Tous les jours pendant plus de deux ans, Thieri Foulc s’est astreint à l’écriture d’une « peinture non peinte », texte court qui résume une idée de tableau dont le principal intérêt – dixit l’auteur – est justement de ne pas être réalisée, de rester à l’état de fulgurance, de « projet », dans un élan interrompu en direction de la peinture. Discipline hybride, donc, qui croise verbal et pictural, et joue de cette allégeance double comme d’un moyen de ne s’en tenir à aucune.
Car ce n’est pas seulement après la peinture qu’en a l’auteur, mais après toutes les « choses d’art », les « œuvres » en général, et surtout contre le « sens commun », qui tient le registre des genres et cantonne tout art à ses réalisations formelle les plus achevées. Dont acte : dans ces tableaux écrits, c’est le mot qui domine ; mais, ne redoutant pas la contradiction, Thieri Foulc introduit fréquemment une ou plusieurs esquisses plus ou moins développées – et pour cause : « les descriptions sont aussi lourdes et insupportables que les choses ».
Qu’on ne s’attende pourtant pas à trouver ici un texte-manifeste. L’auteur est tout entier à l’exploration et l’expérimentation de la forme qu’il s’est choisie et des contraintes qui l’accompagnent. On découvrira donc dans ce livre, véritablement, sous une plume toujours alerte, et parmi maintes références tacites ou avouées à l’histoire de l’art, des ébauches de visions insolites, sinon carrément inédites, des propositions de motifs nouveaux et de traitements neufs pour des motifs anciens, des suggestions de techniques et de matériaux encore inexplorés.
L’ensemble pouvant se lire de façon suivie pour voir évoluer le travail, ou en ouvrant l’ouvrage au petit bonheur ou au gré des reproductions de ces tableaux verbaux composés élégamment, sur papier précieux, à la pointe feutre ou au pinceau de calligraphe.
INTRODUCTION PAR L’AUTEUR
Le peintre non-peintre n’est pas un artiste, affirme le sens commun, puisqu’il ne produit pas d’œuvres, pas d’objets d’art, je déteste ces expressions et les choses qui vont avec, à vrai dire je déteste les choses. La vérité de l’art, dit-on, est dans le concret et je comprends bien qu’un Titien ou un Pollock ou encore un Topor ne sont vraiment eux-mêmes que réalisés, existants avec toutes leurs finesses et toutes leurs aspérités, toutes leurs âpretés physiques, définitivement irréductibles à l’idée qu’on peut se faire d’un Titien, d’un Pollock ou d’un Topor, je ne parle pas de reproductions, on n’a pas de temps à perdre.
Pourtant, je prétends être un artiste, je n’ai jamais vécu que pour cela et mon activité n’est organisée que dans cette visée. Ne parlons pas d’esthétique, mot usé, mot de décorateur, mais tout de même, un artiste, c’est quelqu’un qui sait à chaque instant comment les choses doivent être et qui sait pourquoi elles ne sont pas satisfaisantes, qui exerce son esprit critique à chaque instant et qui voudrait repeindre le monde et changer la tête de ces gens, là, d’un coup de brosse, pour balayer leur vilain nez et redessiner leur vie lamentable.
Il n’y a d’art que réalisé, croyez-vous, mais justement c’est contre la réalisation que j’en ai et contre le sens commun, surtout contre ça. Je prétends que tout art qui ne se jette pas dans le vide, contre le sens commun, n’a rien à voir avec l’art, n’est que de la fabrication, de la production, et je n’ai rien à en dire. Je peins avec des mots comme d’autres avec des pigments, et ceux qui me qualifient d’écrivain n’ont rien compris à la chose. Ce qui est au bout, c’est le tableau, le projet de tableau et l’agitation qu’il cause, en principe, dans les zones supposées sensibles de quelques cerveaux. « Il » : le projet, plus que le tableau, car c’est le mouvement de peindre, l’aller vers peindre, qui peut remuer les esprits. Le projet est un moteur, vous entrez dedans et vous-même vous repeignez le monde.
Ce n’est pas à dire que vous le badigeonnez de couleurs plus belles, factices, imbéciles. En réalité, vous l’éliminez. Vous faites de la peinture, « chose mentale », et le monde n’est plus que votre acte.
Bien sûr, par une contradiction que désormais vous ne pouvez plus me reprocher, nous pouvons regarder ensemble les traces de toute cette affaire, les petits rectangles de papier chinois ou indien, ou d’emballage, ou de tel autre type, que j’ai choisis, je l’avoue, de préférence à d’autres qui ne m’auraient pas plu, que j’ai couverts d’écriture à l’aide de toutes sortes d’instruments, de la pointe feutre du graphiste professionnel jusqu’au pinceau de calligraphe et où je me suis même laissé aller, souvent, à tracer une esquisse, parfois plusieurs, parfois colorées, afin d’économiser votre comprenette et de vous faire pénétrer dans le projet sans vous accabler de trop de mots, les descriptions sont aussi lourdes et insupportables que les choses.
L’intérêt de cette forme, le projet, n’est pas seulement qu’elle postule un au-delà du papier assez lointain, assez violent pour nous libérer des choses. Elle est rapide et permet de multiplier les expériences, les explorations. Qui se jette dans le vide tous les matins, certes, finit par connaître le chemin et forcément vous trouvez des thèmes, des problèmes ou des méthodes qui reviennent, parfois à des mois d’intervalle, mais aussi qui se jette dans le vide ne cherche pas la réussite, aborde comme malgré lui des façons de faire qui jusqu’à présent lui étaient « mystérieusement interdites », comme dit Eluard que, justement, il m’en coûte de citer. Qui, tous les matins, projette un nouveau tableau modifie plus vite ses points de vue, vos points de vue. Il peut tout se permettre.
Projeter un tableau par jour est une contrainte ultraproductive. On en veut toujours plus. On est aux prises avec le vertige des variations. Un jour, il faut s’arrêter et publier. C’est pourquoi voici quelques tableaux, pris parmi beaucoup. Peut-être ces peintures de mots sont-elles plutôt faites pour être dites. J’imagine une exposition avec des centaines de petites plaques de verre vides, dans la pénombre, comme on sait si bien faire aujourd’hui. Les spectateurs se promènent équipés d’un casque auditif. Au lieu d’entendre un commentaire muséeux, ils entendent le texte du tableau : à eux de se faire leur propre tableau, en écoutant. Sur les plaques de verre, dans l’ombre, ils projettent leur lumière intérieure ; enfin, ce que j’ai pu susciter en eux.
Les auteurs
Thieri Foulc (1943-2020) était un artiste non-peintre (peintures non peintes, art textile, collage, gravure), un écrivain et un éditeur.
Après avoir étudié à l’école des Beaux-Arts et à la Sorbonne, à Paris, il renonce à la peinture proprement dite, au profit de la gravure et surtout du dessin : à partir de 1969, il dessine les projets (les « cartons ») d’œuvres textiles réalisées avec Nicole Foulc (1941-1990). Leurs thèmes sont des personnages aux suggestions énigmatiques ; leur technique, l’appliqué, brodé serré ; leurs matériaux, la soie, les lainages où ils expérimentent plis, déchirages, détourages, et, dans les dernières années, des matériaux légers comme l’organza. Ils réalisent également des collages de papiers découpés.
En 1980, Thieri Foulc fonde l’Ouvroir de Peinture Potentielle (Oupeinpo) avec François Le Lionnais et Carelman. Il s’agit d’inventer des « contraintes » qui structurent l’œuvre à créer ou son processus de réalisation. Ces travaux sont présentés au centre Pompidou (1991 et 1999), et lors d’expositions propres ou avec l’Oulipo. Il les réunit dans un ouvrage, Du potentiel dans l’art (Seuil, 2005), et dans la Bibliothèque oupeinpienne (Au crayon qui tue, éditeur).
En 1998, Thieri Foulc commence ses Peintures non peintes. Ces textes sont donnés lors de « performances », devant des « tableaux » noirs. En l’absence de l’artiste, les spectateurs entendent les « tableaux » dans un casque audio-guide, comme à Marseille (centre de la Vieille Charité, 2014).
Comme écrivain, il a donné plusieurs recueils poétiques imprégnés de ses traversées du Sahara dans les années 1965-1967, ainsi que de nombreux articles et travaux d’érudition. En 2019, il fait paraître un recueil de contes : Le Lunetier aveugle (Al Manar).
Enfin, ayant œuvré un temps pour la grande édition, il a fondé sa propre enseigne, Au crayon qui tue (1993). Il a également été le Provéditeur-Éditeur Général du Collège de ’Pataphysique, publiant deux séries de sa revue, les Carnets trimestriels (2000-2007) et Le Correspondancier du Collège de ’Pataphysique (2007-2014).
Le site de T.F.
Presse
James Benoit (L’Œil [cf. PDF ci-après])
Jean-Paul Gavard-Perret (Lelittéraire.com ; Le salon littéraire ; De l’art helvétique contemporain)
Gérard-Georges Lemaire (visuelimage.com)
Extraits
Une rue, sans personne, sans rien. Ce qu’on voit surtout, c’est le macadam, l’asphalte, le goudron, avec des zones de couleurs différentes, des matières diverses, des raccords maladroits, des endroits usés où apparaissent les pavés. Ces matières sont forcément bitumeuses, sombres, mais comme il a plu elles sont néanmoins luisantes et les couleurs s’exaltent sous cette loupe. Quand on regarde bien on s’aperçoit que les gravillons, les particules, les éclats brillants incorporés dans ces revêtements de rue constituent autant d’ingrédients divers, autant d’énergie visuelle qu’il appartient au peintre de restituer ou peut-être de créer.
Des deux côtés du tableau on peut peindre le caniveau, qui est pavé et où l’eau qui coule apportera des reflets clairs. On ne s’attardera pas à d’éventuels objets anecdotiques qui pourraient se trouver là. En revanche on fera la bordure des trottoirs, en pierre, et un peu des trottoirs eux-mêmes, en macadam. Une bouche d’égout n’est pas interdite, avec l’eau du ruisseau qui s’engouffre dans le noir. Une plaque d’égout serait encore mieux avec ses motifs moulés en fonte et sa marque : Fonderie de Bezu.
Ce tableau peut être à l’origine d’une série non seulement parce que les asphaltes sont des contextures et des couleurs infinies et parce que le temps n’est pas forcément pluvieux, mais parce qu’il y a aussi des reflets ou des ombres, qui peuvent suggérer la présence du monde, qui passe dans la rue.
Serpillières municipales. Personne ne les regarde, mais le peintre devrait. Elles sont là dans les caniveaux comme des objets d’intérêt et de valeur nuls. Tout juste utilitaires, elles servent à réguler l’eau du ruisseau. Elles sont de diverses couleurs et comme, par fonction, elles sont détrempées, elles prennent une intensité remarquable. La teinte générale n’est pas forcément le gris. Il y en a des rouges, des bleu sombre, des brunes, des merdoie. Comme sur les serpillières domestiques on leur voit parfois un liséré d’une autre couleur. L’emmêlement de ces couleurs qui ne se mélangent pas mais qu’unifie quelque peu la longue habitude de sentir les ordures couler sur soi est toujours une leçon de peinture. À tel point que le peintre, prenant la mesure de son insuffisance, devra résister à la tentation d’emporter les serpillières elles-mêmes et de les coller directement sur la toile. Elles perdraient alors leur éclat secret et Picasso n’a pu réussir à exalter une serpillière qu’en en faisant autre chose : une guitare, très douloureuse. Je serais tenté plutôt de traduire ces teintes sourdes, ces tissages à grains divers, ces déchirures, par des papiers lacérés et collés. Des vieux journaux. Des papiers d’emballage. Des papiers d’ameublement. Tout cela usagé. Colle et vernis. Pas de représentation. L’eau ne coule pas. Le ruisseau est arrêté. Il n’y a d’ailleurs pas de caniveau ni de rue.
Cheveux. Nous ne sommes pas Titien et nous ne peindrons plus la chevelure de Flore. Cette masse à la fois lourde et légère, rayonnante et pleine, où apparaît pourtant l’extraordinaire finesse de chaque cheveu, de chaque poil d’un pinceau virtuel, dirait-on, cette masse de peinture qui ne doute pas de ses pouvoirs, il est exclu d’en retrouver non seulement la méthode, mais le besoin.
Cela étant, il reste des cheveux à peindre, et pourquoi pas les moches qui menacent le fond du lavabo, qu’ils vont bientôt boucher. Ils sont bruns et maigres, quasi noirs sur le blanc pas très net du lavabo non rincé. Ils dessinent des ramollissements, des isolements perdus – cheveux seuls égarés loin de la chevelure – des paquets morts. La bonde est là aussi avec son appel noir et son cuivre usé. Inutile de peindre la bonde. Qu’on sente juste le trou, l’engloutissement tuyautaire, et un peu les teintes cuivre en souvenir de Titien. Les cheveux sont sales, misérables, mais chaque courbe est un dessin, chaque trait calcule son écart par rapport au voisin, cet entre-deux suggère quelque chose et si je ne puis vous proposer Flore ni aucun autre mythe ou allégorie, je vous donne tout de même de la peinture.
Image de souffrance. Il me faut peindre aussi des tableaux qui me répugnent. Je les appelle images de souffrance parce que tout en eux représente le contraire de ce que j’aime dans la peinture. Mais il faut pouvoir le faire aussi, et peut-être de tels tableaux, moins bornés de subjectivité, de bon goût et de satisfaction, montreront-ils autre chose, à d’autres.
Les images de souffrance sont potentiellement beaucoup plus nombreuses que les images d’adhésion. Elles sont en nombre gigantesque, comme les tableaux que l’on n’a pas peints et que l’on ne peindra jamais. Ou peut-être non. Peut-être cela dépend-il de la nature du peintre, qui par là serait qualifiable. Certains ont une capacité d’amour infinie, je ne dis pas à l’égard des gens ou des objets, mais à l’égard des formes. Ils les renouvellent, ils les cultivent, ils en font leur territoire et tout devient leur forme. D’autres, au contraire, détestent constamment les horreurs ; ils en voient partout et ont assez d’imagination pour savoir ce qui arriverait s’ils se laissaient aller aussi dans ces chemins. En tout cas, pour moi, quel que soit leur nombre (de toute façon inatteignable), les images de souffrance sont de genre très divers. En voici une. Il faudra me payer cher pour que je la peigne.
Le support est un panneau de ciment, posé au sol dans une cave, plus précisément dans une issue de secours d’un parking souterrain ou dans les sous-sols d’une maison de la culture. Sur cette surface non préparée, je passe au rouleau une grosse couche de laque orange. La teinte est absolument uniforme. Dans le bas, pour faire un sol, je passe du marron, un brou de noix collant, en couches suffisamment épaisses pour qu’il perde sa transparence. Comme je le passe avec une large queue-de-morue, il présente tout de même des variations de densité qui tranchent par rapport au « ciel » orange. Je n’ai pas la patience d’attendre que tout cela soit sec et, dans la pâte orange, j’installe un objet fantastique, comme une boule de spaghettis multicolores. Ceux-là, je les peins à l’huile et au pinceau, et la première chose que je fais, c’est les spaghettis d’arrière-plan, au bleu de Prusse. Par-dessus, j’en ajoute des violets et des vert Véronèse. Quelques filaments roses. Tout cela se mêle sur le panneau qui ne boit pas. J’ajoute triomphalement des spaghettis de premier plan en jaune de chrome, puis en citron, et enfin quelques touches de blanc d’argent pour les éclats de lumière. Si le client insiste, je lui peindrai aussi deux petits astronomes assis sur le marron avec des radars et des appareils inidentifiables, en train d’observer la chose.
Coin de table. Tu veux peindre un coin de table, mais sans Rimbaud, ni Verlaine, ni personne. Juste un coin de table. Tu peux, bien sûr, faire un polygone dans un angle du tableau, et rien d’autre. Cela seul ouvre une immense série de possibilités, de mises en page différentes, de rapports de couleur, d’effets de surface variés. Mais pour que cette table ne soit pas un simple polygone, tu peux vouloir aussi lui donner du contexte et même chercher à faire sentir cette force curieuse, non agissante mais toujours présente, que les physiciens appellent la réaction du plan. Tu vas alors chercher à dessiner l’épaisseur de la table, à la doter d’un pied, à esquisser le mur, le rideau, le plancher qui l’environnent, peut-être même à poser des objets dessus. Je te suggère la retenue dans ces intentions : tout ça à la fois serait insupportable, et te voilà encore avec plusieurs séries de possibles à explorer. Ta première constatation sera que les mises en page à polygone seul ne supportent pas qu’on leur ajoute des éléments sans les modifier d’abord elles-mêmes. Question d’angle, de point de vue, d’équilibre. Ensuite tu comprendras que conférer à ta table une présence dans un espace, une épaisseur, une apparence de réalité ne te sort tout de même pas des lignes droites et des plans. Tu as certes creusé ton tableau, tu y as introduit la perspective mais avoue qu’elle y était déjà avec les polygones du seul fait que tu les appelais « tables ». Au fond, tu as maintenant un jeu de surfaces un peu plus complexes mais l’esprit reste proche. Il en va tout autrement si tu te mets à poser, sur la table, des assiettes, des bouteilles ou des bouquets de fleurs. Dans un premier temps au moins, je te suggère d’éviter les corps arrondis. Reste avec tes lignes droites et tes plans, et, après avoir remis ta table dans une position adéquate, pose-z-y simplement une boîte, ou un morceau de papier, ou même une boîte sortie de son papier. Si tu veux du contraste avec l’unité des plans tu peux suggérer des signes d’écriture sur la boîte, sur le papier. Signes indéchiffrables à la manière italienne (exemple chez Carpaccio, si descriptif pourtant) ou signes réels porteurs de sens à la Holbein, à la Braque. Tu peux même aller plus loin, et ouvrir la boîte pour y montrer toute une scène. Pas de soldats de plomb, pas de maison de poupée, non, mais pourquoi pas un épisode de la bataille de Verdun ou une foule le dimanche à Shanghaï, le nez en l’air, en train de regarder un match de football sur écran géant.
Si toutefois ces boîtes de Pandore te semblaient trop compliquées à concilier avec la table, il existe une autre solution. C’est de cadrer seulement un fragment des objets : un bout de règle, des dents de fourchette, un peu de linge — ou même une grosse main impatiente au bout de son avant-bras.
Petit secteur (du corps). Le corps est plein de petits secteurs qui me tentent tous. Ceux qui s’imposent immédiatement sont les zones de pli et de creux : l’aisselle, différents détails du sexe, féminin ou masculin, le périnée, avec échappée sur l’anus. Il ne faut pas renoncer à les peindre sous prétexte qu’ils déplairaient à certains, ou plairaient à d’autres pour de mauvaises raisons. J’aime ces plis, ces ombres et ces poils qui projettent l’imagination dans un domaine que je pressens décisif et où le dessin, qui s’acharne, qui fouille, qui emmêle les ombres, les phanères et diverses sécrétions et matières, s’approche d’une sorte de révélation. Cela étant, il ne faut pas croire qu’il y ait là des sujets faciles. Le plus compliqué est même ce qui fait l’attrait de ces secteurs. Il y a un creux, un trou, une marque qui va servir de centre pictural. Mais il ne faut pas que ce centre soit central. Il faut le déporter vers un bord et l’amener. Il faut faire sentir que ce creux est le point de rencontre de volumes forts, qui s’emboîtent et qui signifient. Il faut qu’on sente non la curiosité d’un anatomiste ou l’étourdissement d’un mystique, mais l’obsession d’un voyeur figé par la révélation de l’organique. D’où aussi la nécessité des poils, plantés sauvagement, frisés, gribouillés. Et celle de dessiner fermement les formes vers les bords — qu’elles ne s’évasent pas en baudruches négligées sous prétexte que le centre d’intérêt est ailleurs. Si l’on veut éviter des sujets aussi âpres, je proposerais un creux plus doux et qui m’est cher également : le creux poplité, entre le mollet et la face postérieure de la cuisse. Dans un tableau en largeur je mettrai alors une jambe de femme, pas trop jeune et pas trop mince pour éviter les effets de charme. Mais qu’on sente qu’à cet endroit la peau est d’une limpidité unique, que les creux y sont atténués et que les poils ne sont que duvet vers les extrémités.