Camille Saint-Jacques introduit ses notes réflexives de la même façon qu’il signe – ou ne signe pas – ses tableaux : inscrivant son âge en chiffres romains et, en chiffres arabes, le numéro correspondant au jour de l’année. C’est dire que sa peinture et son écriture se veulent journalières, qu’elles prennent place tout ensemble dans le temps du quotidien, dans la durée d’une vie d’homme et dans un horizon qui les dépasse l’un et l’autre. Malgré ce choix du jour le jour, qu’on ne redoute pas ici de devoir prêter l’oreille au clapotis d’une chronique routinière. Car ce choix relève d’une aspiration éthique et esthétique nettement exprimée et même revendiquée ; et quoique la voix et la vie de l’auteur transparaissent à chaque page, quoique le ton reste toujours celui d’une quête personnelle, le sujet de ces notes très élaborées est bel et bien, non seulement ma, mais la peinture. L’émotion primordiale, le tâtonnement aveugle, le lâcher-prise recherchés dans l’acte de peindre sont ainsi ressaisis dans des analyses d’une grande limpidité.
C’est ce double regard qui rend précieux ces carnets de création. Leur auteur, qui semble reprendre son souffle dans le mouvement réflexif, dépose les pensées surgies au fil de la peinture, et cultive dans ce même geste l’abandon nécessaire pour entreprendre le prochain tableau. Car il ne s’agit pas de fixer un programme ou de tirer des plans mais, au contraire, d’approfondir, sans sombrer dans l’obscurité, la part irréductible d’ignorance et de mystère que comprend le geste de peindre. « Il faut peindre en pratiquant l’oubli jusqu’à oublier la peinture même, ne jamais lui accorder d’importance vaniteuse et d’importance, se dire chaque jour : Anything goes. L’expérience véritable c’est de n’avoir aucun métier. » Lignes qui font écho à la défense de l’« amateurisme » menée de longue date par l’auteur et non exempte d’implications politiques : la peinture n’est pas une profession, ni un travail, ni même une activité difficile, mais une recherche éminemment personnelle.
Les auteurs
Né en 1956, Camille Saint-Jacques est peintre, enseignant, écrivain et critique d’art.
« Depuis sa première exposition à la fin des années 1980, Camille Saint-Jacques a utilisé toutes les techniques et, l’on pourrait dire, tous les styles. Des peintures sur toile du début, aux tableaux de perle ou à ceux de bois en bas-relief en passant par la sérigraphie ou des pièces sonores, la pratique de cet artiste est heureusement polymorphe, invoquant généreusement des artistes du passé comme Katsushika Hokusai, Grant Wood, William Hogarth ou José Guadalupe Posada avec un refus de l’expressionnisme et de ses contentements égotiques au profit de l’utilisation de thèmes pensés comme universalistes où le langage est souvent au centre et la narration souvent présente par l’intermédiaire de personnages fictionnels emblématiques et symboliques (Mister Nobody, Moonboy, l’Imagicien…). » (Éric Suchère)
Depuis maintenant plus d’une dizaine d’années, les moyens plastiques se sont réduits et l’artiste a fini par se concentrer sur le dessin et la peinture sur papier dans une volonté de réduction liée à une économie de la pratique.
Camille Saint-Jacques est l’auteur d’une série d’essais (Retrouvez le plaisir de créer, l’art vous appartient !, Paris, Ateliers Henry Dougier, 2016 ; Le mouvement ouvrier. Une histoire des gestes créateurs des travailleurs, 2008 ; Une brève histoire de l’Art contemporain, 2007…) et de plusieurs journaux de création.
Après le Journal des Expositions (1992-2000) et Post (2000-2001), il dirige aujourd’hui, aux côtés d’Éric Suchère, la collection Beautés, consacrée à l’art contemporain.
Ses peintures sont présentées par la galerie Bernard Jordan.
Le site internet de l’artiste.
Presse
Jean-Paul Gavard-Perret : Le salon littéraire
Mario Guastoni : Ligeia (cf. fichier PDF)
L.B. Krautter : Lexnews
Gérard-Georges Lemaire : visuelimage.com
Tom Laurent : Art absolument (cf. fichier PDF)
Extraits
LIX 216
Les mots forment des phrases comme les images des frises. Seulement, des frises on ne voit que les images, et des mots on ne retient que les phrases. Ainsi ce qui se dit est pétri de fantômes, d’images manquantes et de mots emportés ou broyés par le souffle du discours. Aussi le mot et l’image se confortent l’un l’autre, ils se disent, les phrases comblant les lacunes des frises, reprisant çà et là les trous de mémoire des choses vues, raboutant non pas les vestiges des temps passés, mais ceux de notre inattention présente, alors que les images libèrent les mots de la ligne, égrènent sans titre le chapelet du sens, dessus, dessous, pour qu’il flotte vers le ciel comme des ballons de foire.
Alors, peindre c’est n’en mot dire, ou alors, à la rigueur, en toucher deux mots tout au plus, une injonction : vois là, et puis c’est tout… Il n’empêche que les images qui nous animent - qu’elles nous habitent ou qu’elles nous hantent, ne cessent de faire corps : elles germinent, croissent, somnolent et dépérissent… dessinant des bords, des frontières, pour tout dire des lignes dont il faut savoir garder le mystère, ne pas se précipiter d’en faire des perspectives, des dessins, des projets ou des compositions. Les lignes adviennent comme les traces d’écume que laissent les vagues sur le sable. On y voit ce qu’on veut : le reflet des nuages, des océanographies ou des géographies… enfin de ces graphies libérées de la main humaine. Faire en sorte que la ligne échappe à ma main, qu’il ne soit pas dit qu’elle en résulte tout à fait, qu’elle est aux petits soins. Il faut qu’elle garde l’évidence même d’un solstice ou d’un équinoxe, aussi nette et erratique à la fois qu’un partage de midi.
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LX 269
Ce que je perçois dans la nuit je l’oublie. Il ne m’en reste qu’un écho lointain, mais j’en garde une empreinte confuse, comme une trace de pas montre bien que quelqu’un est passé par là sans qu’on puisse dire pourtant qui c’était, comment il était, ce qu’il a fait… Il s’ensuit que le motif de la peinture est toujours teinté de nostalgie. Le choix d’un paysage, d’un visage, d’une situation, d’un accord de couleurs… nous séduit et nous met en branle pour ce qu’il nous rappelle confusément d’une image rêvée, enfouie au plus profond de l’oubli et qu’il s’agit d’aller retrouver comme on cherche parfois désespérément à retrouver du regard une passante entr’aperçue dans la foule.
C’est donc l’oubli qui fait peindre. Le danger de la mémoire c’est qu’elle nous laisse médusés par les images. Les cinéphiles, les collectionneurs qui se souviennent de tout n’ont d’autre choix que de retourner compulsivement à ces moulins à images que leur sont les musées, les galeries et cinémas : « Encore, encore… ». Chaque matin le peintre, lui, est frais comme un gardon, con comme une bite, innocent. À n’en pas douter, il a tout oublié de sa nuit, il ouvre grand les yeux sur le monde et soudain découvre un motif, souvent trois fois rien, mais c’est assez pour l’intriguer, l’inspirer. Après tout, peu importe que la forme originelle soit perdue, la métamorphose peut commencer. Dans l’ombre même de l’être aimé, dans le grain de sa peau, l’odeur de son sexe, il y a l’image utérine perdue de la mer, cette image-mère qui nous berçait alors que nous n’avions pas encore d’yeux pour voir.
Mais aussi et dans le même temps, reconnaissons que pour nous les peintres, la peinture est toute une affaire et que cette une à faire qui nous obsède, nous obnubile un peu trop, nous enténèbre parfois, nous « couvrant de ces nuages » qui font perdre le côté simple de la vie. Il est donc souvent bon de voir sa propre peinture avec les yeux de ceux qui lui sont indifférents, en se disant que peut-être, toutes ces couleurs rassemblées sur un support ne sont que barbouille ! Pourquoi ne serait-ce pas là une juste mesure des choses ? Il n’y a pas lieu de croire que ce qui donne sens à notre vie concerne également tous nos semblables. Aucune passion n’est universelle, et si chacun a pratiqué la peinture, le chant ou la danse à un moment donné de son enfance, la plupart d’entre nous se détournent de la pratique de ces arts pour d’autres centres d’intérêts qui, pensent-ils, les regardent davantage ; c’est là leur à faire à eux. Il faut donc peindre en pratiquant l’oubli jusqu’à oublier la peinture même, ne jamais lui accorder d’importance vaniteuse et narcissique, se dire chaque jour : « anything goes ». L’expérience véritable c’est de n’avoir aucun métier.
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LXI 110
Le langage courant, celui, non pas du fan mais du profane, est tout à fait précis et à prendre au pied de la lettre lorsqu’il dit : « ça ne me dit rien » ou « cela ne me parle pas »… L’œuvre est une chose qui parle réellement, comme une speakerine familière. Elle ne parle peut-être pas à tout le monde, d’une voix également audible, mais c’est une voix. L’erreur serait de faire de l’œuvre une cosa mentale ou bien encore une image, un « miroir en énigme » comme disent Saint Paul et Saint Augustin. Le monde est plein de choses à voir qui n’attendent que leur créateur pour nous parler : les étoiles, les cailloux, les nuages, les mégots de cigarettes, les montagnes, les sacs poubelles qui flottent dans les branches des arbres… toutes les choses n’aspirent qu’à parler, à nous dire ce qu’un créateur pourra peut-être le premier entendre, mais qui s’adressent à tous.
Voilà. Dit comme cela, j’ai l’impression que c’est plus clair, plus simple. J’ignore si ça l’est pour vous, mais pour moi « ça l’fait » comme disent les élèves.
Bien sûr, vous pensez que ce que me dit l’œuvre n’est rien d’autre que ce que j’y vois, que tout dépend de l’acuité, de l’expérience de ma vue. Vous dites cela parce que vous êtes trop soumis au regard, à la vision des choses, c’est-à-dire à la vue commune et à son impérialisme qui rend sourd. Décolonisez-vous du regard, entendez ce que l’œuvre dit : la porosité du monde. Je suis ces choses et ces êtres qui m’entourent, plus ou moins proches, plus ou moins sensibles. Je suis ce galet, ces coquillages que je ramassais enfant sur le bord de la plage et dont je chargeais le sac de ma mère accablée de tant de souvenirs ensablés. Les souvenirs sont la forme première, vernaculaire, empirique de l’œuvre. On commence toujours par accumuler des souvenirs de toute sorte pour apprendre à entendre la « diversalité » du monde que nous sommes. C’est avec des souvenirs que nous expérimentons d’abord l’étrange hétérogénéité de notre sujet. Créer c’est essayer de faire des souvenirs amplifiés, haut-parleurs, souvenirs dont la voix a valeur de sperme, semence capable de subvenir, c’est-à-dire de « venir en aide » à l’étranger que nous sommes à nous-mêmes, car la vue crée de la distance, un point de vue entre les choses, là où la voix réunit. C’est la vue qui fait de moi un extraneus, un « être du dehors », cet étranger au monde. L’œuvre seule me réintègre, me réconcilie avec les choses de la vie lorsqu’elles me parlent avec la voix rêvée d’un ange.
Lorsqu’une œuvre ne vous dit rien, essayez encore. Inutile de scruter à vous en abîmer les yeux, fermez-les au contraire et tendez l’oreille pour entendre sa voix. D’abord cette voix intérieure sera un souvenir sourd, confus dans le brouhaha du monde. Puis, elle se fera plus distincte, insistante, et de la chose indifférente la petite graine du souvenir fera naître une œuvre qui ne cessera de grandir en vous au point qu’elle deviendra d’abord utile puis nécessaire. Alors, vous aurez cette œuvre non pas devant vous, mais en vous. Vous apprendrez à être aussi cette chose-là que vous pensiez être de la matière inerte : des fibres de papier, de toile, l’arbre dont on a fait le bois d’un châssis, la terre aussi dont sont nées les couleurs… Quelle surprise d’être tout à coup arbre ou roche et de sentir en soi que la force du vent et le grondement du sol ont quelque chose à nous dire de cette vie qui est la nôtre ! Ne vous en tenez pas à l’image, il n’y a rien à voir. Écoutez, c’est alors un emballement : de rebond en rebond, vous allez d’œuvre en œuvre et le monde tout entier devient sonore, vous accompagnant de voix intérieures.
Chaque œuvre est un étourdissement, une « petite mort » disait-on autrefois à propos de l’orgasme. On perd pied, on bascule, on frôle ce moment unique de la naissance et de la mort. À une dame qui me demandait l’autre soir pourquoi que comptais ainsi les jours, moi qui, après Bossuet, répète sans cesse : « tout ce qui se mesure périt », je répondis que justement, périssant chaque jour un peu plus, c’était précisément la raison de ce décompte. Non que je sois pressé ou nostalgique, mais il me semble que chaque peinture est - ou pourrait être - la dernière. En signant de la sorte, je marque la quantité de vie qu’il a fallu pour en arriver là. C’est-à-dire que chaque peinture ne vaut que si je la considère non pas comme finie, mais comme ultime. Les peintres meurent chaque fois qu’ils signent une œuvre, mais c’est pour renaître à la suivante. Chacune vaut pour le nombre d’années et de jours qu’il m’a fallu pour la faire. La dernière affichait 61 années et 106 jours. Celle-ci en aura autant, plus une poignée de journées. En deux fois j’aurais dépassé les 120 ans. Autant dire que ma vie de peintre se compte déjà en milliers d’années. Pas étonnant que je vive au milieu de fantômes !
Bien sûr, un temps si diffus ne va pas sans ennui. Impuissance, expectative, velléité sans objet… l’ennui nous engourdit comme un hiver refusant de finir. Dans un monde voué au travail on ose à peine se plaindre de l’ennui alors qu’il faudrait s’en réjouir comme d’un paradis à la petite semaine. S’ennuyer c’est s’enrober de nuit et jouir de la contingence de l’être. Jouir, c’est-à-dire souffrir aussi, au sens où le vertige de la jouissance dépayse totalement et fait donc un peu peur. Car il y a de la nuit dans l’ennui et c’est cette perte de pouvoir et de voir qui nous indispose. Nous sentons bien qu’elle nous oblige à renoncer un temps à cet homo faber que nous croyons être.
J’ai toujours associé l’ennui aux pleurs de notre voisine, madame Cailleux, au milieu de la nuit. J’étais petit, entre 5 et 10 ans. Comme je pissais au lit, ma mère me levait pour me rincer en silence à l’eau tiède avec un gant de toilette. Debout dans la cuisine, je gardais les yeux fermés, sentais sous mes pieds les carreaux froids et disjoints. Une fois propre, je rejoignais la chambre et le lit de ma mère en faisant en sorte de ne réveiller ni ma tante ni ma sœur. N’ai-je entendu Madame Cailleux pleurer qu’une seule ou plusieurs fois, est-ce un souvenir véritable ou bien s’agit-il d’une reconstitution à partir de propos que tenait ma mère ? Cette voisine permanentée et platinée, ressemblait à une speakerine de la télé en noir et blanc, mais en plus ronde. Elle était gentille et nous invitait souvent, ma sœur et moi, le dimanche, à manger du kouglof. Son intérieur sentait le cosy corner et l’électroménager neuf. Elle avait perdu son mari d’un cancer et, la nuit, pleurait parfois de solitude. Ces pleurs ressemblaient à des cris et j’imagine aujourd’hui que d’autres voisins, s’ils l’entendaient, pouvaient imaginer que, se donnant du plaisir elle jouissait bruyamment. Mais c’était bien de pleurs qu’il s’agissait, de ceux que la nuit autorise tant elle semble nous protéger comme un manteau épais et insonore. Il me semblait tout à fait normal que cette femme pleure de n’avoir, comme moi, le cocon rassurant du lit de maman, récompense ultime d’avoir pissé au lit ! Un corps seul, livré à lui-même, ennuyé, en nuité, prend la mesure de la solitude de la condition humaine y puisant aussi bien une liberté qui encombre qu’une forme d’impuissance.
Alors, franchement, faire ou ne pas faire, là n’est pas la question. Ne pas s’en faire suffit. On est ou non prédestiné, on est ou non dans le grand fleuve, le grand lit de la peinture. Si on y est, il ne peut rien nous arriver : on est peintre, avec ou sans œuvre, général ou simple bidasse, peu importe. Si on n’y est pas : inutile de gesticuler en tous sens, c’est vain, perdu d’avance. Dans un cas comme dans l’autre, autant jouir et souffrir de l’ennui lorsqu’il s’offre à nous.