Le travail de Jean-Louis Bentajou - sa pensée en peinture - est une traversée de « l’Insaisissable » dont le foyer vivant est la couleur. Conscient de ce qui se perd dans le passage vers l’image lorsque la peinture privilégie le modèle et s’y enferme, Jean-Louis Bentajou oppose résolument un acte libéré de tout asservissement au motif pour rejoindre « le présent qui vient et se retire ». La main de l’artiste déjoue ainsi le piège de l’œil pour recréer, entre ses touches, l’événement primordial où vibre la couleur, réinstaurant un rapport sensible au monde au-delà de toute forme arrêtée. S’ouvre alors un espace profond où le dedans du corps rejoint l’extériorité : un « intérieur-toujours-plus-loin », un « horizon-comme-soi-même ».
Défaire, éloigner, réduire la forme jusqu’au seuil du perceptible pour ne pas « se perdre dans l’image ». Jean-Louis Bentajou combine les échos au seuil vibrant de ce champ ouvert par la couleur, qui n’est jamais que « relation, fuite, insaisissable ». Posant des mots sur cette poursuite obstinée, l’auteur circule dans ses observations sur la peinture et sur l’art de peindre comme il le fait avec le pinceau, par touches qui se répondent et se combinent sans se refermer sur des vérités figées. La tâche du peintre se pense comme se réfléchit la couleur : sous la forme de brèves méditations qui échappent à la théorie et qui cheminent à travers l’œuvre des autres artistes - Mondrian, Matisse, Brancusi et d’autres - pour penser avec ou contre eux le rapport de la couleur et de l’espace, en un dialogue qu’approfondit la multitude.
Déjouant tout dogmatisme, les écrits de Jean-Louis Bentajou sont une invitation à penser, un geste qui diffracte et qui libère. « Si j’ai fini (à cause de mon métier) par détester les discours, ce n’est quand même pas pour les remplacer par une rhapsodie de notes. Il me faut trouver une autre cohérence plus favorable à l’imprévu de la pensée. Faire tourner l’idée, recenser la multiplicité de ses aspects. Je voudrais, comme dans la peinture, suspendre les hiérarchies, les conclusions. Substituer un œil de mouche à l’œil de base. »
Deux sections composent cet ouvrage : « L’Insaisissable » est un recueil de textes courts sur le travail du peintre cherchant à comprendre la direction de son art, à rebours de la forme et au fond de la couleur - textes qui ne se referment pas puisque chacun est confronté à une « apostille » qui le relance. La deuxième section, « Le carnet des couleurs oisives », poursuit ce travail sous la forme de notations, souvent aphoristiques, qui se détachent de toute vérité fixée. L’ensemble participe de cette quête incessante où, d’échos en diffractions, s’élargit le regard dans un mouvement dirigé vers les « couleurs oisives » - car « en toutes circonstances, la vie est pure oisiveté. » (Leopardi)
Ouvrage publié en coédition avec la Librairie Ombres blanches (Toulouse).
Cet ouvrage est le second consacré à Jean-Louis Bentajou dans la collection « Écrits d’artistes », après Le Bleu des lointains, précédé de Lointains de la couleur par Bernadette Engel Roux.
Les auteurs
Jean-Louis Bentajou vit dans la région toulousaine. Professeur de philosophie aujourd’hui à la retraite, il ne cesse de peindre, de travailler la couleur. Car c’est la recherche toujours plus intense des aspects, des formes, des visages de la couleur qui meut le pinceau de cet artiste.
« Penser en peinture : vivre pendant plusieurs mois en compagnie d’un essaim de couleurs, les tourner, les retourner jour après jour, les essayer l’une contre l’autre jusqu’à ce que chaque touche s’ajuste à toutes les autres. Comme à ce moment de conjonction furtif où l’eau et le soleil entrant en coïncidence, le ventre d’un poisson, jusque là invisible, brille dans un éclair blanc. » Jean-Louis Bentajou.
Presse
André Hirt, Opus 132
Extraits
Une peinture appartient à tous, à condition de toucher chacun dans ce qu’il a de plus intime.
Universelle sans cesser d’être unique. Comme si on finissait par s’apercevoir qu’elle tenait à toutes choses. Comme la pierre à la voûte pour laquelle elle est taillée.
*
Dans cette espèce si particulière de parole je désire la part de terre. Tout ce qui fait du tableau une presque chose, un sens égal à son corps. Sa fragilité et sa disparition toujours possible. Tout ce qu’il impose comme précautions pour le voir, la couleur des murs, l’éclairage, etc.
*
Ce qu’un peintre voit n’est pas ce qu’il regarde. Il ne peut le montrer qu’en le faisant.
*
Tous ces peintres qui sacralisent le motif comme s’il était le garant suprême : « la réalité », disent-ils ! Le point idéal de cristallisation. Pour moi la réalité, le motif, ce sont tous les moments sensibles de ma vie ; ce qu’elle a été ; ce qu’elle est ; l’indéfini qui la contient.
*
En perdant le monopole des images, la peinture a perdu ses fonctions, ses raisons d’être. On ne lui demandera plus rien. Délogée (ou délivrée ? ) de toutes les croyances, que viendrait-elle faire dans nos vies ? Et dans celle du peintre qui s’obstine ? Pourtant, à tous ceux (je ne nie pas leur nécessité, ni leurs compétences) qui desservent la grande machine à distraire et prétendent que la peinture a fait son temps, qu’elle est maintenant impossible, je réponds que c’est justement ça, sa matière, que c’est à l’impossible qu’elle puise.
*
La peinture que je cherche ne montre rien de déterminé. Des qualités en lévitation, sans attribution. Comme autant de pivots en attente pour des métaphores imprévisibles. Des états, des adjectifs qui vont à la rencontre d’on ne sait quoi.