plus parler du tout. Trop lucide pour croire au chef d’œuvre inconnu, l’art d’aujourd’hui met l’intelligence de son grand âge, ses scrupules et ses soupçons, au service d’une fatigue maligne, d’un souhait inavoué de démobilisation. Tout prétexte lui est bon pour se décharger du poids de sa contradiction originelle, pour rompre le fécond cordon ombilical. Il refuse le contenu, le sens, parce que tout sens fait de la parole une enveloppe que l’on jette après avoir entendu son message, et parce que, d’ailleurs, tout a été dit, l’homme n’ayant cessé de se ressasser, de s’écouter comme un malade, et il est justement un malade, contaminé par un monde dont il étend, en parlant, la contamination. Le sens vide la parole et rend chacun esclave de ce vide.
Et il est vrai que l’art, cet art qui est « chose passée », a toujours voulu dire quelque chose (et il n’a de gravité que pour cela), mais il est vrai aussi qu’il a toujours fait autre chose que dire, et c’est pour cela qu’il y a peut-être un avenir de cet art qui est « chose passée ». Ce qu’il a dit n’est pas ce qu’il a saisi, mais ce qu’il a visé — et sa parole, irréductible au sens, provoque vers un sens ni nul ni annulé : requérant, reculant. C’est pour la même raison que l’art est « chose passée », demeurant dans son histoire, et qu’il est hors de son histoire, existant seulement au futur. Le visage humain n’a jamais été peint, voilà le vrai, et il ne faut pas dormir aussi longtemps que nous n’aurons pas mieux regardé. Ce que l’on rejette comme page lue, message épuisé, en deçà, est un au-delà encore ; nous étions passés trop vite, nous nous étions détournés trop tôt. Entre le geste et la proie, entre l’affût et la lueur subsiste la distance, s’étendent les terres de la réminiscence et du mirage. Je suis prêt à écouter les nouveaux récits du guet et du voyage. Car on ne me parle, je ne parle que dans l’Insomnie du Temps.