Contemporain des avant-gardes du début du XXe siècle, Georges Rouault (1871-1958) participa au Salon d’Automne de 1905, dit des « fauves », avec Matisse, Camoin, Derain et Manguin. Peintre de nus, de portraits, de paysages, il fut également céramiste, graveur et illustrateur de livres pour Ambroise Vollard, qui fut son marchand à partir de 1917 ; puis dessinateur de modèles pour la tapisserie et le vitrail. Inspiré par les sujets religieux et par le cirque, dont il fut un fervent spectateur, Rouault s’impose comme le peintre des laissés pour compte de la société, dont il donne une image expressive et intense, souvent saturée de matière. Mais sa création artistique fut aussi doublée d’une production littéraire intense et continue, que ce recueil permet de redécouvrir.
Édition établie et présentée par Christine Gouzi.
G. Rouault fut d’abord un témoin de son temps : auteur de mémoires sur ses contemporains, notamment sur son maître à l’École des Beaux-Arts Gustave Moreau, ou sur ses amis écrivains Léon Bloy, André Suarès et Joris- Karl Huysmans, il publia en 1926-1927 Souvenirs intimes, qui reste son ouvrage le plus célèbre avec Soliloques, édité en 1944. Premier conservateur du musée Gustave Moreau de Paris, il fut encore un théoricien, dont les articles étaient très prisés dans la presse artistique entre les années 1920 et 1950. Poète polémiste, il composa un texte en prosimètre enflammé, Cirque de l’Étoile filante (1938), qui use de la métaphore du cirque pour donner une image onirique et très personnelle de l’actualité politique et sociale.
Une grande partie des textes parus du vivant de Rouault étaient épuisés ou bien difficiles à réunir ou encore très lacunaires. L’édition établie et annotée par Christine Gouzi avec la collaboration d’Anne-Marie Agulhon, réunit pour la première fois la majorité d’entre eux et les replace dans leur contexte. Le lecteur y trouvera encore de nombreux manuscrits inédits, qui complètent la connaissance de Rouault polygraphe. L’ouvrage permet ainsi d’aborder des textes autobiographiques jamais retranscrits, des souvenirs sur les artistes que le peintre a côtoyés, mais aussi un livre théorique intitulé Ingres, Degas, Renoir, Cézanne, ainsi qu’une pièce de théâtre burlesque, narrant les aventures d’Ubu fils critique d’art, rédigée à l’imitation de l’Ubu Roi d’Alfred Jarry. On a aujourd’hui oublié qu’à la suite du procès qui l’opposa aux héritiers de Vollard, en 1946-1947, Rouault fut le rédacteur du texte qui servit à établir la loi sur la propriété intellectuelle : un des chapitres rappelle cet épisode essentiel des années d’après- guerre. De même Rouault poète restait un inconnu : influencé par Apollinaire, par Jehan-Rictus, Verlaine et Villon, il composa pourtant de nombreux poèmes en vers libres ou en prose, qui peuvent être analysés en symbiose avec ses gravures, ses peintures ou même les nombreuses illustrations qu’il imagina au cours de sa vie.
À travers les écrits de Rouault, c’est donc l’homme et l’artiste qui se révèle sous un nouveau jour, à la fois plus familier et plus engagé.
Ouvrage publié en partenariat avec la Fondation Georges Rouault et grâce au concours du Centre national du livre, de la Faculté des Lettres de Sorbonne-Université et du Centre André Chastel.
Les auteurs
Georges Rouault est un peintre, graveur, céramiste, illustrateur, critique d’art et écrivain français, né à Paris en 1871 et mort, à Paris également, en 1958. Il eut pour maître Gustave Moreau à l’École des Beaux-Arts et participa au Salon "des fauves" en 1905 avec Henri Matisse, Charles Camoin, André Derain et Henri Manguin. Il fut proche des écrivains Léon Bloy ou Joris-Karl Huysmans. Le livre de théorie de l’art Ingres, Degas, Renoir, Cézanne occupe une place centrale dans son œuvre littéraire ; mais il écrivit également des pièces de théâtres et des poèmes.
Presse
Brice Ameille, L’Objet d’art
Christophe Comentale, Arts et Métiers du livre
Jean-Paul Gavard-Perret, Le Salon littéraire
Philippe-Emmanuel Krautter, Lexnews
Isabelle Manca-Kunert, L’Œil
François Boddaert, En attendant Nadeau
Vincent Wackenheim, Commentaire
Extraits
"À Jeanne, la petite servante au grand cœur qui sauva ma mère et moi-même
et en mourut. Par elle, suis-je devenu le peintre que je fus
et qui n’a pas toujours été goûté ?
Cher oratorien, mauvaises nouvelles pour ce dernier jour de janvier, ou excellentes suivant cas et espèces vers certain horizon pictural raréfié, plus succinct, que vous trouverez un peu trop particulier, il est probable. Voici donc le changement de front. J’ai bien envie d’abdiquer... Mais après avoir tant montré de la bonne volonté direz-vous et sali tant de paperasses, oui certes il aurait été bon et urgent même de fixer certains points d’une évolution ignorée, déformée comme à plaisir. Vous allez avoir en échange un petit résumé de ce que j’ai tenté de faire, aussi succinct qu’il me sera possible, mais j’ai bien peur même là d’être entraîné plus loin que je ne le désire et que vous ayez malgré tout encore 60 pages.
Mon neveu n’étant plus de ce monde, on nous envoya des séries de photographies anciennes, très anciennes, que ce pauvre garçon gardait jalousement. Je vais vous expliquer de vive voix des nuances assez subtiles, au sens des « classes sociales » des diverses évolutions familiales et picturales.
Car en cet art, qui, soit dit sans méchanceté, est pour certains langue étrangère, que de nuances subtiles et de qualité on n’aborde plus ou moins bien en record de vitesse, qui ne convient pas toujours. Plus que jamais que d’étiquettes et « d’ismes » fâcheux, n’ayant parfois aucun rapport avec les œuvres peintes, qui resteront les seuls témoins cependant un peu valables, si on parle encore de nous demain. Comme je n’avais pas en mains, quand j’écrivis ce que vous me demandiez, lesdites photos (elles m’aident à m’y retrouver), ce que je vais vous noter est plus court mais différent de ce que j’avais fait auparavant.
Je naquis le 27 mai 1871 aux derniers jours de guerre civile et étrangère dans une cave bellevilloise rue de la Villette. [Pour la petite servante au grand cœur bonnes gens et chers contemporains, pour elle dans les ténèbres, je fus peut-être Ariel, sait-on jamais ?]. La petite servante Jeanne disait en trépassant et fixant tendrement le marmot braillant : « je suis aussi sa mère ». Elle mourut de ce que le peuple dénommait « sangs tournés », en mains son petit chapelet d’un liard qui lui avait donné, peureuse comme elle était, le cran nécessaire avec deux sourds-muets trouvés je ne sais où, de nous sauver. « L’obus » [comme on me nomma] avait effondré le mur de la pièce où était ma mère. Ensuite je fus dénommé le « gueulard » (car jour et nuit je faisais concurrence aux commères de la Villette), suite aux souffrances et privations endurées par ma mère."
*
"Poème d’Ariel
Terre d’ombre, peintre maudit des catacombes, savait-on jamais quand il riait
Tout jeunet aurait-on pas déjà pu croire à quelque sanglot quand il se disait enrhumé.
Mais en vieillissant, et même en ces temps anciens, il ne craignait pas la bagarre
Tout enfant, bien que même rossé aux premières lueurs du jour
il aimait
à regarder vers la zone rouge, prenant vacances singulières de purotin
pas bien loin des fortifs
Passait la roulotte revenue de frais
avec ses volets verts
le temps moins maussade
soufflant en ses mains froides
rêvant à plus d’amour
devant les paysages les plus maussades
chantait-il pas Mâtines à Ténèbres"
*
"Tu fêteras tout ce qui vit sous le ciel :
Le sourire de l’enfant nouveau-né
Quand il commence à bégayer
La première verdure au printemps
Le parfum de l’aubépine
La première œuvre sortie de tes mains
Apprenti, la fêter même ratée
Avec l’espoir de mieux œuvrer
Deux ou trois tons harmonieux
Qu’on croyait accord hasardeux
En jouir sans mystère
La route longue et dorée
Par le soleil d’été
Et au bord du petit sentier
La maison blanche, accueillante
Peuplée de gens gais et bons
Qui font tous oraison
À vos succès imaginaires
Les prémices d’une œuvre qui sommeille
Lentement naît et s’épanouit
Portée par vents et marées contraires
Des tourments quotidiens
L’eau qui sort de la source vive
La barque qui passe sans bruit
Sur les eaux dormantes
Le blé qui ondule sous la houle du vent
Et qui demain sera fauché.
Tout est prétexte
De joie sereine ou de peine
Suivant l’orientation de ton cœur et de ton esprit.
(Dans les prés désolés du Malheur
Moindre fleurette se flétrit et meurt.)"