Ces entretiens avec le peintre Sam Francis (1923-1994) sont issus de longues conversations tenues en 1985 et 1988, avec Yves Michaud, philosophe et critique d’art.
Sam Francis n’était pas un homme de calibrages : il répondait moins aux questions qu’il ne vous entraînait progressivement dans son univers fait de couleurs, d’alchimie, de méditation, de psyché, de rêves somptueux et d’attention à l’époque.
Petit à petit, se dessine au fil de ces pages le portrait d’une aventure artistique, d’amitiés intenses, de voyages et de curiosités et l’on découvre un artiste à la fois sage et fou, magicien et artisan, méditatif et rieur, homme d’affaires et poète, vivant tout entier pour « son art, son métier, sa magie… »
Les auteurs
Issue de la peinture abstraite de l’après-guerre, l’œuvre de Sam Francis (1923-1994) est fortement caractérisée par ses enjeux spirituels mais aussi par une tendance à l’immatérialité physique. Les artistes qui influencèrent Francis à ses débuts, Clifford Still ou Mark Rothko, bien qu’engagés eux aussi dans une quête spirituelle, donnaient à leurs œuvres des qualités optiques – tracé, épaisseur, texture – ancrées dans la concrétude des éléments picturaux. On retrouvera cet intérêt pour la matérialité du champ coloré dans les premières grandes toiles de Francis, et ce n’est que peu à peu, et sans renier la présence du geste, de la surface, de la trace, qu’il s’acheminera vers des formes que l’on a qualifiées de diaphanes, de transparentes ou d’éthérées, mais dont on oublie trop souvent qu’elles sont le résultat d’un inlassable travail formel sur la matière picturale et son support. Parler de « travail » à propos des peintures de Francis, aux apparences si fluides et aériennes, loin d’être une contradiction, n’est que l’aboutissement du formidable corps-à-corps qui s’est déroulé tout au long de sa vie et lui a permis de conquérir l’immatérialité de sa peinture.
[Sam Francis, Autoportrait, 1977, acrylique sur papier, 32 x 27 cm.]
Yves Michaud, né en 1944, philosophe et critique d’art, a régulièrement côtoyé Sam Francis de 1976 à sa disparition en 1994 et partagé son amitié. Il a notamment été directeur de l’École nationale supérieure des Beaux-Arts, et le concepteur de « L’Université de tous les savoirs ». Il a récemment publié Narcisse et ses avatars (Grasset, 2014), et sur l’art : L’Art à l’état gazeux, L’Artiste et les commissaires, Critères esthétiques et jugement de goût (tous trois chez Hachette/Pluriel), La crise de l’art contemporain (PUF), Les marges de la vision (Jacqueline Chambon). Il a dirigé, chez cet éditeur, la collection « Rayon Art ».
Presse
Mark Rakotoarivelo (« Critique d’art ») ; François Xavier (« Salon littéraire »).
Extraits
Ces entretiens sont suffisamment riches en propos sur la peinture, l’art, le rêve, la vision du monde et les étapes de la vie d’un grand artiste pour ne pas avoir à être commentés à l’excès. Si l’expression veut dire quelque chose, ils parlent pour eux-mêmes.
Je voudrais ajouter seulement deux choses.
D’abord la richesse humaine dont ces textes témoignent. Sam Francis était un homme de générosité, c’est-à-dire qu’il était généreux en attention pour les autres, en intérêt pour le monde, en actions et en initiatives. Sam Francis rayonnait d’une sorte de puissance de vie en étant une source débordante d’idées, d’images, de gestes, de projets et d’entreprises à la manière d’une divinité orientale ou d’une puissance naturante comme en décrivent des philosophes comme Plotin ou Spinoza.
La seconde chose que je voudrais dire, c’est que ces échanges nous font entrer dans une conception de l’art à la fois bien particulière, celle de Francis, et universelle. Ce n’est pas une conception qui insiste sur les formes ni sur les avancées artistiques dont elles témoigneraient dans une conception caractéristiquement « moderne » de l’art. En ce sens, il n’est pas surprenant que Francis n’ait jamais vraiment trouvé sa place dans l’histoire canonique du modernisme américain. C’est une conception poétique, magique et chamanique de l’art comme recherche spirituelle, accès et participation à l’autre côté des choses, des êtres et du monde, qui est une constante profonde de l’être-au-monde humain. De ce point de vue, Sam Francis était authentiquement californien, mais sans que l’on puisse oublier qu’une partie essentielle de l’art du XXe siècle a œuvré dans cette direction du « spirituel dans l’art », qui se distingue clairement de la recherche religieuse proprement dite.
Sam Francis était à la fois un homme de son temps, un artiste organisé, un homme d’affaires, y compris quand il s’agissait de publier des livres rares, de soutenir des poètes ou d’installer des champs d’éoliennes, un passeur, un transmetteur et un poète. Il était aussi un ami. C’est tout cela que disent ces entretiens.
(Yves Michaud)
Quand vous peigniez une peinture comme For Fred, étiez-vous conscient de créer un nouvel espace, de commencer une nouvelle sorte de peinture ?
J’étais conscient de ce que je voulais faire : suivre une image. Je suis toujours l’image. Les mots viennent après. Mais j’écris aussi beaucoup. Voilà un carnet, il n’est pas récent. Certaines des choses que je vais vous lire sont des titres. Je fais les titres avant de peindre. Je peux vous lire une liste :
« Poulet à l’estragon ; Saint Pierre ; Girolles ; Vers la disparition (je m’en suis servi plusieurs fois ; je les utilise après coup) ; Poussière verte ; Tofu ; Programme ; Route d’échelles, Chaleur jaune, Rouge présent ; Poussière rouge ; Poussière jaune ; Le pêcheur ; Fil d’or ; Soufre rouge ; La terre grasse ; Iris ; Pluie ; Lac joyeux ; Autoagissant ; Huit temps ; Chypres ; Grand rouge ; Neuf tombes ; Réuni ; Croyez ce que vous voyez ; Ses quadrillages humains ; Vers le paradis de l’émotion ; Vers un trou noir ; Vivant dans mon cœur ; Rayons sombres ; Rapide et léger ; Réseau ; Réflexions ; Un paradis de cendres ; Engendré ; Fini ; Sombre et rapide ; Général ; Spécifique. »
(Je me sers de tous ; elles ressortent dans mes peintures, toutes ces idées).
« Dix bouffées Neuf bouffées ; Eau étincelante ; Fontaine super sensuelle ; Sombre comme le plomb ; Réfléchissant ; Pouvoir de la couleur de l’eau ; Figures fermées ; Trace de la poussière bleue. »
(Si vous vous bornez à faire la liste des titres que je vous donne, votre texte sera écrit et il sera formidable.)
« Fond profond ; Lent et sombre ; Selle sertie de bijoux ; Étoiles de la nuit dernière ; Femme du Sud ; Voir son ombre c’est l’aimer » (c’est pas mal !).
« Un Océan, une coupe ; Un rêve, un papillon ; La lune est une perle dans une mer de larmes ; Beauté et distance ; Bouffées de la nuit de Chine. »
(Comment ça commence ? Si je reviens à « Un océan, une coupe », cela signifie l’animation du monde. C’est une image qui vient de l’inconscient. L’océan et la coupe sont à égalité. Seule la nature peut enrichir la nature. La pierre a tout ce dont elle a besoin. C’est une sorte de commentaire. Maintenant je continue avec des titres).
« Dieu est un poisson flamboyant ; Simplicité ; Étoiles de demain ; La couleur ne meurt jamais ; Fille bleue de l’air ; Fils bleus de l’air ; Le bleu chante dans les cloches ; Au pied du mur » (j’ai fait une peinture qui a ce titre, une belle peinture) ; « Espace vert ; Bouddha vert ; Bouddha noir ; Vert d’or ; Rouge dans rouge ; Bleu dans noir ; Rouge sur rouge ; Étoile libre ; Souffle parfumé » (super sensuel serait une métaphore pour Aphrodite) ; Quand je parle vraiment, je ne parle pas ; Qu’est-ce qui bouge quand la lumière bouge ? La couleur est-elle l’ombre de la lumière (venant après le mouvement de la lumière) ? Sa taille est cerclée de spirales bleues. Le point zéro est où les sommets se rencontrent et ne se rencontrent pas. »
Si je deviens conscient de l’image, la compulsion perd sa force. Les archétypes sont uniquement un éther pour les idées. Les objets de la vision sont les images des objets de la vie, pas le sujet. Et les affirmations métaphysiques sont seulement des événements de la psyché, c’est-à-dire des phénomènes-frontières. Pour moi la réalité est complètement psychique. La psyché est notre seule réalité. L’image de la table, pas la table, est intérieure à la psyché. L’esprit est ce qui dirige l’intellect. L’intellect, c’est l’aspect humain du problème de la pensée. L’esprit en est le moteur. L’esprit est toujours à disposition, venant de plusieurs directions à la fois. C’est pourquoi vous ne pouvez en avoir le contrôle mais il vous faut faire usage de votre intellect au moment même où l’esprit passe à la conscience. L’intellect est un organe de l’esprit, développé par l’esprit lui-même.