Portrait en fragments invite à une nouvelle exploration de l’univers foisonnant de l’artiste monténégrin Dado (1933–2010), découvert par Daniel Cordier et Jean Dubuffet peu après son arrivée en France en 1956. Organisé autour de thématiques essentielles pour appréhender l’une des figures les plus singulières de l’art de la seconde moitié du XXe siècle, l’ouvrage a été conçu et annoté par sa fille, Amarante Szidon, à partir d’enregistrements, pour la plupart inédits, réalisés en 1981 et 1988 par Christian Derouet.
« Votre peinture est puissance. Une terreur où la matière est l’homme. Il y a un rapport qui n’appartient qu’à vous, entre les formes-matières ou l’homme-animal, l’invertébré, et les fonds-couleurs qui donnent des pouvoirs de transparence ou de réflexion. » (Lettre de Gilles Deleuze à Dado, 26 décembre 1994)
Dans la peinture de Dado, en effet, formes humaines, animales, invertébrées, se mêlent pour donner naissance à de troublantes figures. Dans ce Portrait en fragments, on pourra parcourir les méandres de son œuvre à travers les multiples entrées d’un abécédaire composé par Amarante Szidon, sa fille, à partir des enregistrements de longues conversations avec Christian Derouet, commissaire de l’exposition « Dado. L’exaspération du trait » au Centre Pompidou (19 novembre 1981-18 janvier 1982). De sa jeunesse au Monténégro et à Belgrade à sa découverte du Vexin français, de Paris et de New York, en passant par sa conception du dessin ou de la peinture, ou l’évocation des figures tutélaires de Henri Michaux ou du naturaliste Buffon, Dado nous convie, tout au long de l’ouvrage, à une odyssée passionnante à travers sa vie et son œuvre.
Propos recueillis par Christian Derouet, 1981-1988. Édition établie et présentée par Amarante Szidon.
Les auteurs
Issu d’une famille d’intellectuels, Dado (Miodrag Djuric dit, 1933-2010) naît à Cetinje (Monténégro). Après des études à l’École des beaux-arts d’Herceg-Novi puis à celle de Belgrade, il s’installe en France en 1956, où il est découvert par Jean Dubuffet, qui l’introduit auprès de Daniel Cordier. Tout au long de sa vie, guidé par un souci de réinvention permanente, il s’exercera à développer une œuvre hantée par la rencontre du vivant et de la mort, en marge des courants artistiques, sur de multiples supports – dessin, peinture, sculpture, gravure, décors d’opéra, œuvres in situ, numérique – dans un fertile échange entre la culture de son pays d’origine et celle de son pays d’adoption.
Presse
Reportage de la télévision monténégrine, où l’on peut entendre la voix de Dado, écouter Amarante Szidon présenter les livres.
Florence Andoka, Lacritique.org
Étienne Dumont, Bilan.ch
Catherine Millet, Artpress
Fabien Ribery, L’Intervalle
Christian Rosset, Diacritik
François Xavier, Le salon littéraire
Extraits
« C’était tout tracé dès le départ parce que ma mère m’avait beaucoup encouragé à dessiner. Mon oncle [Mirko Kujačić], son frère aîné à elle, était à Paris à ce moment-là. Mon oncle est venu déblayer un peu le terrain pour mon arrivée trente ou quarante ans plus tard. Il faisait un peu de l’arte povera à l’époque. Il exposait des oignons ; au vernissage, il y avait une botte d’oignons qui était posée, une paire de chaussures, des choses comme ça. C’étaient des retombées du mouvement Dada, je crois, dans les années 1930 à Belgrade. Mon oncle vivait à Paris, à Montparnasse. Il côtoyait des gens comme Alberto Giacometti, Bourdelle… Il travaillait beaucoup aussi chez Lhote, malheureusement pour lui, il était fourré chez Lhote tout le temps. Mirko Kujačić, Mirko, de son prénom. Il vient de mourir. À propos de cet oncle, qui était un peu mon véritable père – parce que mon père, c’était le play-boy et l’histoire de fignoler la vocation de ses enfants, il n’en avait rien à foutre – et cet oncle a perçu, a remarqué que je savais dessiner, que j’aimais ça – j’étais toujours caché dans un coin en train de dessiner et graver sur les murs. Cet oncle m’a recueilli, à la mort de ma mère, quand j’avais onze ans. Et donc à onze ans, j’étais dans un atelier d’un peintre, comme autrefois on mettait des gamins à apprendre un métier chez un [maître]. Donc l’odeur de la térébenthine, de l’huile de lin, des chiffons sales imbibés de peinture, tout ça, c’était un élément familier, c’est un apprentissage, je crois, qui m’a été précieux. Mon oncle était mon professeur aux Beaux-Arts, et par la même occasion, il est devenu mon ennemi, parce qu’il m’a foutu une baffe devant les élèves, parce qu’il trouvait que je faisais des choses décadentes. Il y avait une scène, il y avait un manitou qui venait de la capitale visiter l’École des beaux-arts nouvellement installée au Monténégro, dans le pays sauvage. Et je voyais encore mon oncle, le personnage important de la capitale regarder les dessins que je faisais, parce que j’avais vu des Emil Nolde, des Kirchner, des expressionnistes allemands dans un bouquin à la bibliothèque, et à quatorze ans, j’ai commencé à peindre des personnages avec des gros yeux, des bouches ouvertes et des choses comme ça. Vraiment, c’est comme si c’était hier. Le type regarde mes dessins, mon oncle s’approche, il jette les dessins par terre et il dit : « C’est ce petit cinglé de mon neveu qui a fait ça ! ». Il jette les dessins, je t’assure ! Il avait honte d’être l’instigateur d’une école expressionniste de la figuration libre dans un pays stalinien, à l’époque, c’était dans les années 1950. »
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« Personne n’a jamais rêvé d’écrire un texte sur moi. J’ai demandé à quelqu’un que j’aime beaucoup – je l’aime comme s’il était mon père –, il n’a pas pu le faire, et l’excuse qu’il m’a donnée était aussi belle que le texte que j’aurais souhaité qu’il fasse : il m’a dit que pour lui, l’écrit, c’est ce qu’il y a de plus difficile au monde. Et moi, j’en viens à ça dans ma peinture. Et c’est curieux, je l’ai rencontré l’autre jour, dans la rue, et je lui ai parlé de mes difficultés aussi. C’est un vrai dialogue étalé sur six ans avec le « Père Leiris ». […] Le fait qu’il m’ait dit que c’est la chose la plus difficile au monde pour lui, en me regardant dans les yeux, mon Dieu, c’était vraiment… J’étais aussi content que s’il avait vraiment écrit quelque chose. Mais j’avais pensé à lui, à l’époque de l’exposition du Cnac. « Père Leiris » est venu à la maison, il a vu mes peintures, j’étais très content. Il a fait la connaissance avec mon hérisson. Il y avait un hérisson apprivoisé à la maison, c’était très chouette. »
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« C’est peut-être ce côté muet et ce côté « absence d’anecdote » qui m’intéressent chez Chardin par exemple. Il ne faut pas oublier que l’exposition Chardin au Grand Palais était un festival, c’était une danse, une véritable danse de la mort. Il n’y avait que des lièvres morts, avec des yeux crevés, des bouches sanguinolentes. Il y avait même un lièvre avec un intestin qui était tiré, qui était violet. Est-ce que tu rappelles de ce tableau, qui était superbe ? Il y avait un intestin violet, comme ça, qui était tiré du ventre blanc du lièvre mort. Et ce lièvre était vraiment mort et raide. C’étaient, je crois, des commandes qu’il avait des mecs qui chassaient. Et il avait oublié la commande, et ce qu’il a peint surtout, c’était la mort, mais la mort tout court, c’est-à-dire la putréfaction, la raideur, le côté pisseux et poisseux de la robe de l’animal. On voit que ce sont des poils d’un animal qui est mort, qui n’est pas vivant. Et il a fait ça avec de la peinture, c’est quand même extraordinaire ! »