Carnets d’atelier 1975-1990 ; Textes 1979-2000 ; Entretiens 1984-2014
Réunissant d’une part carnets, d’autre part textes et entretiens dont l’écriture ou la parution s’échelonnent des années 1970 à aujourd’hui, Le Temps de peindre jette sur l’œuvre de la peintre Monique Frydman un éclairage neuf par son ampleur, sa densité et sa profondeur. C’est en effet le premier mérite de ce volume en deux volets, doublement préfacé et enrichi de cahiers iconographiques importants, que de proposer au lecteur une approche croisée de ce travail dans lequel l’écriture, avant, pendant, après, joue un rôle constitutif, ne serait-ce qu’en permettant à l’artiste de « rationaliser par la parole » ce qui advient dans sa peinture.
De fait, la lecture le révèle, les questions du hasard, de l’aléatoire ou de l’accident sont déterminantes chez une peintre dont la « grammaire picturale », loin d’être une constante, s’est formée au travers d’un long cheminement. Indices biographiques, énoncés d’intentions et regards rétrospectifs aideront le lecteur à reconstituer cet itinéraire complexe et sans cesse redéfini. L’abandon de toute activité artistique propre en 1967, quelques mois après la sortie des Beaux-Arts, au profit de l’action militante ; le retour à la peinture, au début des années 1970, à la faveur d’un questionnement identitaire dans lequel le féminisme agit en catalyseur ; l’abandon progressif de la figuration obsessionnelle du corps et l’accession à l’abstrait ; l’exploration de ses origines juives et du traumatisme de la Shoah ; la grande « découverte » de ces cordages et ficelles dont la trace sur la toile s’apparente à une signature ; les voyages en Australie, au Japon… éléments décisifs pour saisir une démarche où même l’usage de la couleur ne s’est imposé qu’au terme d’une lente « montée ».
Les textes de conférences et l’évocation répétée, dans les entretiens, de certaines œuvres et figures d’artistes permettront également de situer Monique Frydman dans une constellation dont les grands astres seraient Cézanne, Rothko, Pollock, de Kooning, Matisse, Bonnard, mais aussi Sassetta, Le Greco ou les fresques pariétales de Lascaux. Non seulement son œuvre s’éclaircit à leur lumière, mais Monique Frydman jette sur eux un regard dont l’originalité se doit sans doute à cette forme aiguë d’empathie qui lui fait ressentir physiquement la façon ils ont travaillé. Étonnant et éclairant, par exemple, de la part d’une peintre abstraite, ce choix de se confronter à un polyptique de Sassetta pour saisir « la vibration des couleurs ». Mais ce sont aussi, précisément, des notions classiques et donc problématiques telles que la figuration et l’abstraction qui ne cessent ici d’être remises en jeu.
Ouvrage fourni, donc, nécessaire mise à jour, et regard prolongé sur une artiste qui n’a pas fini d’œuvrer.
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Extrait de la présentation des carnets d’atelier – ÉRIC DE CHASSEY
Il ne faudrait pas croire pourtant que ces carnets donneraient toutes les clefs du travail pictural de Monique Frydman. C’est ainsi que des événements que l’on sait par ailleurs, à travers les entretiens donnés au fil des ans, avoir été fondateurs, comme la maternité ou la visite des grottes de Lascaux, le 25 avril 1979, en compagnie de Catherine Francblin, n’y apparaissent pas, ou alors sans commentaire. Mais si l’on pense, comme l’a noté Karim Ghaddab à propos de la série Révélé de 2001, qu’une partie du travail de Monique Frydman est un travail d’écriture – puisque « les outils qui servent à les tracer – craies, fusain, pastels – ressortent davantage du registre de l’écriture que de celui de la peinture » – alors il n’est plus de raison de considérer séparément les carnets et les tableaux, même si, comme elle l’affirme, c’est « au registre de la peinture que mon œuvre avec obstination dans le temps fait sens ». Les notes qui composent ces carnets ne sont pas des explications de la peinture, elles en forment plutôt une couche supplémentaire, virtuelle, qui accompagnera désormais les spectateurs des œuvres de l’artiste – et enrichiront leurs perceptions.
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Extrait de la présentation des carnets textes et entretiens – GEORGES ROQUE
Par le biais de son histoire propre, Frydman rejoint une préoccupation ancienne, celle selon laquelle la lumière et l’éblouissement s’arrachent toujours sur fond d’obscurité et qui s’est cristallisée, pour plusieurs artistes, autour de ce que j’ai proposé de nommer le mythe de la caverne-atelier, lequel a pour point de départ une anecdote concernant Turner. On en trouve notamment une belle expression chez Matisse : « Turner vivait dans une cave. Tous les huit jours, il faisait ouvrir brusquement les volets, et alors quelles incandescences ! Quels éblouissements ! Quelle joaillerie ! ». De façon prémonitoire, notre artiste ne disait pas autre chose, dès 1985, soit avant d’avoir réalisé la plupart des séries qui viennent d’être mentionnées : « L’histoire de mon travail, c’est l’histoire de quelqu’un qui sort à la lumière et qui en est ébloui. »
Les auteurs
Monique Frydman est née en 1943 à Nages, dans le Tarn.
En 1964, après un cursus à l’École supérieure des beaux-arts de Toulouse, elle s’installe à Paris, où elle fréquente l’atelier de peinture de l’ENSBA et fait notamment la connaissance de François Rouan et de Pierre Buraglio.
En 1966, elle interrompt totalement ses activités de peintre pour se consacrer au militantisme d’extrême-gauche et à son engagement féministe – elle fait alors partie du Mouvement de libération des femmes (MLF).
En 1977, reprenant la peinture, discipline abandonnée par un nombre croissant d’artistes, elle développe de grands dessins de corps, avant d’opérer un glissement progressif vers l’abstraction.
1984 marque le début de grands formats sur toile de lin. L’artiste s’adonne à une longue immersion dans la couleur, laquelle passe de teintes sombres à des tons clairs et bientôt vifs, sous l’influence notamment de ses voyages en Inde et en Australie. Elle diversifie ensuite sa méthode de travail, d’abord (à partir de 1989) en posant la toile sur le sol et en l’humidifiant à la colle pour appliquer le pigment par imprégnation et le pastel par frottage ; puis (à partir de 1994-1995), en disposant de façon aléatoire en-dessous la toile des objets dont elle fait apparaître l’empreinte par frottage.
À partir de 2005, elle recourt à des matériaux issus de l’industrie, partant de feuilles de papier peint et de tissus qu’elle encre par sérigraphie. Ces techniques lui permettent de passer à un format architectural, voire monumentale, qui s’illustre dans plusieurs commandes pour l’espace public.
Le site internet de l’artiste.
[Photographie : ©Raphaël Frydman]
Presse
Oriane Castel (Art critique).
Jean-Paul Gavard-Perret (Alliance)
Gérard-Georges Lemaire (visuelimage.com)
Catherine Francblin (« Artpress »)
Alexia Lanta Maestrati (« L’Œil »)
Cécile Marie-Castanet (« Critique d’art »)
Luciana Spina (« Ligeia »)
> cf. fichiers PDF ci-après.
Extraits
CARNET D’AUSTRALIE 1 - 1987
Jamais mon travail ne m’a paru aussi abstrait
Lumière, lumière,
ici, éclatante et si vaste.
Jamais mon travail ne m’a paru aussi retenu dans ses moyens
rapide comme désespéré dans la décision du geste
Seulement indicatif et suggestif comme un signe de connivence.
Basé sur la complicité outrée du matériau
/
Comme réceptif au signe
En fait très oriental comme conception de l’espace
Peut-être devait-t-il s’élaborer dans une contradiction plus tendue encore entre ce qui est de son abstraction et de sa figuration et peut-être cela dans des panneaux différents mis en regard l’un de l’autre.
Je vais prendre le temps maintenant dans la deuxième partie de mon travail de commencer un carnet, des croquis sur les arbres et les fleurs, de me nourrir de ce que je peux voir, recevoir comme informations plastiques et visuelles.
/
Texte sur Paladino
La théologie du corps
L’archéologie du corps
L’iconographie du corps
Éthique et esthétique
Abstraction, style
L’abstraction telle que je la mets en place dans mon travail n’est point seulement une abstraction comme style.
Le rapport au paysage, par exemple quand je pense aux peintures très figuratives que l’on peut voir ici et à la conception du paysage tel que les Chinois le pratiquent.
Viewing a waterfall.
/
Les oiseaux noirs
Cygnes noirs bec rouge
Quelques traits blancs
Palmiers noirs bec orange
Pattes rouges cris étranges
Et les mouettes blanches et grises
/
Tenir le jaune plus fort
/
Ici c’est la chute de l’Europe.
Les cieux sont splendides et sans appel.
Je plonge dans mon travail plus vite que le vide.
/
de très grands arbres
le blanc des troncs d’eucalyptus
la lumière
des oiseaux
red collared lorikeet
Crimson Rosella perroquet rouge
Red heron
Luzon bleeding heart Pigeon
Pigeon au cœur qui saigne
des mouettes
le silence
des cieux immenses et sans appel
/
Tout est bien contradictoire.
Je me demande parfois quelle énergie me pousse à partir si loin.
Je me demande ce que je cherche à pousser toujours plus avant de moi-même ou plus loin de moi-même.
Ici c’est le bout du monde mais le paradoxe est que dans cet espace si illimité où la lumière et les cieux sont splendides, où la beauté des arbres, des oiseaux irradie, je retrouve « le point aveugle » de mon histoire, l’errance de l’Europe.
Car l’Australie ou du moins Melbourne n’existe que par ceux qui y ont chuté.
/
le territoire inversé
la tête en bas
le point de chute
sans appel.
la coupure
une lumière. des cieux immenses
l’étrangeté absolue du territoire
le vide de son immensité
la métaphore
/
J’ai travaillé énormément sans trêve, et je vois dans mon travail arriver un autre dessin en suspension, plus affirmé dans sa dureté. Un dessin très différent, des lignes comme des objets ou des forces en tension.
Passer le choc détonnant entre le reflet inversé de l’Europe, et l’étrangeté, la rareté absolue de l’espace j’absorbe une quantité incroyable d’émotions visuelles et plastiques.
Le dessin des troncs d’arbres, des feuilles, des nuages, des bois très déclinés, très découpés dans cette clarté odorante.
/
De la fascination.
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UNE ARTISTE CONTEMPORAINE FRANÇAISE EN AUSTRALIE
Entretien avec Colin W. Nettelbeck
Colin Nettelbeck : Que pouvez-vous nous dire de votre séjour en Australie ? De votre travail, de vos rencontres ? Avez-vous beaucoup échangé avec les étudiants du Victoria College ?
Monique Frydman : Oui, tout s’est fait avec beaucoup de simplicité. En arrivant à Melbourne, je suis allée très vite, car je sentais que je devais me lancer très rapidement dans le travail. En arrivant, j’ai eu une impression très violente de vide et d’espace. C’est l’un des chocs les plus décisifs que j’ai vécus en Australie, ce sentiment d’immensité, du caractère disproportionné et illimité de l’espace… Face à ce sentiment extrêmement ambigu – car c’était fascinant, bien sûr, mais aussi assez inquiétant – j’ai décidé de me plonger au plus vite dans le travail. Le lendemain de mon arrivée, je me suis installée dans l’atelier à l’université, je me suis dépêchée de réunir les matériaux, et je me suis mise au travail tout de suite. L’échange avec les étudiants s’est produit tout naturellement. Ils ont parfaitement compris de quoi j’avais besoin – travailler sans interruption la semaine, de façon assez solitaire, et puis, par ailleurs, leur consacrer tout un après-midi où l’atelier était ouvert, pour qu’ils puissent venir me parler et voir mon travail. En fait, tout était plus spontané. On se voyait dans les couloirs de l’université, ou au pub – donc les échanges avaient lieu très simplement.
CN : Ils vous ont demandé de regarder leur travail ?
MF : Oui. Comme ils travaillent très dur, et moi aussi, notre situation était très similaire. La communication n’a pas posé de difficulté. Ils m’ont demandé de regarder leur travail vers la fin de mon séjour, ou souvent après une conversation. Ça n’avait rien de formel.
CN : Il y a quelque chose que vous avez trouvé intéressant dans leur façon de travailler, dans leur point de vue ?
MF : Tout à fait. D’abord, j’ai été surprise qu’il y ait autant de peintres. C’était une bonne surprise, parce qu’en France, même si c’est vrai qu’on en trouve aussi beaucoup, il y a en même temps tout un courant qui fait un travail post-moderne sur le concept de peinture – ce qui n’est pas ma démarche. Donc j’ai été positivement étonnée de voir tant d’étudiants engagés dans la pratique de la peinture... avec une énergie de peintre, très « peintres » dans leur façon d’être, dans leur démarche…
Mais ce qui m’a peut-être encore plus frappée, c’était de voir de jeunes artistes si préoccupés par la narration, avec une approche très narrative de la peinture – une approche qui m’a paru symbolique, ou symboliste. Avec un intérêt pour le paysage, mais en lien avec une vision légèrement symbolique du paysage, avec parfois une touche de surréalisme… Ce qui m’a surprise, c’est aussi l’épaisseur de leur peinture, la surcharge… « Épaisseur », « surcharge » – je ne l’entends pas forcément au sens négatif… Mais il y avait un grand travail sur la matière, sur la peinture elle-même, parfois chargé d’images qui, d’une certaine façon, me semblaient, à moi, extérieures…
CN : Vous avez eu l’occasion de voir vous-même certains de ces paysages. Quelle a été votre réaction ?
MF : Vous savez, quand on est très engagé dans son travail, le regard qu’on porte sur ce qui nous entoure prend déjà la couleur de nos questionnements et de nos préoccupations. Et le lien entre l’espace et le vide a toujours été une question dans mon travail… Il y a toujours eu cette question de la tension et, en même temps, cette impression d’être en suspens… Quand je suis arrivée en Australie, j’ai éprouvé une sorte de redoublement de ces questions, car j’ai eu cette sensation très forte que le pays était suspendu dans l’espace… Pas seulement à cause de la qualité de la lumière, mais en tant que continent, par rapport au reste du monde… J’ai vraiment eu l’impression de débarquer sur un météore…
Vous l’avez peut-être remarqué, je travaille beaucoup sur des toiles qui ne sont pas entièrement recouvertes de peinture, et les parties vides, celles qui ne sont pas peintes, sont tout aussi importantes que celles qui le sont… Donc mes questionnements de peintre se sont intensifiés, que ce soit à Melbourne, à l’intérieur de ville, dans le lien entre l’architecture et le ciel, ou en-dehors, dans la campagne environnante, où les arbres sont comme des signes très abstraits, comme dessinés dans l’espace, ou encore très loin, « tout là-haut », dans le Nord, où le paysage a encore une tout autre allure… Tout ça n’a fait que confirmer cette impression d’un paysage extrêmement abstrait… presque métaphorique… D’où ma surprise de découvrir, chez des jeunes peintres d’aujourd’hui, une tradition surréaliste dans le paysage, chargée de narration – alors que le paysage australien est complètement abstrait, qu’il évoque vraiment un tableau abstrait… Tel qu’il paraît sous nos yeux, s’entend. Ce qui, pour moi, le rend d’autant plus fascinant, mystérieux, émouvant.
CN : Pensez-vous que les artistes vivent autrement en Australie ?
MF : Je crois qu’il y a une constante dans la manière qu’ont les artistes de se rapporter à leur travail, que ce soit à Paris, à New York ou en Australie… Ce qui très différent, en France, c’est que la tension est extrêmement forte – la pression ambiante, la pression d’être sans arrêt sollicité intellectuellement. C’est une pression énorme. Il y a une sorte de discipline intérieure, très violente, qui demande à être maintenue, qui consiste, sans cesser d’être nourri par les événements extérieurs, à rester tout entier dans l’extrême solitude de sa propre identité. Et quelquefois, cette tension est extrêmement difficile à supporter. Mais je pense aussi qu’elle est très enrichissante, et si on arrive à la supporter, elle devient très dynamique. Mais c’est vrai que c’est très violent de vivre avec ce sentiment. En Australie, les peintres n’ont pas ce problème. Par là, ils ont une plus grande sérénité dans leur travail… Mais ce côté positif peut devenir négatif – on risque de devenir complaisant vis-à-vis de ce qu’on fait. Le questionnement est moins violent. En France, on doit se confronter en permanence aux réalisations du passé et à des œuvres d’aujourd’hui qui sont de grande qualité, d’une grande force… On doit se confronter au développement de la pensée, de philosophies critiques, à l’élaboration permanente de nouveaux concepts…
CN : Un fardeau culturel et historique ?
MF : Culturel et historique, mais aussi ici et maintenant. Et il faut éviter de se laisser submerger, garder une très grande distance par rapport à ça… C’est une sorte de gymnastique mentale.
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CARNET VII / JUILLET 1988 - MARS 1990
Le 26 octobre 89
Départ à Dancourt
J’essaie de remettre l’atelier au travail
entre des moments difficiles.
Encore une fois de l’espace océanique, plein, à la perte d’être.
Comme si, pour accéder à l’ouvert, il fallait se perdre soi.
Plus rien ne se nomme.
Reprise sur papier
avec des terres rouges.
Je reprends les terres.
Comme un lieu où le travail peut s’originer.
Par frottement.
Jamais l’automne n’a été si glorieux, si doré.
Comme si le temps se ramassait pour plus de beauté et d’intensité ultime.
/
5 novembre
Réouverture de l’atelier à Paris
Alors là, le dessin s’en va où ?
Après un arrêt de quatre mois et cette reprise du travail, je n’avais jamais ressenti aussi intensément à quel point l’atelier et la peinture étaient une violence sur soi. Tout mon corps est très courbatu, alors que je n’ai repris qu’un travail, assise, sur des petits formats. J’ai mal partout tant la tension est grande.
/
17 novembre
Une série de pastels
sur Arches
Terre rouge – brun, violine
Quelque chose de très sourd – enfoui – obscur
Comme un lieu d’où cela s’origine
Distendu
Toujours
le temps
Je suis de nouveau bien à l’atelier.
Très intériorisée, très calme, comme au ralenti. Les choses sont là, il faut leur donner du temps.
/
Le 17
Juan vient pour préparer une toile de lin.
Format 154 x 175
Je continue les pastels.
Comme un carnet de mots,
jour après jour.
Ce titre leur conviendrait bien.
Garder le plus possible le silence.
Le 23
La toile
Je crois l’avoir enduite de trop de colle pour le lavis.
Il y est trop brillant.
Soustraction de la lumière
Je me dis : voilà, c’est l’endroit exact où ça s’origine.
Avant ce qui est nommé.
Pourquoi la parabole du livre d’I m’a tant touchée : l’image du rouge du vagin où est littéralement introduit un rouleau de l’écrit avant qu’il ne marque
c’est-à-dire
la voix
avant ce qui est nommé.
Très forte angoisse par moments dans l’atelier.
Je sais que je suis au point de départ d’une série de toiles
qui vont s’inscrire et travailler dans ce lieu.
Soustraction de la lumière
Mais lumière à l’intérieur du tableau
/
Dans le même moment
je travaille le dessin
par des sortes d’écritures noires
recouvertes en partie de blanc + blanc ocre.
Le 6 décembre
J’ai en place quatre tableaux sur toile de lin (154 x 175, format à redéfinir).
Ce sont des couleurs assourdies.
Des rouges
Des gris
Un bleu
Blanc rose + noir
/
Le 28 novembre
Joan Mitchell vient à l’atelier en parlant des dessins noirs et blancs.
Elle me provoque à tenter l’huile.
4 décembre
Je commence sur 20F à l’huile (noir et blanc).
Très grande émotion.
Je ne maîtrise rien.
D’abord une toile est apprêtée et déjà tendue sur châssis, d’autre part l’huile glisse.
Le 5
Un moment de grâce
dans une grande jouissance
à tenir la touche.
La finesse de l’huile et la subtilité de ses effets m’étourdissent.
Une sorte d’ivresse, je vais continuer.
Les résultats sont nuls mais je vais poursuivre, ne serait-ce que pour tenter cette aventure et parce que j’ai envie d’ouvrir d’autres portes que le pastel ou le pigment.
Donc, le 6 :
Si je fais le point
je vais poursuivre :
les grandes toiles sur toile de lien avec pastel
les papiers
les petites toiles 20F à l’huile.
/
Le 9 décembre
Je sens bien que l’impasse du pastel arrive mais je ne sais pas encore donner le change.
Je relâche.
Je ne suis pas assez à l’intérieur.
Je reviens vers Gorky, Agony.
[...]
Je regarde beaucoup et d’un œil neuf la touche de Van Gogh.
Très très forte angoisse.
/
Je sais la nécessité de rester très vigilante sur la tension et la force.
Série de toiles que j’appellerais bien Mélancolie.
J’ai de gros problèmes de fixation, je crois qu’il faudra les mettre sous verre.
Rouge incandescent
Une ligne disparaît, il ne reste que le frottement du pastel.
Je redoute les risques.
/
Le fait que cette série de toiles rouges et sombres n’arrivent pas à être fixées redouble ce sentiment de vacillement et de fragilité intérieure à ces toiles.
Je suis devant un énorme dilemme.
Je sais qu’elles sont justes, exactes, ces toiles, mais je ne peux supporter cette idée, de la non-maîtrise de leur pérennité. D’autre part, dans ce léger toucher de la couleur elle-même, je vois le risque d’un effritement de la force, et la réduction de la complexité du tableau. C’est comme si j’étais arrivé au point ultime de cette technique et de son sens.
Mais je n’arrive pas encore à trancher.
Il me faut le temps d’une maturation.
/
Il se passe beaucoup de choses
très dynamiques
et pourtant
je suis tellement fragile, angoissée.
D’abord le livre d’I relance cette complicité outrée du sentiment
et me donne en même temps les clefs
la clef
pour me permettre de savoir
les limites de mon phantasme.
La visite de Joan très amicale
complice
avec sa volonté de me pousser vers l’huile.
Et pour moi cette inhibition
dont je n’arrive pas à saisir le sens,
cette transgression énorme que je dois opérer pour affronter l’huile.
Aujourd’hui sur le répondeur
message de Joan, très tendre,
pour m’encourager.
/
Mardi
Visite de Joan Mitchell
La question de la peinture à l’huile
Mercredi
Visite d’Alice Pauli
Elle retient une toile.
J’ai passé une semaine, du 15 au 21, très dure. Il semblerait ce matin, lundi 22, qu’une respiration arrive, plus sereine.
[...]
La volonté positive de Joan de me pousser vers l’huile
mais avec une exigence d’arrivée
et une façon de peindre très radicale dans ses principes.
Toile tendue blanche, jus, épaisseur.
Aucun dérivatif à ces lois du tableau qui sont les siennes et qui me pressent de difficultés.
Peut-être aussi l’angoisse de me trouver face à ces inhibitions profondes et aussi devant, peut-être, pour la première fois, la filiation avec une femme dont j’admire l’œuvre et qui me passe quelque chose (qui veut me passer quelque chose) de son savoir, et dont je ne sais comment m’emparer malgré ma fascination. Car comment l’entendre et trouver mon propre mode de travail. Accepter le poids de sa projection tout en acceptant la filiation et en la dépassant.
Très dur.
Toutes ces contradictions ont été reformulées et très violentes.
//
L’OMBRE DU ROUGE OU LA QUÊTE DE LA LUMIÈRE
Entretien avec Olivier Pauli
Olivier Pauli : Cette exposition est placée sous l’emblème du rouge et de son ombre. A quand remonte votre connivence avec cette couleur ?
Monique Frydman : Le rouge est très récurrent dans mon travail. De L‘Ivresse de Noé (1978) aux toiles Le Rouge est mis (1986) Pourpre, Oxyde (1987) et Pourpre Cinabre (1988), il revient souvent. Le rouge, à mon sens, remonte à très loin dans l’histoire de la peinture et il est le lieu inaugural de toute couleur possible. Nous sommes en présence d’une couleur qui va au-delà de l’abstraction et de la figuration.
Je suis convaincue des qualités originaires du rouge que je vois comme la base du tableau, même si elle est recouverte. Ces qualités font d’elle une des couleurs historiques, de l’or des icônes aux pastels rouges de Degas : cette couleur traverse de façon insistante toute l’histoire de la peinture.
J’essaie de retrouver et d’assumer cette filiation qui culmine peut-être dans le Picasso cubiste de 1908 (Trois Femmes ou Poires et Pommes).
Dans ces onze toiles présentées ici, je travaille le rouge par l’ombre du rouge.
Très souvent, cette couleur finit par émerger d’autres tonalités comme le vert, mais aussi le pourpre très foncé ou le gris.
OP : Si le rouge plonge ses racines dans les origines, votre peinture, riche de matière, peut aussi évoquer la terre.
MF : Toutes ces références me gênent un peu. Je ne me reconnais en effet pas en elles, car je n’adhère pas du tout à l’aspect matiériste pour ce qui est de ma peinture. Mes tableaux n’ont rien d’anthropomorphique ni d’organique. Ce que ces peintures recherchent avant tout, c’est 1’ombre de la couleur, à l’exclusion de toutes les autres. Toute forme repérable en est absente, comme dissoute dans la souveraineté de la couleur. C’est à elle de provoquer l’ombre et, au bout du compte, une lumière obscure.
Voilà pourquoi, beaucoup plus qu’une évocation de la terre, le rouge constitue pour moi le lieu où la mémoire est tenue au secret et dont il s’agirait d’extraire les diverses strates. J’essaie de rendre visible l’origine du visible. Et je touche là à une arête d’autant plus délicate et subtile que ce moment où la chose devient visible peut m’échapper très vite.
Le jeu des contraires
OP : Précisément, le sentiment du fugace est très présent dans votre peinture faite d’un dialogue, parfois heurté, entre l’éphémère et le durable, entre ce qui passe et ce qui reste.
MF : C’est dans le sentir de l’éphémère que, pour moi, naît le tableau. Établir cela revient à reconnaître l’existence d’un paradoxe. Je le revendique, car il constitue le moteur de mon travail. Au moment où un tableau est créé, il est fait dans un éphémère qu’il devra ensuite quitter pour vivre et s’inscrire dans la durée. Je suis nourrie de cette contradiction qui est aussi une forme de tension. Elle produit la peinture.
OP : Ces oppositions qui imprègnent votre travail s’expriment jusque dans l’affirmation picturale d’une chose et de son contraire : le rouge et son ombre.
MF : Ma peinture vit de ces oppositions. Je peux les intégrer dans mes tableaux, cela correspond à une attente que j’éprouve pour eux avant de les commencer, à une attitude préexistante au moment de peindre.
Dans cette série intitulée « L’ombre du Rouge », je crois que je suis allée assez loin dans cette démarche où se côtoient la mélancolie, une interrogation plus philosophique aussi et, je l’espère de tout cœur, une forme de jubilation. Si ce dernier élément n’existe pas, la toile est ratée.
OP : Dans l’acte de peindre, quand s’arrête l’intervention de la mémoire de choses vues et éprouvées, et quand commence le lieu de l’imaginaire ?
MF : Chez moi, le visuel et l’image occupent une place très particulière dans la durée du tableau. J’ai lu récemment un texte de Canetti, écrit en 1936, qui m’a beaucoup frappée. Il s’agit d’un éloge d’Hermann Broch où Canetti parle de « mémoire respiratoire ». J’ai trouvé cela passionnant et me suis sentie très concernée. Cette « mémoire respiratoire » évoque pour moi quelque chose dont on ne prendrait acte ni par le regard ni par le son, mais par un autre sens, de nature spatiale, où sentir le monde se ferait à travers une forme de mémoire différente. Cela tient de la pulsation, d’un enregistrement extrêmement aigu de ce qui fait le monde visible.
Le pastel : violence et passion
OP : Une double particularité marque vos peintures. D’une part, elles ont toutes été exécutées sur des toiles de lin. D’autre part, nous ne sommes pas en présence d’huiles mais, comme souvent chez vous, de pastels. On pourrait croire que cette fidélité à cette technique tient d’une option esthétique délibérée, maintes fois réaffirmée chez vous.
MF : Je m’interroge souvent sur le choix de ces matériaux, à savoir les pigments disposés en sous-couches et le pastel. Je ne les travaille pas de façon traditionnelle. En fait, je commets une forme de détournement. Face au pastel, je n’éprouve aucune obéissance, utilisant dans des formats inhabituels et sur des supports – les toiles – pas du tout classiques pour lui.
Je n’hésite pas à lui faire subir des traitements de force en recourant à de gros blocs de couleur. Bref, j’impose une violence d’autant plus aiguë au matériau qu’elle m’est bénéfique : elle me pousse à sortir de mes inhibitions. Vous l’aurez compris : j’inflige au pastel de multiples transgressions.
Ce qui me fascine encore dans ce matériau réside dans sa tactilité et dans les possibilités qu’il m’offre pour rendre l’opacité et le brillant, et pour travailler la raréfaction de la couleur et son contraire, c’est-à-dire sa somptuosité. Je touche aux extrêmes et seul le pastel et tous les moyens – les pigments, la colle – sur lesquels je m’appuie me permettent de les atteindre.