Francis Bacon intrigue. Il est le peintre de la violence, de la dislocation et du cri, qu’il déploie dans de grands triptyques. Ses œuvres choquent souvent, mais toujours fascinent. Au cours d’entretiens menés entre 1964 et 1992, l’artiste se prête au jeu des questions réponses et se dévoile peu à peu. Bacon parle de sa peinture, de son admiration pour les œuvres de Picasso et de Vélasquez, de Buñuel et d’Eisenstein. Il exprime son opinion sur l’art contemporain, qu’il n’aime pas, et sur l’art abstrait, qu’il déteste. Il défend passionnément ce qu’il aime, n’hésite pas à corriger ses interlocuteurs, se lançant parfois dans une joute verbale pour affirmer son point de vue d’artiste.
Et puis il y a l’homme, cet homme vieillissant à l’intrigante allure de jeune homme, avec son passé irlandais et son expérience de la guerre, sa vision de la vie et de la mort. Un homme qui a aussi ses faiblesses. Bacon fait part de ses doutes : il pense ne pas savoir dessiner, ne pas plaire au public. Il ne veut plus revoir ses tableaux. Autant de confessions qui tracent les contours d’un être atypique, dont l’œuvre n’en finit pas de captiver.
Photographies de Marc Trivier (vues de l’atelier, 1980-1981).
Préface de Yannick Haenel.
Les déclarations de Francis Bacon sont toujours radicales. Lorsqu’il parle, il ne se situe pas à côté de sa peinture, ni même face à elle : il est à l’intérieur de la peinture, il continue de la vivre – il peint.
Ainsi la parole de Francis Bacon, comme chacun de ses tableaux, transmet-elle une sensation de présence immédiate. Pas seulement celle d’un artiste en train de s’expliquer sur ses goûts, sur sa méthode et ses éventuelles idées, mais celle d’un être aux prises avec la vie et la mort, avec le temps et l’espace, avec la souffrance et la joie.
Le volume de ses entretiens avec David Sylvester, L’Art de l’impossible, est un classique. Ces Conversations en sont un supplément idéal : glanés au fil des entretiens qu’il a pu accorder, notamment lorsqu’il était de passage à Paris, ses propos y sont plus vifs encore, plus joueurs, plus insolents.
Contrairement à David Sylvester, qui aimait et comprenait l’œuvre de Francis Bacon, ses interlocuteurs d’occasion sont parfois remarquablement lourds ; c’est alors un régal : la parole ironique de Bacon est encore plus vivante, elle se déploie comme celle d’un fauve.
(…)
Alors de quoi parlent ces entretiens ? De peinture, bien sûr – c’est-à-dire de l’affirmation du regard. Du combat pour que survive le regard. Toutes les époques désensibilisent ; la nôtre en est arrivée à dévitaliser chacune de nos sensations. Écouter la parole d’un peintre, c’est s’accorder à la possibilité, aujourd’hui, de transmettre du vivant.
Il faut tenir le plus grand compte des déclarations d’un artiste comme Bacon : elles se donnent comme le témoignage direct d’une expérience de peinture menée avec la plus grande rigueur. Peu importe le folklore dont il a cru bon d’entourer cette expérience, folklore alcoolisé dont son intelligence savait qu’elle plaisait à la presse, et lui assurait la tranquillité d’un cliché.
Qu’un artiste puisse être le plus délicat des êtres, qu’il évolue continuellement parmi les nuances, qu’il passe son temps à prendre des décisions imperceptibles, autrement dit que sa vie se joue sur le plan de la pensée (dans cette dimension que Bacon nomme le système nerveux, ou Artaud le « pèse-nerfs ») ; et que par ailleurs il soit saisi, lorsqu’il ne peint pas, par une frénésie libératoire, emporté d’ivresse, et dansant sur lui-même au cœur d’un rire qui vous éclabousse, qu’y a-t-il de contradictoire ?
Un grand artiste ne s’arrête jamais, sa soif est plus vaste que le monde ; son désir est plus intense, son angoisse plus forte, sa jouissance plus subtile que les gratifications qu’une journée humaine est capable de lui accorder. Les matins, les soirs, les nuits s’enchaînent sans répit, écriture ou peinture, concentration, épuisement, montées de parole, vertiges, éblouissements de la matière qui se donne et des mots qui s’ajustent.
Le programme de Bacon est clair : il s’agit de « restituer le sujet dans le système nerveux ». À chaque entretien, il répète obsessionnellement sa visée : « saisir » et « donner à voir » la vie dans sa complexité. Parfois il cite, à l’appui d’une telle limpidité, certains petits dessins de Seurat. Il lui arrive de parler de « la vie refaite, remémorée et redonnée », et l’on entend alors palpiter en filigrane la phrase merveilleuse de Proust : « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature. »
Les entretiens s’enchaînent, on entend derrière la voix de Bacon un grand silence qui vibre, celui des troncs, des lavabos, des plafonds, une sorte de sagesse précise, très folle, très calme : l’acuité du génie qui détient une formule sur laquelle il renonce à s’expliquer.
(…)
Y.H.
Les auteurs
Francis Bacon (1909-1992) est un peintre anglais, notamment connu pour ses triptyques. Après une brève carrière de décorateur, il se met à peindre, inspiré par une exposition des dessins de Picasso. Autodidacte, il commence à attirer l’attention avec ses "Crucifixion", puis avec ses triptyques, qui comptent parmi les œuvres les plus chères au monde. Ses peintures reflètent son admiration pour des artistes comme Vélasquez et affichent un goût pour la distorsion et la violence.
Yannick Haenel est né en 1967 à Rennes. Il a fondé la revue littéraire « Ligne de risque » qu’il coanime depuis 1997 avec François Meyronnis. Il publie son premier roman aux éditions de La Table Ronde : Les Petits Soldats (1997), puis de nombreux autres aux éditions Gallimard dans la collection « L’Infini » : Introduction à la mort française (2001), Évoluer parmi les avalanches (2003), Cercle (2007, prix Décembre et prix Roger-Nimier), Jan Karski (2009, prix du roman Fnac et prix Interallié), Les Renard pâles (2013), Tiens ferme ta couronne (prix Médicis, 2017), Papillon noir / Longer à pas de loup (2020), Le Trésorier-payeur (2022). Il est aussi l’auteur de plusieurs essais, dont La Dame à la licorne. À mon seul désir au éditions Argol (2005), La Solitude Caravage chez Fayard, réédité chez Gallimard (2019, Prix Méditerranée) et Bleu Bacon aux éditions Stock (2024). Il publie enfin deux volumes d’entretiens, dont Poker avec Philippe Sollers, chez Gallimard (2005). Ses livres interrogent le nihilisme, l’Histoire, mais aussi la possibilité d’un érotisme contemporain. Dans chacun de ses romans, un personnage rompt avec la société et découvre une liberté nouvelle.
Presse
Didier Ayres (« La cause littéraire ») ;
Jean-Paul Gavard-Perret (« Le salon littéraire » ; « le littéraire.com » ; « De l’art helvétique contemporain ») ;
Matthieu Gosztola (« La cause littéraire ») ;
Philippe-Emmanuel Krautter (« Lexnews ») ;
Fabien Ribery (« L’Intervalle ») ;
Sixtine de Thé (« En attendant Nadeau »).
Entretien avec Yannick Haenel (France Culture : « Le réveil culturel »)
Pascal Bonafoux (« Art absolument »)
Alexia Lantamaestrati (« L’Œil »)
— voir PDF ci-après.
Extraits
I.
On peut essayer de profiter de la vie – et espérer continuer à en jouir de différentes façons. Qu’y a-t-il d’autre ? Pour parvenir à cette jouissance, il faut la plus grande liberté possible de façon à pouvoir se trouver. Valéry le dit très clairement : Ce que nous voulons aujourd’hui c’est la sensation sans intermédiaire. C’est très précis n’est-ce pas ? À part ça, il ne nous reste qu’à observer notre propre décrépitude dans l’intervalle qui sépare la naissance de la mort. Vous vous rappelez ce steak que nous avons mangé tout à l’heure ? Eh bien c’est comme ça. Nous vivons l’un de l’autre, l’ombre de la viande morte pèse sur nous dès notre naissance. Je ne peux jamais regarder de côtelette sans penser à la mort – tout ça doit probablement sonner très pompeux…
Comme Nietzsche je crois que l’homme doit se transformer. Nous allons courtiser médecins et scientifiques dans l’espoir de nous renouveler et nous modifier. Mais il faudra du temps avant que leur fond religieux leur permette d’agir librement.
La séparation entre les sexes, pour une bonne part, a été inventée. Relativement peu de gens sont attirés seulement par l’un ou l’autre sexe. Quant aux autres, ils attendent que quelque chose leur arrive. Mais la société a essayé d’établir des différences morales. Il faut que nous ayons la liberté de flotter et de nous trouver nous-mêmes à nouveau.
J’ai délibérément essayé de me déformer, mais je ne suis pas allé assez loin. Mes peintures, si vous voulez, enregistrent cette distorsion. La photographie a tellement occupé le terrain que l’image peinte n’est intéressante que si elle est déformée et attaque ainsi directement le système nerveux. C’est la difficulté propre à la peinture figurative aujourd’hui. Je tente de recréer telle ou telle expérience avec une force accrue, désirant la revivre avec une nouvelle intensité. En même temps j’essaie de garder un lien très fort entre l’expérience originale et l’expérience recréée. Alors il y a toujours le désir de rendre le jeu un peu plus compliqué, de bousculer à nouveau la tradition. L’art abstrait c’est une libre fantaisie à propos de rien. Or rien ne vient de rien. On a besoin de l’image pour accéder aux plus profondes sensations, et on a besoin du mystère de l’accident et de l’intuition pour créer cette image. Cézanne a forgé peu à peu un système correspondant à sa volonté de capter les images qui le touchaient. Le Cubisme a été une sorte de décoration à partir de Cézanne – bien que créant aussi quelques belles choses. Maintenant je veux avant tout faire des portraits, car on peut les faire en dehors de tout souci d’illustration. C’est un jeu risqué fait de chance, d’intuition et de maîtrise. L’art vrai est toujours maîtrisé, peu importe ce qui vient du hasard.
L’homme est hanté par le mystère de son existence ; il est donc bien plus passionné par la représentation de sa propre image, dans son monde, que par le bel amusement de la meilleure abstraction. Avec le Pop art, on prend son pied. Avec le grand art aussi, mais il ouvre également les soupapes de l’intuition et de la perception quant à la condition humaine, de façon bien plus profonde.
Il y a une autre voie, je crois, qui conduit à toutes sortes de possibilités, probablement d’une intensité moindre – des sortes de formes organiques créées à partir du monde humain et animal. Elles ont bien sûr déjà été suggérées par de nombreux artistes – Picasso, Brancusi, Moore – et j’ai essayé quelque chose de ce genre dans mes Trois études de figures au pied d’une crucifixion. Le Pop et l’art abstrait sont une espèce de voie moyenne. Mais l’art vrai, aujourd’hui plus que jamais, est très proche du document brut qu’il transforme de façon à libérer et approfondir les voies de l’intuition et de la sensation.
II.
Francis Bacon, dans votre entretien avec David Sylvester, vous dites deux choses très saisissantes. Vous dites : « Comment puis-je prendre un intérêt à mon travail alors que je ne l’aime pas ? ». Puis, un peu plus loin, vous dites redouter de travailler face à votre modèle, parce que vous craignez qu’il ne ressente la sorte de blessure que vous êtes en train de lui infliger…
Vous savez, ces deux choses, je les ai dites il y a six ans ou plus. J’ai changé depuis, j’ai changé d’idée. C’est vrai que souvent je n’aime pas du tout mes tableaux, mais il y en a que j’aime quand même.
Pourtant vous en avez détruit un grand nombre.
Oui, beaucoup.
Et, d’autre part, cette attitude fondamentale vis-à-vis de votre modèle, cette espèce d’iconoclasme figuratif que vous pratiquez n’a pas changé non plus. Ce qu’on peut alors se demander c’est : comment peut-on travailler, comment peut-on peindre – et particulièrement peindre des êtres vivants – à partir d’un mouvement qui est un mouvement de recul, de refus, de négation, un mouvement, dirait-on, d’hostilité ?
Il n’y a rien d’hostile, là-dedans. Simplement, je peins les gens que je connais très bien, les amis que j’ai connus pendant des années et dont je connais très bien la structure du visage. J’aime mieux travailler sans qu’ils soient là parce que, quand je fais un portrait, je ne cherche pas à faire une illustration, je cherche à faire quelque chose qui soit complètement hors de l’illustration. Je commence de la même façon qu’un artiste abstrait – bien que je n’aime pas l’abstrait, pas du tout -, c’est-à-dire que je commence à faire des taches, des marques et si, tout d’un coup une tache me semble offrir une suggestion, alors je peux commencer de bâtir sur elle l’apparence du sujet que je voudrais saisir. Je voudrais faire des portraits à partir d’éléments qui ne soient pas du tout illustratifs. C’est pour cela que je ne veux pas que les modèles soient présents. Souvent, ce sont des mais à moi qui ne sont pas du tout intéressés par la peinture et qui croient qu’on se livre à leur égard à une sorte d’hostilité. Vous savez, les gens sont très vaniteux, ils croient qu’on veut les enlaidir. Mais ce que je veux faire, c’est restituer le sujet dans le système nerveux, c’est le rendre aussi fort qu’on le trouve dans la vie.
Vous voulez dire que tout se passe comme si vous retrouviez la véritable présence d’un être à partir d’accidents ? Un peu comme dans la vie quand, par hasard, une chose arrive, le souvenir d’un trait, d’une expression, qui vous fait saisir la réalité vivante d’un être plus fortement que ne le ferait une représentation purement figurative et conventionnelle de cet être ?
Oui, mais je voudrais quand même que ce soit un portrait de mon modèle. Mais c’est ce qui est difficile à faire, peut-être même impossible. Je crois pourtant que je suis arrivé, parfois, à faire vraiment des ressemblances, mais d’une manière tout à fait autre qu’une illustration.