Le présent volume rassemble les écrits de différentes natures que Farhad Ostovani a rédigés depuis une vingtaine d’années. Les uns, qu’on lira dans les deux premières parties, sont des souvenirs, des évocations de l’enfance et de l’adolescence, mais aussi de moments décisifs dans la vie de l’adulte qui les rapporte à son existence actuelle parce qu’il n’en a jamais fini avec les obligations que sa fidélité lui impose. Les autres, occupant les deux dernières parties, sont, d’abord, des récits de la rencontre de l’auteur avec Yves Bonnefoy et du travail qu’ils ont accompli à quatre mains pour leurs ouvrages cosignés, puis, terminant l’ensemble, trois relations du rapport du peintre à d’autres œuvres de musique et de sculpture dans lesquelles il a puisé une part importante de son inspiration d’artiste.
Voici donc un livre tout à fait organique, dont la structure est soigneusement composée par un peintre aussi soucieux d’équilibre dans son écriture qu’il l’est dans ses peintures. Il importe d’en lire les sections dans l’ordre où elles se présentent, en vertu duquel l’histoire personnelle de l’auteur, bouleversée par l’histoire politique de son pays natal, l’Iran des années 60 jusqu’à la révolution de 1979, forme un témoignage à la fois intime à son destin particulier et typique des conditions subies par tous les Iraniens déracinés, souvent errants, qui ont comme lui émigré en Occident. Mais la succession de ces textes ne configure pas seulement l’itinéraire d’une perte et d’une nostalgie quotidiennement souffertes, elle donne aussi à ressaisir la patience d’une recherche orientée, la persévérance d’un travail de connaissance de soi selon la double exigence d’une vocation d’artiste et d’une situation d’exil. Autant la petite histoire d’une destinée singulière est ici traversée par la grande histoire d’un pays entier, autant le chemin d’un peintre sans pareil est ici rapporté aux vicissitudes rencontrées par ses proches, ses amis et ses parents, avec lesquels il partage une même mémoire blessée. Et avancer dans ce livre organisé comme une suite, en tous les sens de ce terme, où les mêmes thèmes sont patiemment repris, et où les notes nouvelles surgissent sur la basse continue d’une vie déchirée mais solidaire, c’est peu à peu entendre conjointement la plainte mélancolique d’une irretrouvable origine et la ténacité d’une irrésiliable appartenance, et autant le courage que la tristesse d’un monde perdu.
(Jérôme Thélot, extrait de la préface)
Les auteurs
Farhad Ostovani est né dans le nord de l’Iran, à Lahijan, en 1950. Il commence à peindre à l’âge de douze ans. Il entre en 1970 au département des Beaux-Arts de l’Université de Téhéran avant d’intégrer l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris cinq ans plus tard, après sa première exposition en 1973 à l’Institut Français de Téhéran.
En 1994, il se lie d’amitié avec Yves Bonnefoy et Bernard Blatter et s’intéresse aux éditions. Il reçoit en 2014 le Grand prix de bibliophilie (prix Jean Lurçat) de l’Académie des Beaux-Arts pour We talked between the rooms, poésie d’Emily Dickinson traduite par Yves Bonnefoy. Son site Internet.
« Et les œuvres de Farhad dans les premiers temps de son travail à Paris sont elles-mêmes la preuve que son regard de peintre n’était alors nullement requis par l’aspect extérieur des choses, couleurs et formes, jeux des couleurs dans les formes, dissolution du souci de l’être dans celui de la composition du tableau, comme ce fut le cas à travers l’histoire de l’Occident chez tant de peintres même paysagistes. Mais ce qu’il faut remarquer aussi, c’est qu’elles montrent que le risque que je disais presque fatal quand on cherche à signifier la présence comme telle existait bien aussi chez ce jeune peintre. » Yves Bonnefoy
Presse
Articles de Didier Ayres (« La cause littéraire ») ; Jean-Paul Gavard-Perret (« lelittéraire.com »).
Article de Laurence Debecque-Michel (« Ligeia ») > cf. fichier PDF ci-après.
Extraits
Quand j’ai commencé à écrire, je n’avais pas du tout l’intention de rédiger un livre de souvenirs. Je projetais d’écrire un livre de recettes de cuisine de l’Iran du nord : les plats que ma grand-mère faisait, ceux que j’ai aimés au temps de mon enfance et dont je voulais me souvenir.
Je réfléchissais à ce livre depuis un bon bout de temps et j’en parlais à une amie, Florence, qui est une excellente cuisinière, aussi compétente qu’un critique gastronomique. Ce projet l’intéressa et c’est elle qui me suggéra l’idée d’inclure des illustrations dans le livre, des dessins que je ferai. Ce qui conduisit à envisager aussi de faire précéder chaque recette d’une petite histoire qui aiderait à en comprendre la signification, de brefs souvenirs de mon enfance dans le nord de l’Iran, d’où venaient mes parents et mes grands-parents, où j’étais né et où nous passions ensemble nos vacances quand j’étais jeune.
Ce livre de recettes commença à prendre forme en 2005. Je me mis à écrire les petites histoires pour chacune des recettes, et nous eûmes une première réunion dans l’appartement de Florence, elle, moi et une amie commune, Ha. Florence prit son ordinateur, notait et me posait des questions, pendant que je préparais le plat avec l’aide de Ha. C’était un travail exigeant, et nous ne sommes venus à bout que de deux recettes ce premier soir. Après avoir goûté nous-mêmes les plats, je les passai à ma sœur pour qu’elle les goûte à son tour et me dise ce qu’elle en pensait (elle est un chef de premier ordre dans le domaine de la cuisine iranienne).
Au printemps de cette année, je tombai malade et je dus subir une grave opération. À cause de ce problème de santé, mon projet de livre de recettes recula dans la liste de mes priorités. Au cours de ma longue convalescence, Yves et Lucy Bonnefoy me rendirent visite. Nous allâmes déjeuner et fîmes ensemble une longue promenade que l’on me conseilla ensuite de faire chaque jour. Ce fut au cours de cette promenade qu’Yves me demanda si j’avais jamais écrit quelque chose. Je lui parlai de mon projet de livre de recettes et des très courts souvenirs qui devaient l’accompagner. Yves Bonnefoy me demanda de lui envoyer quelques uns d’entre eux. Je lui en envoyai, avec certains autres écrits que j’avais rédigés et que mon ami Robert avait déjà revus en anglais.
La fois suivante, chez les Bonnefoy, dans leur appartement de la rue Lepic, confortablement installés devant nos apéritifs, bavardant à propos de ceci ou cela, Lucy commença par expliquer précisément les différentes qualités de chacun des whiskies et de son fameux cocktail avec du ginger ale. Puis Yves dit : « Bon, j’ai lu les quatre textes que vous m’avez donnés. Avec seulement trois autres, vous en aurez assez pour faire un petit livre ». Et il sourit doucement.
J’étais bien sûr flatté par ce signe d’approbation mais je protestai, je n’étais pas un écrivain. Je n’avais fait que mettre sur papier ce qui me venait aisément à l’esprit, ce qu’assez clairement je me remémorais. Mais il continua : « Justement ! Vous ne devez pas prétendre être un écrivain mais écrire ce qui vous vient à l’esprit, le prendre sans vous inquiéter ni insister… en étant un écrivain ou en écrivant un roman, un livre. Ce que vous écrivez semble être fait sans effort, sans contention ni prétention. »
Je continuai d’écrire. Comme il s’agit presque toujours de souvenirs, l’écriture est devenue une partie de mon travail, qui accompagne ce que je peins. Pourquoi peindre le mûrier blanc du jardin du Luxembourg ? Pourquoi réaliser des séries inspirées par des œuvres de Jean-Sébastien Bach, les Suites pour violoncelle ou les Variations Goldberg ? Pourquoi le jardin d’Aliof ? Oui, l’écriture est bien devenue la compagne de mes peintures en abordant le grand thème de la mémoire.
Entre-temps, la cuisine de l’Iran du nord est devenue un sujet à la mode dans le monde de l’édition, avec un grand nombre de publications qui l’abordent. Et l’UNESCO a souhaité ajouter, en 2015, le nom de Rasht, la capitale du Gilân, l’une des provinces de l’Iran du nord, à sa liste des quarante-sept villes les plus « créatives » du monde en matière de gastronomie. Je peux toujours me réconforter en me disant que j’ai précédé cette mode ! Quoi qu’il en soit, l’idée de préserver les recettes des plats de mon enfance a perdu de son urgence.
Le présent livre réunit des textes et des esquisses sur des sujets qui ont hanté ma mémoire, certains depuis presque un demi-siècle.